Le 30 avril 2020, le maire de Tcherkassy, ville du centre de l'Ukraine située à environ 150 km au sud-est de Kyiv, est devenu le centre de l'attention politique du pays : Anatoly Bondarenko venait de publier un arrêté du conseil municipal prévoyant la levée partielle des mesures de confinement dans sa ville(1) : il autorisait l'ouverture immédiate des grandes surfaces, et celle des petits commerces et des terrasses de restaurants et de cafés à partir du 1er mai. Dès le lendemain, l'arrêté était vivement critiqué par le ministre de l'Intérieur Arsen Avakov, puis par le Président Volodymyr Zelensky à l’occasion de son adresse quasi-quotidienne aux Ukrainiens. V. Zelensky y estimait que cette décision était « une tentative [du maire] d'augmenter sa cote de popularité politique, au détriment de la vie et de la santé des habitants de la ville »(2).
Ce geste du maire et le commentaire du chef de l’État venaient en effet de rappeler que des élections locales devraient se tenir à la fin du mois d'octobre 2020.
« La loi doit être la même pour tous »
La déclaration du Président ukrainien a entraîné une polarisation autour du maire de Tcherkassy, élu à l'automne 2015 avec le soutien du parti de Ioulia Tymochenko Batkivchtchyna.
Dans une vidéo postée sur les réseaux sociaux le 2 mai en réponse au Président ukrainien, A. Bondarenko s'est d’emblée inscrit dans une dimension historique mobilisant l'héritage cosaque et l'esprit de Taras Chevtchenko. Après avoir critiqué le bilan de la présidence ukrainienne, il a ajouté : « Tcherkassy résistera, souvenez-vous en, Monsieur le Président. Tcherkassy est une ville cosaque libre ! S'il y a besoin d'unir l'Ukraine, nous unirons l'Ukraine. Rappelez-vous, personne n'a jamais vaincu Tcherkassy, (…) ni l'esprit de Bohdan Khmelnitskiï et de Taras Chevtchenko. Rappelez-vous de cela »(3). L'expression « Tcherkassy résistera » fait directement référence au film ukrainien de Tymour Yachtchenko sorti en février 2020 et qui porte sur la résistance de l'équipage du navire dragueur de mines Tcherkassy contre l'armée russe lors de l'annexion de la Crimée en 2014.
Puis le maire de Tcherkassy a tenu une conférence de presse, le 4 mai : il s'y est posé en porte-parole des entrepreneurs locaux qui lui auraient demandé d'assouplir les mesures de quarantaine. Il a alors comparé la situation des entrepreneurs locaux avec celle du député du parti présidentiel Slouha Narodou, Mykola Tychtchenko, qui aurait maintenu son restaurant ouvert à Kyiv malgré l'interdiction : « La loi est la même pour tous », a-t-il martelé, dénonçant ce qui est, selon lui, « un double standard ». A. Bondarenko a aussi insisté sur le faible nombre de cas de Covid-19 dans la région de Tcherkassy pour justifier la réouverture des commerces.
La confrontation s'est aussi poursuivie sur le terrain juridique : le conseil régional de la région de Tcherkassy a contesté le 4 mai la décision du maire, et le tribunal administratif de Tcherkassy a donné droit au conseil régional. Lorsqu’il a été convoqué comme témoin par la police (commentant d’un bref « nouveau pouvoir, anciennes méthodes »), A. Bondarenko a été soutenu par quelques entrepreneurs qui ont manifesté, certains arborant les symboles de partis politiques d'obédience nationaliste, comme Svoboda et Natsionalnyi Korpous. Son avocat a assuré qu’aucune charge n’avait été retenue contre le maire et, le 27 mai, il a annoncé avoir lui-même porté plainte contre le Président ukrainien et demandé 1 hryvnia symbolique de dommages-intérêts pour atteinte à son honneur. L’audience devrait se tenir le 18 août.
Échelon local contre échelon national
Cet affrontement politique comporte les éléments d'un conflit entre une autorité centrale et une autorité locale. A. Bondarenko a d'ailleurs reçu le soutien de maires d'autres grandes villes ukrainiennes, principalement de l'Ouest (Lviv et Ivano-Frankivsk). Les maires de Tchernivtsi et de Moukatchevo (Transcarpatie) ont procédé aux mêmes assouplissements qu'à Tcherkassy, sans toutefois tomber dans un conflit avec l'exécutif ukrainien. Le communiqué du conseil municipal de Tcherkassy, lui, s'est référé à la loi « sur l'autonomie locale en Ukraine ».
Au-delà de la demande d’un assouplissement des mesures de quarantaine, les critiques des élus locaux portent de manière générale sur les réformes menées depuis le début de la présidence de V. Zelensky, en particulier la réforme foncière et la finalisation de la réforme de la décentralisation. Ainsi, ces édiles estiment que le pouvoir central essaye de « détruire l'autonomie locale ». Selon A. Bondarenko, « les exécutifs locaux sont les gestionnaires les plus expérimentés » et c'est ce qui inquiéterait le pouvoir central(4). Et le maire de déclarer vouloir prendre la tête d’un « mouvement pour sauver l'Ukraine ».
A. Bondarenko s'est déclaré prêt à une rencontre publique avec le Président ukrainien. Le 20 mai, interrogé au cours d'une conférence de presse, V. Zelensky a sèchement décliné l’invitation : «Qui est-ce ? Je ne vais pas m'asseoir à la même table que ce bandit. » Pour A. Bondarenko, le Président n’a « rien à gagner aux élections locales à Tcherkassy »(5).
