Tadjikistan: Le poids socio-économique et politique des travailleurs émigrés

Il est admis que les travailleurs migrants tadjiks forment depuis le milieu des années 2000 la clé de voûte du système socio-économique du Tadjikistan. En revanche leur implication, parfois bien involontaire, dans la politique extérieure et intérieure de leur patrie, constitue une nouvelle donne susceptible de modifier le cours de l’élection présidentielle tadjike à l’automne.


Le Tadjikistan est un pays pauvre et lourdement endetté. Des experts du Fonds Monétaire International (FMI) ont analysé la situation financière de seize banques commerciales, deux banques de crédit, trente-quatre banques de dépôt et quarante-quatre organisations spécialisées dans l’octroi de microcrédits au Tadjikistan. D'après ce rapport, l’économie tadjike s’enfonce jour après jour dans le chaos. Dans son classement 2012/2013 sur la compétitivité globale, le Forum économique mondial livre un diagnostic similaire, estimant que le risque de faillite dans ce pays est élevé.

À cette situation économique dégradée s’ajoutent des maux endémiques: la corruption généralisée jusqu’au plus haut sommet de l’État, les tensions entre l’administration centrale et la province, aux mains de clans locaux puissants, le voisinage difficile avec l’Ouzbékistan, le trafic de drogues depuis l’Afghanistan. Ces facteurs réduisent à néant tout espoir d’une vie meilleure au pays et les Tadjiks partent sans cesse plus nombreux vers d’autres cieux, en particulier vers la Fédération de Russie[1]. Acteurs engagés de la scène économique et sociale dans leur pays, les émigrés tadjiks sont aussi devenus, depuis 2012 et bien malgré eux, les protagonistes des relations diplomatiques entre Moscou et Douchanbé.

La manne financière et son revers de la médaille

À l’issue d’une récente mission au Tadjikistan, le FMI concluait que l’économie du pays dépendait fortement des transferts d’argent. Selon ses estimations, plus de deux millions de Tadjiks travaillent actuellement en Russie. Comme les autres travailleurs immigrés, ils sont appelés en russe « gastarbaïtery ». Essentiellement employés dans le bâtiment, l’agriculture, la maintenance et les services (gardiens d'immeubles), ils permettent de réinjecter annuellement dans l’économie nationale près de quatre milliards de dollars, soit 50 % du PIB. Si cette manne financière contribue incontestablement à la stabilisation macroéconomique du Tadjikistan et à l’endiguement de la pauvreté, elle induit en revanche un coût social très élevé. Outre le fait que les gastarbaïtery vivent et travaillent en Russie dans des conditions difficiles voire périlleuses[2], leur exode massif sape, tel un cycle infernal, les fondements de la société tadjike, à commencer par la cellule familiale.

En l’absence des hommes, « une grande partie des problèmes repose sur les épaules des femmes qui deviennent chefs de famille et assument les tâches de la vie quotidienne : travailler aux champs, diriger le foyer, élever les enfants, gérer le budget »[3]. En outre, l’absence prolongée du conjoint crée des tensions croissantes au sein des couples, qui se terminent fréquemment par un divorce.

Abandonnées à leur sort, n’osant demander secours à leurs parents ou beaux-parents, les femmes tadjikes n’ont que peu d’alternatives possibles. D'après les chiffres du ministère tadjik de l’Intérieur, toujours plus nombreuses sont celles qui, par désespoir, mettent fin à leurs jours. Mais, depuis deux ans, une autre tendance se dessine : les femmes tadjikes choisissent à leur tour l’émigration vers la Russie, soit pour gagner leur vie soit pour retrouver leur mari. Selon « Radio OZODI » (Radio Free Europe/Radio Liberty en tadjik), 83 000 d’entre elles auraient choisi cette alternative au premier semestre 2013.

Ce sont alors les enfants qui sont laissés pour compte. Confiés à leurs grands-parents ou placés dans des orphelinats, ils souffrent de cette séparation et sont souvent, selon les psychologues cités dans un rapport de l’UNICEF, dépressifs, agressifs et ne peuvent plus suivre une scolarité normale.

