Certes, Moscou et Saint-Pétersbourg ont tendance à focaliser l'attention de tous les quotidiens et autres organes d'information... mais est-il bon de s'appesantir sans cesse sur les difficultés que rencontre un pouvoir fédéral malmené par les frasques de ses dirigeants? La Russie a une autre réalité, celle de régions riches en matières premières et en industries de toutes sortes. Parmi ces régions à l'énorme potentiel économique, la région (Kraï en russe) de Krasnoïarsk figure dans le peloton de tête avec plus de 80% de la production d'aluminium russe, des usines d'industrie lourde et d'énormes installations hydroélectriques héritées de la période soviétique. En outre, le fait qu'elle soit dirigée par un homme faisant parti des futurs candidats à l'élection présidentielle de l'an 2 000 lui confère une importance accrue et lui donne un statut très particulier, celui de terrain d'une lutte politique à l'échelle de tout le pays...[2]
Krasnoïarsk, modèle de la "privatisation" des affaires publiques
Etalée sur plusieurs milliers de kilomètres, au beau milieu de la Sibérie, la région de Krasnoïarsk (ou Katek, nom géographique de la région) comptant plus de 914 000 hab., a réparti le long du cours de l'Ienissei ses principales villes industrielles. L'économie de cet ensemble industriel, placée au quatrième rang des régions russes les plus prospères (sur quatre-vingt neuf), est cependant loin d'être catastrophique; celle-ci devrait même connaître une croissance de 1 % et un budget équilibré en 1999, d'après les propos de son gouverneur, Aleksandr Lebed[3].
La crise financière ayant frappé le pays semble avoir épargné la région ; les habitants, pour qui la pratique de l'épargne s'avère être impossible, ont, par conséquent, moins souffert de l'effondrement du système bancaire.Il n'en reste pas moins flagrant que la région de Krasnoïarsk demeure soumise à des moeurs politiques et des pratiques économiques propres au territoire russe. Faisant fi d'un état de droit qui peine à s'installer en Russie, chaque sujet de la fédération a construit un système de gestion personnalisé qui tient peu compte des lois et règlements édictés au sein de la soi-disant "fédération russe". Ainsi, la région de Krasnoïarsk ne fait pas exception et répond à l'un des quatre modèles de gestion des affaires locales définis par Natalia Lapina[4], en l'occurrence, celui de la "privatisation" des affaires publiques: dans ce cadre des relations entre pouvoir local et milieux d'affaires, la personne d'Anatolii Bykov se singularise vivement puisque ce dernier, propriétaire d'un très puissant groupe d'aluminium et soupçonné d'appartenir à une organisation criminelle, est intimement liée à la très médiatisée et tapageuse arrivée du général Lebed au poste de gouverneur de la région en mai 1998[5]...
Les propos rassurants tenus par Aleksandr Lebed ne doivent donc pas faire illusion. Les déclarations du gouverneur trouvent d'ailleurs un démenti formel dans les récents événements qui se sont produit sur le territoire de Krasnoïarsk, ne serait-ce qu'au regard des difficultés toujours plus grandes rencontrées par les populations de mineurs de la région[6]. Ceux-ci sont les victimes toutes désignées des manoeuvres de lutte contre la mafia locale, lutte menée par un Aleksandr Lebed désormais privé du soutien de son ancien "parrain", Anatolii Bykov, détenant toujours les principales firmes de la région; les grèves se multiplient depuis le mois de février, le climat social reste extrêmement tendu et ne laisse présager aucune amélioration tangible.
Les affres du fédéralisme
Elu le 17 mai 1998 au poste de gouverneur, à une large majorité, le général Lebed ne parvient que très mal à dissimuler son envie de parvenir au Kremlin. Mais avant de briguer la magistrature suprême, le général s'est fixé pour mission de désamorcer les intrigues continuellement nouées contre sa personne par les dirigeants en place à Moscou, tout en tentant de se tirer honorablement du bourbier sibérien dans lequel il s'est jeté. En effet, ce qui devait être une promenade de santé pour le fougueux général s'est vite transformé en parcours du combattant: la région de Krasnoïarsk, placée sous la houlette de Bykov, devient toujours plus dure à gérer. De plus, la récente volte-face de l'ancien allié d'Aleksandr Lebed, Anatolii Tchouïbass[7], multiplie les fronts sur lesquels le général doit livrer bataille. Comme si, par un fait exprès, sa lutte face à la mafia de Krasnoïarsk ne suffisait pas[8], celui-ci doit désormais rester vigilant à l'encontre des "grands pontes" de la capitale qui ont, depuis son élection, juré sa perte.
Mais quel est le véritable enjeu de cette lutte à mort? L'ambitieux projet d'Aleksandr Lebed consistant à créer des holdings (dirigés par le pouvoir local) qui géreraient les puissants groupes privés de la région n'est certes pas étranger à tout ce remue-ménage au niveau fédéral et illustre un autre malaise inhérent à la fédération de Russie: la mauvaise répartition des contributions destinées au budget fédéral et des dotations que le Centre destine aux périphéries.