L’approche des élections locales
Cet affrontement intervient effectivement alors que des élections locales se préparent. Selon le chef du parti présidentiel Slouha Narodou Oleksandr Kornienko, la tenue du scrutin est maintenue au 25 octobre 2020. Un des enjeux de cette consultation sera l’implantation, actuellement marginale, du parti au niveau local dans un contexte où la réforme de la décentralisation a renforcé les pouvoirs des villes et des régions aux dépens de l'autorité centrale. Des primaires ont été ou vont être organisées afin de désigner ses candidats, en particulier à Kyiv, où la député Iryna Verechtchouk a été désignée parmi quatre autres aspirants.
Alors que la loi électorale venait d'être adoptée à la Rada, les rumeurs d'un changement du mode de scrutin avaient circulé. Ainsi, tout candidat aurait dû être membre d'un parti présentant un candidat dans deux tiers des régions et une barrière à 5 % des suffrages exprimés était fixée. La directrice du réseau civique Opora, Olha Aïvazovska, s'était inquiétée de cette potentielle « dictature des partis »(6), tandis que le Président ukrainien s'est déclaré opposé à cette réforme.
Dans ce contexte, le maire de Kyiv, Vitaly Klitchko, avait confirmé mi-mai participer à des discussions en vue d'aboutir à la création d'un « parti des maires » ; création officialisée le 19 juin par le maire de Dnipro, Borys Filatov. Le maire de Lviv, Andriï Sadoviy, a confirmé prendre part à ces discussions, à la différence de ceux de Kharkiv et d'Odessa qui devraient participer au scrutin en tant que candidats autonomes. A. Bondarenko assure que « le pouvoir central suit cela et qu'il a peur des maires aujourd'hui », alors que « la période du coronavirus a renforcé leur position »(7). B. Filatov, avait lui aussi exprimé son scepticisme sur cette initiative, regrettant que les discussions portent sur une union à base professionnelle et trop restreinte ; avant de prendre la tête de ce mouvement.
Le contexte est celui de l’adoption récente de décisions importantes : votes de la réforme foncière, de la loi « sur l'autonomie locale » devant achever la réforme de la décentralisation et de la loi dite « anti-Kolomoïski » de préservation du secteur bancaire permettant la poursuite du programme d'aide financière du FMI.
En focalisant les critiques de l'exécutif ukrainien, A. Bondarenko a, de fait, incarné la réaction maladroite d’un pouvoir vite déstabilisé par l’opposition au Président et à une quarantaine qui a été perçue par certains comme trop sévère. On peut y voir un révélateur de l'inexpérience du pouvoir central, également marqué par des divisions internes au sein du parti présidentiel. Les sessions parlementaires des derniers mois ont exposé ces divisions, notamment entre le Bureau présidentiel et le groupe parlementaire, entre plusieurs groupes d'influence, entre élus au scrutin majoritaire et proportionnel, allant jusqu'à relancer des rumeurs de dissolution de la Rada.
Notes :
(1) « Vidkyiout magazyny, salony krasy : Ou Tcherkasakh poslabyly karantyn tcherez zvernennya biznesmeniv » (Des magasins et des salons de beauté seront ouverts : la quarantaine est assouplie à Tcherkassy après l'appel d'hommes d'affaires), Novoe Vremya, 30 avril 2020.
(2) « Zvernennya Hlavy derjavy chtchodo sytouatsiï z karantynymy obmejennyamy » (Appel du chef de l'État concernant les restrictions dues à la quarantaine), President.gov.ua, 1er mai 2020.
(3) « ‘Yakchtcho potribno, my obiednaiemo Oukraïnou’. Mer Tcherkas pryhrozyv Zelenskomou, chtcho misto tchynytyme opir » (‘S'il y a besoin, nous unirons l'Ukraine’. Le maire de Tcherkassy a menacé Zelensky de résistance de la ville), Novoe Vremya, 2 mai 2020. Bohdan Khmelnitskiï (1595-1657) était Hetman des cosaques dont il mena la révolte au XVIIème siècle. Taras Chevtchenko (1814-1861), considéré comme un poète national, fut un des premiers artistes se revendiquant de langue ukrainienne. Tous deux sont originaires de l'actuelle région de Tcherkassy.
(4) « Mer Tcherkas Anatoliy Bondarenko pro skasouvannya karantynou, Avakova, ta OZH Torpeda » (Le maire de Tcherkassy Anatoly Bondarenko à propos de la levée de la quarantaine, d’Avakov et de l'organisation criminelle Torpedo), page Youtube de Tetiana Danylenko, 6 mai 2020.
(5) « ‘Vam v Tcherkasakh nema tchoho ne lovyty’. Mer Bondarenko vidpoviv na vyslovliouvannya Zelenskoho pro n'oho pid tchas preskonferentsiï » (‘Vous n'avez rien à gagner à Tcherkassy’. Le maire Bondarenko a répondu aux remarques de Zelensky à son sujet lors d'une conférence de presse), Novoe Vremya, 20 mai 2020.
(6) « Partiyna dyktatoura. Nitchym khorochym tse ne zakintchyt'sya » (La dictature partidaire. Cela ne se terminera pas bien), Novoe Vremya, 4 mai 2020.
(7) « Miskyï holova Tcherkas : Mij meramy khodyat' rozmovy pro stvorennya partiï » (Le maire de Tcherkassy : des discussions se tiennent entre des maires sur la création d'un parti), Oukraïnska pravda, 2 mai 2020.
Vignette : Anatoly Bondarenko au centre droit ; à sa droite - le maire de Dnipro, entourés de deux maires de la région de Tcherkassy, le 14 juillet 2020 (source : mairie de Tcherkassy)
http://chmr.gov.ua/ua/newsread.php?view=18307&s=1&s1=17
* Rémi Pellerin est doctorant en géopolitique sur l'Ukraine à l'Institut français de Géopolitique (IFG).