Témoignage d’un Français au Kosovo

Franck Brucker est un homme ordinaire. Une semaine après le début des bombardements de l'OTAN contre la Serbie, il quitte son travail de magasinier à Lyon et se rend par ses propres moyens au Kosovo avec un seul but : rejoindre les troupes de l'UCK. Il y parvient, mais sur le terrain, il perd sa jambe et est rapatrié d'urgence en France au bout d'une dizaine de jours.


RSE : Quelles ont été les motivations qui vous ont menées jusqu'au Kosovo ?

F.B. : J'ai voulu me sentir utile, m'investir dans une lutte, une chose forte et importante. Mais le problème est que je n'ai aucune compétence dans le domaine de l'humanitaire bien que j'ai une courte carrière militaire. Je suis parti comme ça, avec ma bonne volonté. J'y pensais depuis longtemps. En fait, j'ai choisi de rejoindre les combattants de l'UCK, parce que c'étaient les agressés. Auparavant, j'avais déjà voulu m'engager en Croatie du côté des troupes de Franjo Tudjman. Mais c'était déjà trop tard, le recrutement avait cessé.

Comment a eu lieu la prise de contact avec l'UCK ?

Rien ne s'est fait en France, je me suis rendu directement en Albanie. J'ai pris le train jusqu'à Brindisi en Italie puis le bateau jusqu'à Corfou et enfin un autre petit bateau jusqu'à Sarandë. Ensuite j'ai pris un taxi jusqu'à Tirana.

Quand j'étais à Lyon, j'avais essayé de contacter une personne de l'UCK que j'avais vu à la télévision, son nom était Youf Tchelach. Il était de la diaspora albanaise en France. Je n'avais pas réussi à obtenir ses coordonnées.

Lorsque j'ai débarqué à Sarandë, j'ai eu un coup de chance, j'ai trouvé un taxi qui était prêt à m'aider, et j'ai réussi à me faire comprendre bien que je parle pas un mot d'albanais. Je lui répétais UCK, UCK. Il m'a emmené auprès d'un de ses amis à Sarandë qui était professeur de français et qui nous a servi d'interprète. Ensuite le taxi m'a conduit jusqu'à Tirana.

Une fois à Tirana on a commencé à chercher un endroit où les combattants de l'UCK seraient susceptibles de se réunir, on a fait en quelque sorte la tournée des bars. Puis on est tombé par hasard sur un café qui s'appelle le Nico, le repère des membres de l'UCK. Une personne sur place était prête à m'emmener au Quartier général de l'UCK à Tirana afin que je me présente à un officier.

J'ai été présenté à un officier qui parlait français, et pendant plus de deux heures je me suis entretenu avec lui. Il voulait connaître mes motivations, comprendre mon engagement. Les gens étaient très méfiants envers moi. On m'a demandé si j'étais espion ou mercenaire. Ils ne comprenaient pas bien les raisons qui m'ont poussées à rejoindre les rangs de l'UCK, d'autant plus que les Français ont une réputation pro-serbe. Bajram, l'officier, a procédé à des vérifications et m'a prié de revenir.

Le lendemain matin, j'ai été sujet aux mêmes questions. Cet interrogatoire a duré jusqu'en fin d'après-midi. L'atmosphère était assez tendue, j'étais sous surveillance: deux types armés de kalachnikov étaient présents, ils ne me menaçaient pas directement mais voulaient plutôt m'impressionner.

La barrière de la langue se faisait-elle ressentir ? Comment communiquiez vous avec les Albanais ?

En général les officiers supérieurs parlaient français, sinon lorsque les gens ne parlaient pas un mot de français, je me débrouillais avec le peu d'anglais que je connaissais. Sinon c'était des signes, des gestes.

Qui étaient les membres de l'UCK, s'agissait-il de civils qui se sont engagés dans la lutte, y avait-il un réel encadrement militaire?

Visiblement, tout le monde s'était improvisé militaire. Par la force des choses, ces gens là ont constitué leur armée. C'était des civils et non pas des militaires de profession. J'ai ressenti une hiérarchie militaire dans les rangs des officiers. On essayait d'imposer une discipline, mais d'après ce que je pouvais comprendre, on discutait souvent les ordres.

