En décidant le 23 mars dernier de lancer des frappes aériennes contre la Yougoslavie (Serbie et Monténégro), les Etats-Unis et leurs alliés de l'OTAN ont voulu régler par la force ce que la diplomatie désarmée n'avait pu résoudre : le problème du Kosovo, longtemps ignoré comme tel par la communauté internationale. A l'évidence, les moyens mis en oeuvre n'ont pas été à la hauteur de l'ambition pacificatrice poursuivie : Slobodan Milosevic a profité de la situation de guerre et du départ des observateurs de l'O.S.C.E. pour accélérer la purification ethnique, sans que l'arme aérienne puisse réellement l'en empêcher.Aujourd'hui, les objectifs à atteindre au Kosovo sont donc semblables à ceux que l'on pouvait soutenir avant les bombardements. Leur réalisation est seulement rendue plus impérative par l'aggravation de la répression serbe et des souffrances endurées par les Kosovars albanais. Il importe d'abord de faire cesser massacres et déportations et de ramener chez eux les centaines de milliers de réfugiés. L'action à mener relève ici du domaine humanitaire et concerne la survie immédiate de la population civile. Elle ne saurait se suffire à elle-même et doit s'inscrire dans la durée en laissant place à un projet politique qui garantisse définitivement les droits des Albanais du Kosovo.
Kosovo et Serbie : deux réalités distinctes
Cet objectif revient à définir et construire de nouveaux rapports entre le Kosovo et la Serbie. Car on peut désormais l'affirmer avec certitude : le Kosovo, ce n'est pas la Serbie. Paradoxalement, Milosevic est lui-même à l'origine de cette différenciation. En supprimant l'autonomie de la province à majorité albanaise (1989) et en y instaurant un régime oppressif et discriminatoire d'une autre nature que celui qui a cours en Serbie, il l'en a objectivement détachée et exclue pour lui donner une identité propre.
L'argument historico-sentimental si souvent utilisé n'y changera rien. Le type de raisonnement qu'il sous-tend permettrait d'élaborer des propositions aussi ineptes qu'une revendication de Kiev (capitale du premier Etat russe) par la Russie, ce qui ne manquerait probablement pas de froisser les Ukrainiens.Mais surtout, cet argument ignore le présent et le droit à l'autodétermination des peuples, dont les Albanais du Kosovo ne cessent de se prévaloir. La politique de Milosevic n'a fait qu'accroître chez eux les revendications indépendantistes.
En octobre 1991, ils proclament une République indépendante du Kosovo, progressivement dotée d'un président, d'un gouvernement et d'un parlement, avant que n'apparaisse une organisation armée, l'U.C.K., voulant gagner l'indépendance par la force. Quels qu'en soient les aspects, la violence de l'U.C.K. ne peut être mise sur le même plan que celle de l'armée, de la police et des milices serbes. Cette dernière relève du nationalisme d'oppression et s'exerce contre les civils autant que contre l'U.C.K. La première est une violence d'émancipation dont les cibles sont principalement militaires ; il s'agit d'une violence seconde, qui n'existerait pas sans la violence serbe initiale. Le terrorisme n'est donc pas là où certains souhaiteraient le voir.
Reconduire les bourreaux dans leurs fonctions ?
L'escalade de la brutalité a conduit les occidentaux à préconiser lors de la conférence de Rambouillet une " autonomie substantielle " du Kosovo, refusée par le pouvoir serbe. Cette proposition, que maintiennent les occidentaux, ne peut apporter de véritable solution au conflit. L'autonomie, si elle est bien le droit de s'administrer dans le cadre d'une organisation plus vaste, consisterait notamment pour le Kosovo à laisser les tâches de police et de défense, habituellement exercées par l'Etat, aux mains du régime serbe : les bourreaux seraient confirmés dans leurs fonctions !
L'indépendance du Kosovo, reconnue et garantie par la communauté internationale, paraît être la seule voie possible pour sortir de la guerre. L'opinion selon laquelle une modification des frontières en Serbie créerait un effet de dominos en Europe, outre qu'elle repose sur le mythe de l'immuabilité des constructions politiques, renvoie à une bien piètre approche de la complexité des mouvements d'émancipation nationale, réduits à de simples phénomènes d'imitation mécanique. La partition de la Tchécoslovaquie en 1992 a-t-elle jamais suscité une épidémie de divorces nationaux ? L'accès à l'indépendance des anciennes républiques soviétiques a-t-il déclenché un syndrome indépendantiste hors du cadre post-soviétique ?
Une indépendance de survie
L'indépendance que l'on peut espérer pour le Kosovo ne correspondrait pas à un repli identitaire mais consisterait à rompre tout lien avec l'agresseur pour s'en prémunir. Il s'agirait d'une indépendance de survie, d'une indépendance pragmatique, qui loin de se couper du monde ferait appel à lui pour exister. Seule en effet l'intervention terrestre d'une force armée internationale (avec ou sans l'"accord" de la Serbie), semble pouvoir débarrasser le Kosovo de ses tortionnaires, assurer la survie des civils, le retour des déportés, et organiser la vie démocratique de la nouvelle entité. Cette dernière mission consisterait en particulier à protéger la minorité serbe et à éviter la prise en main du pouvoir par la seule U.C.K. au détriment des indépendantistes " politiques ".
Une telle intervention doit-elle se faire sous mandat de l'ONU ou indépendamment de cet organisme ? Après avoir joué, avec la Chine, les tartufes de la légalité internationale, la Russie a réfréné ses ardeurs proserbes et s'est efforcée d'arracher à Milosevic l'acceptation d'un déploiement de troupes au sol, auquel elle participerait. Le président yougoslave ne semble pas prêt à accepter ce genre de proposition, qui consacrerait son humiliation politique et militaire. C'est donc à une intervention guerrière qu'il faut songer (bien que ce scénario ne soit pas selon l'OTAN à l'ordre du jour). Si elle venait à se réaliser, les membres de l'Alliance devraient vraisemblablement se passer de l'éminent patronage de la Russie et de la Chine, dernier allié de Milosevic au Conseil de sécurité, et s'appuyer sur la légitimité de leur action, à défaut d'une légalité illusoire, dépendant du seul bon vouloir de deux Etats bien peu soucieux de démocratie à l'intérieur de leurs frontières.
A terme, si la démocratie parvient à s'imposer dans tous les Balkans, pourquoi ne pas envisager la réintégration du Kosovo dans des structures politiques plus larges, en dernier lieu l'Union européenne ? Tout dépend aujourd'hui de la volonté politique des Etats-Unis et de l'Europe. S'ils refusent d'agir, que les premiers cessent de se targuer de leur leadership mondial et que nos gouvernants européens, qui battent actuellement campagne en répétant à l'envi leur désir de construire une Europe politique, aient la décence de se taire.
Illustration : Edouard COP
* auteur : Mathurin GAULMES