Turkménistan : un dentiste pour Président

La politique isolationniste menée par le Turkmenbachi a fait de son pays une autre « énigme drapée de mystère ». Et si les observateurs hésitent à s'avancer sur le paysage politique suite à l'élection présidentielle du 11 février 2007, tous s'accordent néanmoins pour prédire que le nouveau pouvoir va devoir opérer des changements, ne serait-ce que pour se trouver une légitimité auprès de la communauté internationale.


Décédé le 21 décembre 2006. Saparmourat Niazov est le premier des trois présidents d'Asie centrale issus de l'élite soviétique et « indéboulonnés » pendant 15 ans de règne, à disparaître. Elus chefs d'Etat au lendemain des indépendances[1], Noursoultan Nazarbaev au Kazakhstan, Islam Karimov en Ouzbékistan et S. Niazov au Turkménistan se sont maintenus au pouvoir en éliminant toute opposition et en modifiant la Constitution de leurs pays respectifs[2].

S. Niazov avait fait l'économie d'élections après celles de 1992 grâce à quelques manœuvres. Ainsi, en 1993, l'ex-Parti communiste, rebaptisé Parti démocratique en mars 1992, proposait de prolonger le mandat de S. Niazov de cinq ans, sans procéder aux élections qui auraient dû avoir lieu en 1998. Un référendum en janvier 1994 avait plébiscité cette décision. En 1997, un nouveau référendum avait maintenu celui qui se faisait appeler Turkmenbachi à son poste jusqu'en 2002 et le Conseil du Peuple (qui est un organe législatif distinct du Parlement) l'avait proclamé « président à vie » en 1999.

Une opposition en exil

En 1989, le mouvement Agzybirlik («Solidarité») est créé par Nouberdy Nourmamedov, Babla Goklen, Ak-Moukhammed Velsapar et Chirali Nourmouradov. Dès octobre 1990, ce dernier est arrêté pour escroquerie. Puis, en 1991, c'est le club Païkhas , dirigé par l'historien et démographe Chokhrat Kadyrov qui voit le jour au sein de l'Académie des sciences. La même année paraît l’éphémère revue indépendante Daiantch (Soutien) grâce au philosophe et journaliste Moukhammedmourat Salamatov, surnommé en Occident le « Sakharov turkmène »). Puis Ch. Kadyrov et Ak-Moukhammed Velsapar s'exilent; M. Salamatov est placé en résidence surveillée au Turkménistan et N. Nourmamedov n'est libéré de prison qu'après un repentir public. En 1992, le ministre des Affaires étrangères Avdy Kouliev, lui, démissionne, en signe de protestation contre la politique de répression de S. Niazov.

En 1994, Moscou devient la capitale de l'opposition turkmène, animée par Avdy Kouliev. Il crée alors le fonds Turkménistan, qui prendra en 1997 le nom de ODOT (Opposition unie et démocratique du Turkménistan). Celle-ci réunit le PC turkmène, le Parti social-démocrate et des émigrés russes originaires du Turkménistan, dont Anatoli Fomine.

Dans les geôles de Niazov

En octobre 1994, deux membres du fonds Turkménistan qui veulent se rendre à Achkhabad sont arrêtés à Tachkent par les services secrets turkmènes et emprisonnés. L'un d'eux, Khochaly Garaev, décède dans les cachots de Niazov, en 1999. Son compatriote Moukhametkouli Aïmouradov, lui, croupit toujours dans un camp, situé près de la ville portuaire de Turkmenbachi, connu pour ses conditions de détention particulièrement sévères...

L'année 2001 marque un renouveau de l'activité des opposants avec la défection de plusieurs hauts dignitaires, comme le ministre des Affaires étrangères Boris Chikhmouradov, qui crée le groupe Mouvement populaire démocratique du Turkménistan. Mais celui-ci est regardé avec suspicion par le reste de l'opposition qui juge trop long son soutien à Niazov. La prétendue tentative d'assassinat de Niazov, le 25 novembre 2002, est l'occasion pour le pouvoir d'en rendre responsables 60 personnes. Parmi elles: l'ex-directeur de la Banque centrale et ancien vice-Premier ministre Khoudoïberdy Orazov (qui avait quitté son pays en 2001 !), l'ancien ambassadeur en Turquie Nourmoukhamed Khanamov, ainsi que Boris Chikhmouradov, condamné à 25 ans de prison et sous les verrous depuis, avec d'autres de ses camarades. Ils seraient retenus dans la prison de «Ovadan-Depe». Située à 70 km au nord d'Achkhabad, elle fut construite sur les ordres de S. Niazov pour y reléguer opposants et autres fonctionnaires tombés en disgrâce. C'est aussi l'occasion pour le ministère des Affaires étrangères de réclamer à la Suède l'extradition de Khalmourad Essenov, un des créateurs du Fonds Turkménistan, et de Saparmourat Yklymov (ancien vice-ministre de l'Agriculture jusqu'en 1994 et dont le frère, Amanmoukhammet Yklymov, meurt torturé en 2003, suite à son arrestation en novembre 2002).

