Ukraine : l’adoption de la loi du 22 juillet constitue un point de rupture – Entretien avec Olena Halushka

Le 22 juillet, la Rada (Parlement ukrainien) a adopté en seconde lecture (263 voix pour, 13 contre et 13 abstentions) le projet de Loi n° 12414, comportant des amendements de dernière minute impliquant de facto la fin de l’indépendance du Bureau National anticorruption d’Ukraine (NABU) et du Bureau du Procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption (SAPO). Entretien avec Olena Halushka, responsable des relations internationales au Centre d’action anti-corruption de Kyiv (AntAC).


Olena HalushkaÀ la surprise générale, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a signé la Loi le soir même, feignant d’ignorer les manifestations massives organisées dans les principales villes du pays. Deux jours après, le 24 juillet, le Président a présenté un nouveau projet de Loi (n° 13533), visant à restaurer l’indépendance du NABU et du SAPO.

Olena Halushka est responsable des relations internationales au Centre d'action anti-corruption de Kyiv (AntAC), qui lutte contre la corruption et promeut les réformes en Ukraine depuis 2012. Elle a accepté de répondre aux questions de Regard sur l'Est.

Comment expliquer que V. Zelensky ait signé avec une telle rapidité la Loi adoptée le 22 juillet, qui place les organes de lutte contre la corruption sous le contrôle direct du Procureur, et donc du Bureau du Président ?

Olena Halushka : Au cours des derniers mois, nous avons été témoins de plusieurs tentatives alarmantes visant à saper l'infrastructure anticorruption de l'Ukraine : le refus, illégal, du gouvernement de nommer le lauréat du concours pour la direction du Bureau de la sécurité économique, un organisme clé chargé de l'application de la législation économique ; des pressions politiques exercées sur des militants, dont une procédure pénale lancée à l'encontre de mon collègue Vitaly Chabounine [directeur d’AntAC, NDLR] ; et une campagne de dénigrement coordonnée sur des chaînes Telegram anonymes visant les réformes et les réformateurs.

L'adoption de la loi du 22 juillet constitue le point de rupture qui a déclenché des manifestations publiques, menées principalement par des jeunes, qui sont descendus dans la rue pour dire : « Ça suffit ! » Nous sommes convaincus que cette tentative de répression a été déclenchée par une seule chose : le NABU et le SAPO se sont dangereusement rapprochés du cercle du Président. Ce qui prouve simplement que, pour ces organismes, personne n'est intouchable.

Dans un premier temps, V. Zelensky a justifié sa décision de signer la loi en invoquant la nécessité de « libérer ces organismes de l'influence russe » : s'agit-il d'une menace réelle ? Ou bien les poursuites engagées par le NABU et le SAPO contre des fonctionnaires corrompus ont-elles effrayé les élites politiques ?

Après avoir lancé des perquisitions, le 21 juillet, dans plus de 70 emplacements liés aux enquêteurs du NABU et avoir adopté de manière précipitée la loi du 22 juillet, ni le Procureur général, ni les Services de sécurité (SBU), ni le Président n'ont présenté de preuves crédibles pour étayer les allégations d'infiltration russe dans les organes anticorruption ukrainiens. À ce stade, ces allégations semblent surtout être un prétexte commode pour lancer des attaques motivées politiquement. Mais, si cette tendance se poursuit, nous craignons que des accusations non étayées de « trahison d'État » soient de plus en plus utilisées comme une arme contre les responsables politiques réformateurs, les militants de la société civile et les médias indépendants, dans le but de perturber notre travail et de réprimer la dissidence.

Lorsqu'il a proposé son nouveau projet de Loi, V. Zelensky a déclaré : « Il est important que nous restions unis. » Comment expliquer une telle erreur politique de sa part, alors que, au cours des trois dernières années et demie, il a toujours fait preuve de sens tactique ? Ce faux pas aura-t-il un impact durable sur le pays, d'autant plus que la guerre en cours rend impossible la tenue d'élections ?

En effet, la loi du 22 juillet a semé la discorde au sein de la société ukrainienne et entamé la confiance des partenaires internationaux de l'Ukraine. Les Ukrainiens accordent une grande importance à notre intégration dans l'UE, qu'ils considèrent comme un phare dans ces temps sombres. Aujourd'hui, celle-ci est menacée. Il ne sera pas facile de remédier à cette situation.