Après cette prise de contact avec les autorités de l'UCK, comment s'est déroulé le recrutement ?

Le soir même j'ai été officiellement enrôlé. J'ai passé la nuit dans une villa située à proximité du parc national de Tirana, qui servait de lieu de transit pour les volontaires avant qu'ils partent dans les camps d'entraînement. Le lendemain matin nous sommes partis en camionnette jusqu'au camp d'entraînement situé à 5 km environ de la frontière avec le Kosovo. Sur place j'ai été confronté à la même méfiance, le commandant de la base ne voulait pas de moi. Il refusait les étrangers. J'ai été encore une fois interrogé: si je connaissais des hommes politiques, si j'avais une implication quelconque. Finalement il a du céder car il a reçu les ordres venant de Tirana qui l'ont contraint à me garder.

Quel a été votre premier rôle dans la base ?

Au début j'étais au poste de police, je ne pouvais pas bouger sans être contrôlé. La situation s'est rapidement débloquée. Comme les autres je suis passé à l'habillement où j'ai perçu un treillis, des chaussures, puis ensuite à l'armurerie où j'ai reçu une kalachnikov et des munitions.
J'ai été affecté à une "squadra" (escadron). La base en comptait trois. Chaque squadra avait une spécialité, moi, j'étais dans la deuxième, la squadra antiaeroplane (l'unité antiaérienne). C'est le lendemain matin qu'a commencé l'entraînement.

Vous avez donc suivi un entraînement spécifique, comment cela se passait-il ?

On se levait relativement tôt. Nous formions une équipe de quatre personnes: l'un portait le canon de la mitrailleuse, l'autre le trépied, le troisième le corps principal de l'arme et enfin un autre les munitions. On procédait alors à différents exercices. Normalement l'entraînement devait durer quinze jours, il a duré en fait deux jours.

Deux jours de préparation et un départ précipité, expliquez-nous.

Nous avons été réveillé en pleine nuit vers deux heures du matin. On a chargé des matelas en mousse dans les camions. On a également perçu une veste supplémentaire. Et nous sommes partis au Kosovo.

Et où étiez vous au Kosovo ?

J'ai toujours entendu dire que j'étais à Palesh, mais apparemment, j'aurais été à Kosarë. Nous sommes arrivés à une base à proximité de la frontière. Les pelotons se sont formés et on était sous un nouveau commandement, on a perçu l'armement puis on est parti pour le Kosovo à pied. A ce moment là, j'avais peur mais j'éprouvais un fort sentiment de fierté, mes compagnons étaient là aussi pour me supporter.

Nous nous sommes rendus après quelques heures de marche à un hameau qui servait de repère. Nous avons été divisés en plusieurs groupes, et les tâches ont été réparties. Ma mission consistait à alimenter en munitions les premières lignes kosovares. Tous les déplacements se faisaient à pied, par petites étapes. Il fallait éviter les tirs des snipers ainsi que les obus serbes. On avançait doucement à travers les montagnes.

Quelques heures plus tard, nous sommes arrivés sur le front, l'adversaire se trouvait à 500 ou 600 mètres. On est resté un moment, j'avais réellement peur. J'étais dans le vif, tout devenait vrai. C'est là qu'il faut être réellement motivé, on ne peut plus revenir en arrière.

Les échanges de coups de feu ont duré une heure ou deux. Sans savoir pourquoi, les choses se sont calmées, puis nous sommes partis pour la base. Sur le retour nous avons trouvé un officier blessé et l'avons transporté. L'officier a été soigné dans une des maisons qui servait d'hôpital de fortune, les combattants logeaient dans une autre maison. Nous étions une cinquantaine à coucher dans un espace d'une trentaine de mètres carrés.

Il y avait aussi des femmes engagées aux côtés de l'UCK, elles étaient peu nombreuses et bénéficiaient d'un espace spécifique. J'ai rencontré un autre étranger, un allemand. J'ai engagé la conversation, je suppose qu'il s'était engagé pour les mêmes raisons que moi.

Dans quelles circonstances avez-vous perdu votre jambe ?

