Russie et Corée du Nord : une même stratégie de contournement des sanctions?

Tandis que l'Union européenne multiplie ces dernières années les sanctions à l'encontre de la Russie et de la Corée du Nord, les deux pays s'efforcent de leur côté, au grand dam de l'UE, de multiplier les stratégies de contournement.


Le président russe et Kim Jong-un lors d'une visite du cosmodrome de Vostochny, septembre 2023.La Russie et la Corée du Nord font partie des pays à l’encontre desquels l'Union européenne a imposé ses sanctions les plus dures. Ce qui leur est reproché tient autant aux violations des droits humains qu’à la menace que ces deux pays posent pour la paix mondiale. Concernant la Corée du Nord, son programme nucléaire représente un obstacle pour un régime mondial de non-prolifération, objectif dont l'UE et l'ONU sont toutes deux porteuses. La Russie, elle, est accusée par l'UE de menacer la stabilité en Europe par son agression injustifiée de l'Ukraine. Mais, depuis plusieurs années, l'UE est confrontée à un contournement de ses sanctions par la Russie et la Corée du Nord, parfois même toutes deux en collaboration.

Russie : un régime accablé par la multiplication des sanctions

Les premières sanctions à l'encontre de la Russie remontent à mars 2014, en réponse à son annexion illégale de la Crimée cette même année. Elles concernent alors une trentaine de responsables russes et ukrainiens, accusés par l'UE de violer l'intégrité territoriale de l'Ukraine. Ces premières sanctions consistent en un gel des avoirs et une interdiction d'entrer dans le territoire de l'UE pour les responsables désignés, et s’accompagnent d'une annulation par le Conseil européen du prochain sommet UE-Russie. Au fil des mois, puis des années, l'UE a multiplié les sanctions économiques et politiques visant la Russie, et ce pour diverses raisons, notamment en lien avec la situation en Ukraine mais aussi avec des questions de violations des droits de l'homme. En septembre 2014, la signature des accords de Minsk laissait espérer une cessation des hostilités en Ukraine orientale. Il n'en fut en réalité rien : le cessez-le-feu décidé par les accords ne fut respecté par aucune des deux parties et le conflit continua les années suivantes. Dans ce contexte, l'UE n'a eu d’autre solution que de proroger les sanctions, pourtant censées être temporaires, et même de les étendre à de nombreux autres responsables russes, et de diversifier les domaines touchés. A la suite de l’invasion à grande échelle de l'Ukraine, le 24 février 2022, l'UE a adopté pas moins de neuf trains de sanctions visant la Russie au cours de l’année. En mars 2024, en réaction à la mort en prison de l'opposant Alexeï Navalny, l'UE a imposé de nouvelles sanctions, notamment à l'encontre de deux colonies pénitentiaires russes reconnues coupables de violations des droits de l'homme, sanctions se traduisant par un gel des avoirs des responsables de ces entités pénitentiaires ainsi qu’une interdiction de pénétrer le territoire de l’UE pour leurs administrateurs.

Comme pour celles imposées à la Corée du Nord, les sanctions qui touchent la Russie consistent en grande majorité en sanctions économiques visant divers secteurs, tels que la finance, les transports, l'énergie ou les technologies. Les sanctions financières comprennent une restriction de l'accès de la Russie au marché des capitaux de l'UE, ainsi qu'une interdiction de transactions avec la Banque centrale russe. En mai 2024, le Conseil Européen a décidé de récupérer les dividendes des avoirs gelés russes : en juillet 2024, le premier versement à l’Ukraine grâce à ces recettes a ainsi atteint 1,5 milliard d’euros. Les sanctions dans le secteur énergétique consistent en une interdiction des importations par l’UE de pétrole et, partiellement, de gaz russe. Pour le secteur technologique, un embargo sur l'exportation vers la Russie d'armes, de drones et de composants informatiques a été décrété. Mais les sanctions sont aussi de nature politique, comme en témoignent la suspension de l'accord sur les visas en 2022, la fin des sommets bilatéraux et multilatéraux entre les membres de l'UE et la Russie et l'interdiction de plusieurs organes de désinformation soutenus par le Kremlin.

Une volonté de contenir la Corée du Nord et ses ambitions nucléaires

Il est aujourd'hui de notoriété publique que la Corée du Nord développe depuis des décennies un programme nucléaire, qui met à mal le régime de non-prolifération et de désarmement encouragé par l'UE. Ainsi, tout comme la Russie, c'est le danger pour la paix que représente la politique de la Corée du Nord qui est reproché à cette dernière. L'UE a imposé des sanctions à Pyongyang depuis maintenant presque vingt ans : en novembre 2006, elle a adopté des mesures restrictives directement tirées de celles adoptées par le Conseil de sécurité des Nations Unies, concernant notamment un gel des avoirs des personnalités nord-coréennes impliquées dans le programme nucléaire. Comparativement à ce qu’elle impose à Moscou (quantité de sanctions, nombre de personnes visées), l’UE reste assez modérée à l’égard de la Corée du Nord. Au travers de ces sanctions, l'UE espère pousser la Corée du Nord à abandonner ses programmes nucléaires et balistiques, ainsi qu’à renoncer à ses armes nucléaires et de destruction massive. A ce jour, Pyongyang a réalisé six essais nucléaires, lesquels ont systématiquement été suivis de sanctions par l'UE : en 2006, en 2009, en 2013, deux en 2016, et le dernier en 2017. En mai 2024, l'UE a adopté un nouveau train de sanctions, cette fois pour condamner le soutien militaire que porte la Corée du Nord à la Russie en Ukraine.