Soumettre un nouveau projet de loi au Parlement n'est qu'une première étape, et non une solution. Y aura-t-il suffisamment de votes ? De nombreux députés faisant l'objet d'enquêtes du NABU et du SAPO ont voté avec empressement en faveur du démantèlement de ces institutions et ne sont guère enclins, aujourd’hui, à rétablir leur indépendance aujourd'hui.

Qui plus est, si nous voulons éviter que le projet de loi ne soit édulcoré ou amendé par des dispositions préjudiciables, il doit être adopté rapidement et dans son intégralité, sans consultations interminables comme le précédent. Il incombe désormais au président Zelensky d'obtenir les votes nécessaires. Il aurait pu éviter cette crise en écoutant les avertissements du président Emmanuel Macron et d'autres dirigeants internationaux, et en opposant son veto à la loi initiale. Mais il a choisi de ne pas le faire.

Le président du Parlement a annoncé que l'audience plénière pour examiner le projet de loi du Président aura lieu le 31 juillet.

Manifestation à Kyiv (photo Valeriy Pekar).

Kyiv, juillet 2025 (photo: Valeriy Pekar)

 

Combien d'organismes chargés de lutter contre la corruption existent en Ukraine ? Comment sont-ils apparus et auraient-ils tous été concernés par cette loi ?

Après la Révolution de la dignité [février 2014, ndlr], l'Ukraine a mis en place un système anticorruption complet, à partir de zéro. Ce système repose sur les principes de transparence, de concurrence ouverte pour l'accès aux postes de direction, de responsabilité interne et d'adoption des meilleures pratiques internationales. Il repose sur :

  • Le Bureau national anticorruption d'Ukraine (NABU) – un organisme indépendant chargé de l'application de la loi et des enquêtes ;
  • Le Bureau du Procureur spécialisé dans la lutte contre la corruption (SAPO) – qui supervise le travail du NABU et représente les affaires devant les tribunaux ;
  • La Haute Cour anticorruption – chargée de juger les affaires de corruption de haut niveau.

Ces trois organes ont une compétence exclusive sur les affaires de corruption très médiatisées. Il existe également l'Agence nationale pour la prévention de la corruption (National Agency on Corruption Prevention, NACP), chargée de gérer le système électronique de déclaration des avoirs et d'élaborer la politique de lutte contre la corruption.

Ces institutions jouent un rôle central dans le processus de réforme et la résilience démocratique de l'Ukraine.

Qu'en est-il de l'AntAC ?

L'AntAC subit également une pression énorme. Le bureau du Président, s'appuyant sur l'ancienne agence d'enquête nationale et sur des chaînes Telegram anonymes, tente de faire passer Vitaly Chabounine pour un « insoumis » et un « fraudeur », alors qu'il s'est engagé volontairement dans la Défense territoriale dès le début de la guerre, a participé à la défense de la région de Kyiv et a également été déployé dans l'est et le sud du pays.

Le SBI (Bureau d’enquête d’État) a délivré mandat contre V. Chabounine pour « soustraction au service militaire » et « fraude ». Dans le même temps, le Bureau a procédé à des perquisitions sur les lieux où Vitaly a servi dans la région de Kharkiv, dans la maison où vit actuellement sa famille à Kyiv, et même dans l'appartement de la mère du Héros de l'Ukraine, le défunt pilote de chasse Andriy Juice Pilshchykov, dans lequel V. Chabounine a temporairement séjourné pendant son service à Kharkiv. Toutes ces perquisitions ont eu lieu sans mandat, avec de nombreuses violations du droit et sans la présence d'un avocat. Les enquêteurs ont saisi le téléphone de Vitaly, celui de sa femme et même les téléphones et tablettes de ses enfants mineurs.

Ces pressions s'accompagnent d'une vaste campagne de discrédit, principalement via les chaînes Telegram pro-présidentielles.

Ces attaques visent à discréditer V. Chabounine et AntAC, et à perturber nos activités principales de défense des droits et de surveillance.

Peut-on établir un lien entre ces événements et le remaniement ministériel majeur qui a eu lieu le 17 juillet ?

Seulement comme une autre pièce du puzzle, dans le cadre plus large des tentatives du Président pour renforcer son contrôle sur le pays.

 

Lien vers la version anglaise de l'article.

Pour citer cet article : Céline BAYOU (2025), « Ukraine : l’adoption de la loi du 22 juillet constitue un point de rupture – Entretien avec Olena Halushka », Regard sur l'Est, 26 juillet.

10.5281/zenodo.16450627

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