Actuellement, l'opposition est représentée par le Parti républicain du Turkménistan[3], présidé par N. Khanamov, par l'Union des forces démocratiques du Turkménistan avec à sa tête Avdy Kouliev, le parti Watan[4] dirigé par Khoudaïberdy Orazov, le mouvement « Vozrojdenie » de Nazar Souiounov. La tentative de créer, en 2003, un front uni de l'opposition avait définitivement échoué en 2006, en raison de conflits entre Watan et ODOT.

Un homme de paille

Le jour même de l'annonce du décès de S. Niazov, le président du Parlement, Ovezgeldy Ataev, qui aurait dû, selon la Constitution en vigueur, devenir le président par intérim, était inculpé. Il serait détenu dans les locaux du ministère de la Sécurité nationale et, début février, aucune information le concernant n'était disponible. Il aurait été éliminé de la scène politique pour avoir eu connaissance de mesures prises pour faire disparaître S. Niazov. La lutte pour le pouvoir n'aurait donc pas fait long feu. Cette réactivité de l'entourage du président défunt laisse penser que sa disparition était attendue et qu'un arrangement avait été trouvé préalablement. Et c'est au vice-Président du Cabinet des ministres, ex-ministre de la Santé et stomatologue de formation, le quinquagénaire Gourbangouly M.Berdymoukhammedov, qu'est revenue la charge de président par intérim.

Selon l'historien Artem Oulounian, de l'Académie des sciences de Russie, G.M.Berdymoukhammedov ne serait que l'homme de paille des deux hommes qui détiennent réellement le pouvoir, à savoir le ministre de la Défense Agageldi Mammetgeldiev, et l'homme de confiance du Turkmenbachi Akmourad Redjepov, ayant été lui-même à l'initiative de la nomination des principaux hauts fonctionnaires. Au second plan figurent aussi le ministre de la Sécurité nationale Geldimoukhammed Achirmoukhammedov, et celui de l'Intérieur Akmemmet Rakhmanov.

« Le choix est déjà fait, mais il faut respecter les formes »

Dès la fin décembre, les six candidats à l'élection étaient connus. Et parmi eux ne figurait aucun membre de l'opposition. Le Conseil du peuple, chargé de valider les candidatures à l'élection, n'a même pas examiné le cas de N. Nourmammedov, présenté par ODOT. A la mi-janvier, Khoudoïberdy Orazov de la Coalition démocratique formée par le Parti républicain du Turkménistan et Watan, ne doutait pas de remporter les suffrages, à condition que la communauté internationale lui permette de participer à l'élection, en veillant à ce que « les élections se déroulent dans la transparence et l'honnêteté ». Etant sans illusion quant au déroulement réel du scrutin, il rappelait la déclaration du président de la Commission électorale, selon lequel « le choix est déjà fait, mais il faut respecter les formes »[5]. Outre le vainqueur tout désigné G. M. Berdymoukhammedov, se présentaient le vice-ministre des Hydrocarbures et des ressources minières Ichangouli Nouryev, le maire de Abadan Orazmyrad Garadjaev, le maire de la ville de Turkmenbachi Achyrniaz Pomanov, le responsable adjoint de la région de Dachogouz Amanaiz Atadjykov, et le responsable d'un district de la région de Lebap, Moukhammetnazar Gourbanov.

Si le pouvoir de transition a tout fait pour empêcher le retour d'opposants au Turkménistan, en fermant les frontières et en limitant au maximum l'accès à l'information concernant leurs activités, le chercheur Evgenii Abdoullaev considère, lui, qu'il ne faut pas sous-estimer l'opposition de l'intérieur. Elle est constituée des fonctionnaires frustrés par un «partage du gâteau» qui ne leur est pas favorable. Et c'est sur cette frange de la population que les Etats-Unis ou la Russie pourraient influer afin de modifier les orientations politiques d'un Turkménistan de plus en plus courtisé. Pour le fils de Boris Chikhmouradov, Baïram Chikhmouradov, l'opposition aurait une chance de parvenir au pouvoir un jour, car le régime instauré par S. Niazov ne peut lui survivre et toute tentative de maintien de la dictature se solderait par un bain de sang dû aux dissensions entre clans et tribus.