Dans le cas présent, treize régions contribuent, à hauteur de 55 %, aux versements des impôts fédéraux mais ne reçoivent, en paiement de leurs efforts, qu'un tiers des aides et des subventions; Krasnoïarsk fait partie du nombre de ces régions qui "payent pour les autres". En d'autres termes, la reprise en main de la région par Aleksandr Lebed passerait par une sorte de "nationalisation régionale" de certaines entreprises, ce qui, du même coup, accentuerait le séparatisme économique que plus d'une région russe tente de mettre en pratique en ce moment... projet qui prend tout son sens lorsque l'on a en tête les pratiques de certaines entreprises privées de la région de Krasnoïarsk qui ne rechignent pas à utiliser les ressources et la main d'oeuvre de la région, à acheter leurs matières premières en zones franches, et ce, sans s'acquitter pour autant de leurs impôts! Autant dire que le Centre n'a aucun intérêt à laisser trop de latitude au "réformateur" Lebed, qui n'hésite pas à jeter l'anathème sur la démocratie telle qu'elle se pratique à Moscou.
Tremplin politique glissant
Le gouverneur Lebed est donc pris entre les feux croisés d'intérêts divergents que matérialisent les "grands empires" actuellement au pouvoir[9]. Ayant mis un doigt dans l'engrenage, celui-ci n'a pu se retirer à temps de la machine infernale mise en place par des politiciens plus aguerris que lui. Aleksandr Lebed, malgré toute sa pugnacité se voit donc écarté, rejeté par ses anciens alliés qui n'ont eu aucun scrupule à provoquer un retournement d'alliance.
Le général Lebed a-t-il bien "calculé son coup" ? Telle est la question triviale que n'importe quel observateur quelque peu lucide serait en droit de se poser au vu et au su des récents événements qui sont liés au destin mouvementé de ce personnage fraîchement élu à la tête du gouvernement de Krasnoïarsk. Si l'élection du mois de mai 1998 avait mis un terme à la traversée du désert dudit général, ce n'est, a-t-on envie d'ajouter, que pour mieux lui ouvrir les portes d'insondables abysses. Car que peut-il espérer actuellement ? Sa popularité a de nouveau sombré: un sondage du mois de janvier 1999[10] le crédite en effet de 9 % des intentions de vote (contre 20 % pour Guennadi Ziouganov, 15 % pour Evgueni Primakov et Iouri Loujkov). Cette soudaine baisse de popularité du général n'a d'égale que la rapidité avec laquelle une grande confiance lui avait été accordée par les habitants de Krasnoïarsk, population traditionnellement considérée par les instituts de sondage comme le reflet, à petite échelle, de l'opinion publique russe.
Is anyone running Russia ?[11]
L'opinion publique, lassée par toute cette série de manoeuvres opaques et otage d'un grand dégoût pour tout ce qui concerne la situation actuelle, ne sait plus trop à quel saint se vouer. La disgrâce s'abat sur de nombreux anciens "outsiders"[12], la perte de terrain d'Aleksandr Lebed ne faisant désormais plus de doutes face à l'échéance toujours plus proche des présidentielles de l'an 2000. Ainsi, en l'espace de quelques mois, le général Lebed est passé d'une position de favori de la prochaine présidentielle à un état de sursis politique. Pour reprendre les gros titres de la presse du mois de mai 1998, le général Lebed ne fait désormais plus "trembler le Kremlin". Les rudes conditions climatiques de Krasnoïarsk combinées aux vents violents venus de Moscou auraient-elle eu raison du tempérament d'Aleksandr Lebed ?
* François VILALDACH est l'auteur de l'article.
[1] cygne se dit lebed en russe.
[2] Traduit du russe par N. Struve, Anthologie de la poésie russe, YMCA-PRESS, 1994.
[3] Interview paru dans La Tribune du 6 novembre 1998.
[4] Natalia Lapina distingue quatre modèles de relations présidant aux relations entre pouvoir local et milieux d'affaires: le parrainage, le partenariat, la contrainte et la "privatisation" des affaires publiques, tous ces modèles étant "imposés par des hommes forts peu soucieux de légitimité démocratique, les deux premiers modèles [ayant] parfois favorisé le développement local, les deux autres l'ayant freiné ou ayant favorisé la dilapidation des richesses et l'expansion de la mafia", in Courrier des pays de l'est N°436, janvier 1999.
[5] se reporter à l'article Rossii Lebed noujen? et à l'interview du général in Vlast (19 mai 1998).
[6] Izvestia du 19 février 1999.
[7] Izvestia du 17 et 19 février 1999.
[8]"En janvier le général Lebed expliquait ses difficultés politiques à Krasnoïarsk, où il fut élu gouverneur avec le soutien du parrain local Anatoli Bykov, par une offensive " de la mafia qui contrôle 70% de l'économie de la Sibérie"" in Le Monde du 26 février 1999.
[9] Pour la définition de "grands empires", on peut se reporter à l'article du Monde du 26 février qui distingue, de manière assez pertinente, quatre ensembles formés respectivement par la présidence, le système Primakov, le système Loujkov et les oligarques "traditionnels".
[10]paru dans The Economist du 6 février 1999 (Public Opinion Foundation).
[11] Titre d'un article de la revue The Economist du 6 février 1999.
[12] "Les hommes de la Russie pour l'an 2000" d'H. Carrère d'Encausse, Le Figaro du 11 janvier 1999.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #15 : "La Russie ne relève pas de la raison"
Faiblesse, crise, corruption, débâcle, abus de pouvoir, affairisme, mafia, etc. sont autant de qualificatifs qui, appliqués à la Russie, se répètent à longueur de page dans bon nombre de périodiques,…