Enfin, la pénurie catastrophique de jeunes hommes renforce la tendance aux mariages précoces et à la polygamie. Craignant que leurs filles ne restent célibataires, les parents n’hésitent pas à les marier dès l’âge de 15 ans alors que l’âge légal est fixé à 18 ans.

Face à cette situation alarmante, les défenseurs des droits de l’homme et les experts dans le domaine de la migration de travail ont proposé aux autorités de prendre sérieusement en compte les conséquences de ces mouvement migratoires sur les familles des gastarbaïtery et d’adopter un programme d’aide psychosociale et économique pour les enfants abandonnés[4]. Le président Enomalii Rahmon a-t-il entendu ce message ?

Les gastarbaïtery otages du bras de fer diplomatique entre Moscou et Douchanbé

En octobre 2012, Vladimir Poutine s’est rendu à Douchanbé sur l’invitation de son homologue tadjik qui fêtait ses 60 ans. Les deux chefs d’État ont alors signé, suite à de longues négociations, l’accord prolongeant jusqu’en 2041 le stationnement de la 201e base militaire russe au Tadjikistan[5]. En contrepartie, Vladimir Poutine s’est engagé, notamment, à assouplir les règles d’entrée, de séjour et d’obtention des contrats de travail des ouvriers tadjiks sur le territoire de la Fédération de Russie, en allongeant de un à trois ans la durée maximale du premier contrat.
Dix mois plus tard, nonobstant la visite à Douchanbé en février 2013 du ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, le Parlement tadjik n’a toujours pas ratifié l’accord sur la 201e base militaire[6]. Par réciprocité, la Russie a non seulement gelé les mesures en faveur des immigrés tadjiks mais elle envisage à présent de durcir les conditions d’entrée sur son territoire pour tous les ressortissants de la Communauté des États indépendants (CEI), à l’exception de ceux du Kazakhstan et du Bélarus, tous deux membres de l’Union douanière entrée en vigueur en janvier 2010[7].

Ce bras de fer est bien entendu à replacer dans le contexte pré-électoral tadjik. Le Président en exercice, E. Rahmon, qui sera sans doute candidat à sa propre succession le 6 novembre 2013 se livre depuis plusieurs mois à une surenchère dans les négociations, exigeant de la Russie plus de crédits pour la modernisation de ses forces armées et l’effacement d’une dette de 66 millions de dollars contractée afin de construire la centrale hydroélectrique de Sangtoudinsk. Cela irrite Vladimir Poutine et la classe politique au sein de laquelle Andreï Rogozine et Vladimir Jirinovski tancent ce que le chef d’État-major des forces terrestres, le général Tchirkine, a qualifié de « commerce oriental peu élégant » de la part du Tadjikistan. Bien malgré eux, les travailleurs immigrés tadjiks sont donc réduits au statut peu enviable de simple monnaie d’échange dans ce bras de fer diplomatique et se retrouvent en première ligne sous les feux croisés des deux camps. Ils pourraient alors jouer les trouble-fête lors de la prochaine élection et peser sur l’issue finale de ce scrutin.

La clé de l’élection présidentielle ? 

En premier lieu, les travailleurs immigrés tadjiks constituent un réservoir de voix non négligeable. Selon les données du Service fédéral de la migration russe, ils sont plus de un million à résider légalement sur le territoire de la Fédération. Or, si on se réfère aux derniers rapports de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), publiés à l’issue des deux derniers scrutins organisés au Tadjikistan en 2006 (élection présidentielle) et 2010 (élections législatives), environ 3 300 000 électeurs étaient inscrits. Les gastarbaïtery tadjiks représenteraient donc un tiers du corps électoral.

Ensuite, ces électeurs potentiels ont acquis une certaine expérience de la politique et de la communication, ayant été les témoins des grandes manifestations de l’opposition russe lors des élections parlementaires et présidentielle de 2011 et 2012. Ils échappent à la propagande officielle du gouvernement tadjik en période de campagne électorale[8] et sont insensibles aux discours du Président sortant qui n’hésite pas à vanter, dans les médias nationaux sous contrôle, le bilan de son septennat. Bien au contraire, ils préfèrent écouter « sur les chaînes de TV satellite ou sur Internet les nombreux détracteurs vivant en Russie et qui harcèlent E.Rahmon »[9]. Ces derniers exigent parfois sa démission. Tous les gastarbaïtery disposent d’un téléphone portable voire d’un ordinateur, ils créent leurs propres réseaux sociaux et répercutent les informations vers leurs familles et amis restés au pays.