Un tournant possible ? 

Le soir même où était officiellement annoncée la mort du Turkmenbachi, les prisonniers de «Ovadan-Depe» se sont bruyamment manifestés, après avoir appris la nouvelle de la bouche d'ouvriers venus de l'extérieur. Dépassée par l'ampleur de la révolte, l'administration de la prison a demandé de l'aide. Une équipe spécialisée, acheminée depuis la capitale en hélicoptères, a fait feu sur les prisonniers, provoquant la mort de 23 d’entre eux. Depuis, des bruits sont rapportés, mais suscitent la prudence, évoquant la réforme à venir à la fois des hôpitaux psychiatriques et du système pénitentiaire, impliquant notamment la destruction (qui aurait déjà commencé) de la prison de «Ovadan Depe», ainsi qu’une possible amnistie des prisonniers politiques…

Le 5 février dernier, les ex-vices Premiers ministres Iolly Kourbanmouradov et Dortkouli Aïdogdyeva, récemment condamnés à 20 ans de réclusion pour abus de pouvoir, ont été sortis de prison pour être placés en résidence surveillée. Mais cet adoucissement de leur sort serait lié non pas aux prémices d'une libéralisation du régime mais bien plutôt à leurs relations avec les membres du pouvoir actuellement en place. Ceux-ci pourraient en effet avoir besoin de leur expérience dans le domaine économique mais aussi de leur « savoir-faire en matière de corruption et d'utilisation de comptes off-shore afin de construire un nouveau système économique destiné à servir les oligarques »[6].

Pour Ch. Kadyrov[7], le régime devrait s’acheminer vers une libéralisation progressive, avec à la tête du pays un petit groupe de dirigeants. Les divers signes lancés pour le moment paraissent contradictoires: des déclarations relatives à la continuité de la politique succèdent à celles concernant des mesures concrètes comme le retour aux anciens système éducatif et régime de retraite, l'ouverture des lignes ferroviaires avec la Russie et même l'accès libre à internet.

En matière de politique extérieure, la question de la continuité de la politique gazière du quatrième plus gros producteur mondial semble déjà ne plus se poser après les déclarations du président –alors par intérim- qui s'est dit prêt à assumer tous les engagements internationaux du Turkménistan. Ainsi, le dernier contrat passé avec Gazprom en septembre 2006 devrait être honoré: il prévoit l'achat par le géant russe de 50 milliards de mètres cubes de gaz par an (sur les 60 produits annuellement au Turkménistan), pendant trois ans, au prix de 100 dollars les 1.000 mètres cubes.

Selon IWPR[8], Achkhabad devrait maintenir ses relations pragmatiques et de confiance avec Moscou, du moins tant que les voies d'exportation du gaz seront liées à Gazprom et à la Russie. Néanmoins, S. Niazov avait choisi, ces derniers mois, de diminuer sa dépendance vis-à-vis de la Russie en matière d'exportation gazière, en concluant notamment des contrats avec la Chine. Sa visite à Pékin en avril 2006 s'était soldée par la signature de contrats de livraison de gaz, ainsi que par l’obtention de financements pour la construction d’un gazoduc entre les deux pays qui, géographie oblige, ne passerait pas par le territoire russe.

[1] Noursoultan Nazarbaev a été élu avec 98,8 % des voix le 1er décembre 1991, Islam Karimov avec 86 % le 29 décembre 1991 et S. Niazov le 21 juin 1992 avec 99,5 % des voix.
[2] N. Nazarbaev, réélu en 1999 pour un mandat de 7 ans, est reconduit par 91 % des voix en décembre 2005 ; les contraintes constitutionnelles limitent à 2012 le maintien du président kazakh à son poste ; I. Karimov, réélu en janvier 2000 pour un quinquennat, a vu son mandat prolongé par référendum jusqu'en janvier 2007.
[3]www.tmrepublican.org
[4]www.watan.ru
[5] Nezavissimaïa gazeta, 17 janvier 2007
[6] Ferghana.ru, 5 février 2007
[7] Nezavissimaïa Gazeta, 5 février 2007
[8] Vremia Novosteï, 31 janvier 2007

Par Hélène ROUSSELOT

Vignette : © A. Tournanov

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