Le lendemain matin nous nous sommes levés vers 4-5h et sommes immédiatement partis chargés de munitions.
En arrivant à la position, j'ai été désigné volontaire avec un jeune kosovar pour emmener des munitions à un autre endroit du front.

Nous sommes arrivés à une caserne, il y avait des miradors un peu plus haut. Apparemment, c'était une caserne serbe prise par l'UCK. Des chemises serbes traînaient encore. Trois personnes nous ont rejoint. Puis nous sommes partis, pour rejoindre notre position initiale. C'est là que j'ai pris l'obus. Un canon antiaérien avait été pris et mes compagnons avaient repéré d'où venait les tirs serbes. Ils se mirent alors en position de défense, en se protégeant.

Avec le jeune kosovar, nous n'avions pas eu le temps de nous cacher. J'ai entendu l'obus siffler dans les airs. Je ne pensais pas qu'il avait atterri aussi près de nous. Le jeune hurlait, il était gravement blessé, je ne m'étais même pas rendu compte que moi aussi j'étais atteint.

Deux autres personnes sont mortes sur le coup. Les autres combattants présents ont utilisé tout ce qu'ils avaient sous la main, lanières, lacets, ceintures, pour stopper l'hémorragie. Ils ont improvisé un brancard et on a été transporté jusqu'au hameau. J'ai reçu l'obus le 11 avril en fin d'après-midi.

Dans quelles conditions le rapatriement a-t-il eu lieu ?

J'ai été amené en 4x4 en Albanie à l'hôpital de Bayram Kuri. C'était un hôpital civil mais une partie de l'établissement était réservée aux blessés de l'UCK. Bajram, l'officier qui parlais français et qui m'a recruté est venu me rendre visite. Ce jour là il y a eu pas mal de pertes. Il a contacté l'Ambassade de France à Tirana. Le consul ou l'ambassadeur est venu me voir pour m'expliquer les modalités de mon rapatriement.

J'ai passé trois jours dans cet hôpital, un hélicoptère de l'armée française est venu me chercher et m'a emmené à Tirana. Puis j'ai été rapatrié à bord d'un avion militaire jusqu'à Marseille, où j'ai été placé à l'hôpital nord. C'était le 14 avril.

J'ai été amputé le 18 avril. J'ai été ensuite transporté à l'hôpital de Rambouillet puis dans une maison de convalescence en attendant une place au centre de réadaptation de Valenton. Depuis je porte une prothèse.

Dans quel état d'esprit vous trouviez vous à Marseille?

J'étais frustré. Je ne pensais pas que ça allait arriver aussi vite. Jamais je n'aurais imaginé ce genre de blessure. Soit j'y laissais ma peau, soit je m'en tirais avec de légères blessures. Je pensais surtout à la victoire, marcher avec l'UCK sur Prishtina.

Avez vous des contacts avec l'UCK ?

Rien. J'ai écrit trois fois et rien. A l'époque on m'avait dit que si j'avais besoin de papiers ou de justificatifs divers qui prouvaient ma présence au Kosovo pour la Sécu ou autre, il ne fallait pas que j'hésite à écrire. Et depuis, pas de réponse.

Et vis à vis de la France vous avez un statut particulier?

Non je n'ai aucun statut, parce que je n'étais pas militaire français, ni en mission humanitaire. Maintenant je dépens de la COTOREP, commission qui s'occupe de replacer professionnellement les handicapés. Je suis invalide civil. J'attends de faire une formation en technicien informatique.
J'ai fait une demande pour l'allocation handicapé, mais elle m'a été refusée.

Y a-t-il eu des moments de solitude ?

Sur le terrain, tu n'as pas le temps de réfléchir à ta condition. T'es constamment entouré. Par contre en France, ça a été plus difficile. Je pensais que j'allais rencontrer des Albanais en France, tisser des liens et finalement rien. Je me suis senti isolé.

Vous regrettez d'être parti ?

Je ne regrette pas d'être parti, j'assume ce que j'ai fait. Mais si c'était à refaire, c'est non.

Par Clémentine BLONDET et Philippe SYRITELLIS
Vignette : Adriatik