Enfin, le Kremlin, qui ne semble pas pressé d’accorder son soutien officiel au Président sortant, pourrait bien leur faciliter la tâche. N’est-ce pas à Moscou, le 4 juillet 2013, que tous les représentants de l’opposition tadjike se sont réunis, en présence de chercheurs de l’Institut russe de recherches stratégiques, pour faire un bilan de la situation avant l’élection, «dans des conditions bien plus confortables qu’à domicile, sans avoir à redouter les obstacles dressés par les autorités tadjikes»[10] ? Une contribution à l’organisation matérielle du vote dans les régions russes à forte concentration de travailleurs tadjiks permettrait d’éviter le scénario de la présidentielle de 2006 quand, selon le rapport final de l’OSCE, seuls 93 700 électeurs avaient voté dans 26 bureaux de vote situés à l’étranger.

L’influence des travailleurs émigrés tadjiks sur la prochaine élection présidentielle semble se confirmer au fil des mois et les autorités locales en sont bien conscientes comme en atteste la récente décision du directeur de la Banque nationale du Tadjikistan, Adboudjabbor Chirinov, de ne plus communiquer aucune information sur les transferts d'argent des migrants, « dans la mesure où cette question est susceptible d’être politisée »[11].

Notes :
[1] Dmitri Laptev, «Kitaï proglotit Tadjikistan», Сentrasia.ru, 24 juillet 2013. Selon D. Laptev, de janvier à mai 2013, 500.000 personnes ont quitté le pays, soit une augmentation de 13 % par rapport à la même période de 2012.
[2] Anora Sarkorova, «Grouz 200: iz Rossii v Tadjikistan», Ruskaya slujba BBC, 24 janvier 2013.
[3] Sarvinozi Bakhor, «Obratnaia storona troudovoï migratsi», Ferghana.ru, 23 novembre 2012.
[4] Dier Bakirov, «Oukradennoe detstvo ili molodost bez perspektiv», Centrasia.ru, 12 mars 2013.
[5] Forte de 7 000 hommes, cette grande unité, héritière de l’ex 201e division de fusiliers motorisés représente le plus important déploiement militaire russe à l’étranger et, compte tenu du prochain retrait de la force intérimaire d’assistance et de sécurité (FIAS) d’Afghanistan, sa contribution à la stabilité régionale sera bientôt essentielle.
[6] Lors de sa visite officielle à Moscou, le 1er août, le président tadjik a promis à son homologue russe que le traité sur le stationnement de la 201e DFM serait ratifié à l’automne.
[7] Les services officiels russes de l'immigration et le FMI communiquent des chiffres différents sur le nombre d'émigrés tadjiks. Les chiffres russes sont les chiffres officiels mais ils ne tiennent pas compte des  illégaux, souvent estimés dans la presse et la classe politique russes à 500 000. De nombreux articles font état en fait de plus de 2 000 000 de Tadjiks sur le territoire de la Fédération. Le FMI, lui, communique sur ce chiffre de 2 millions de personnes.
[8] B. Sattori,«Troudovye migranty mogout izmenit khod prezidentskoï kampanii v tadjikistane», Ferghana.ru, 31 juillet 2012.
[9] «Falling bricks», The Economist, 6 juillet 2013.
[10] Viktoria Panfilova, «Rakhmonou podburaiout zamenou», Nezavissimaya gazeta, 5 juillet 2013.
[11] Tchortchanbiev Païraf, «Tadjikistan,otnyne ne boudet afichirovat dannye o pervodakh migrantov», Centrasia.ru, 23 juillet 2013.

* Daniel PASQUIER est ancien attaché de défense en Ouzbékistan et au Kirghizstan (2001-2004) et actuellement observateur court terme de l'OSCE.

Vignette : Tadjikistan (photo libre de droits, attribution non requise).

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