Les sanctions européennes consistent majoritairement en une interdiction de pénétrer le territoire de l'UE pour les personnes et entités impliquées dans le programme nucléaire nord-coréen, un gel de leurs avoirs, mais également une restriction sur les investissements et les échanges commerciaux, et une suspension de la coopération scientifique et technique.

Contourner les sanctions en cherchant de nouveaux partenaires et en coopérant bilatéralement

Sous le coup des quinze trains de sanctions européennes qui se sont accumulés depuis ces dernières années, l'économie russe commence à être fortement déstabilisée. Elle cherche donc à se tourner vers de nouveaux partenaires, à l’exportation comme à l’importation, afin de compenser la perte du partenaire européen. En 2023, la Chine est devenue le principal fournisseur de biens essentiels pour la Russie, notamment en ce qui concerne les composants électroniques et les circuits intégrés, essentiels à la production militaire. D'autres pays ont aussi profité de ces sanctions pour augmenter leur part de marché : la Turquie et Hong-Kong sont devenus des fournisseurs de premier plan de biens technologiques avancés, eux aussi essentiels au secteur militaire russe. Les sanctions radicales de l'UE et des États-Unis sur le pétrole ont également obligé la Russie à chercher de nouveaux clients (en particulier en Asie, dont la Chine et l’Inde) quitte à leur vendre son pétrole à prix réduit. Ainsi, malgré une augmentation des volumes de pétrole vendus, la Russie a subi une lourde chute de ses revenus en 2023.

La Corée du Nord, elle, contourne les sanctions en passant principalement par la Chine, cette dernière se révélant peu encline à appliquer de manière consciencieuse les sanctions décidées par l'UE et l'ONU. Ainsi, par l’intermédiaire de plusieurs entreprises chinoises situées dans les provinces de Shenyang ou de Tianjin, la Corée du Nord réussit depuis plusieurs années à importer des biens électroniques essentiels, tels que les semi-conducteurs. Les fournisseurs principaux de composants et biens électroniques à la Corée du Nord sont la Chine, la Russie et les pays d'Asie du Sud-Est. Afin de ne laisser aucune trace de transactions et de cacher ce contournement flagrant des sanctions, la Corée du Nord paye exclusivement en espèces et en dollars américains, et utilise parfois de faux comptes bancaires. Grâce à ces importations de composants et biens électroniques, la Corée du Nord fabrique des smartphones et des téléviseurs qu'elle écoule en utilisant les mêmes canaux illégaux de transactions que pour ses importations, ce qui lui permet de combler les déficits économiques causés par les sanctions. Une autre stratégie de contournement utilisée par le régime est l'envoi de travailleurs nord-coréens à l'étranger, notamment en Chine et en Russie, afin de gagner des devises étrangères, qui vont aider son programme nucléaire.

La Chine constitue un facteur commun dans le contournement des sanctions, essentiellement en étant un fournisseur majeur de composants électroniques pour la Russie et la Corée du Nord, et une source de devises étrangères pour la Corée du Nord. Mais elle n'est pas l'unique point commun de ces deux pays, et l'on peut observer depuis plusieurs années déjà un rapprochement entre les deux États, rapprochement qui constitue une aide supplémentaire au contournement. La guerre d’ampleur en Ukraine a constitué un facteur important de rapprochement, occasion inespérée pour Pyongyang de financer son programme nucléaire : en effet, l'envoi de « main-d’œuvre » nord-coréenne sur le front ukrainien ainsi que la vente illégale de missiles nord-coréens à la Russie représentent un marché gagnant-gagnant pour les deux pays : d'une part, cela permet à la Russie de contourner les interdictions d'exportations d'armes vers son territoire et lui apporte un appoint appréciable en soldats ; d'autre part, cela aide la Corée du Nord à accumuler des devises étrangères, et ce en violation des sanctions, voire à se fournir en armes auprès de son partenaire russe.

Sources principales :

  • Conseil européen, « Sanctions de l'UE à l'encontre de la Russie », 28 octobre 2024.
  • Conseil Européen, « Sanctions de l'UE à l'encontre de la Corée du Nord », 4 juin 2024.
  • Vasily Astrov, Artem Kochnev, Lisa Scheckenhofer, Vincent Stamer et Feodora Teti, « Monitoring the Impact of Sanctions on the Russian Economy », EconPol Policy Report 47, février 2024.
  • 문동희, « La Corée du Nord contourne les sanctions en important des produits et pièces électroniques et en développant des appareils), DailyNK, 8 mai 2024.
  • 박상현, « La Corée du Nord, plus proche de la Russie en raison de la guerre en Ukraine… Comment cela pourrait représenter une opportunité d’obtenir des devises étrangères »), YonhapNews, 23 août 2022.

 

 

Vignette : Le dirigeant suprême nord-coréen Kim Jong-un lors d'une visite du cosmodrome de Vostochny, avec le président russe Vladimir Poutine le 13 septembre 2023 (copyright : Kremlin.ru).

 

* Enora Filoche est étudiante à l’INALCO en Master 2 Relations Internationales spécialisation langue coréenne, et possède un intérêt particulier pour les enjeux de politique et de droits humains en Corée du Nord.

Pour citer cet article : Enora FILOCHE (2025), « Russie et Corée du Nord : une même stratégie de contournement des sanctions? », Regard sur l'Est, 17 février.

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