Vers un ‘raskol’ moldave ?

Une lettre rédigée par le Métropolite de Moldavie, révélée à la presse en octobre 2023, a fait l’effet d’une bombe, dans un pays plus connu pour ses oligarques en fuite que pour ses popes réfractaires. En cinq pages, le chef de l’Église orthodoxe moldave accuse le Patriarcat de Moscou d’avoir « poussé à la périphérie de la société » l'Église moldave, rattachée au Patriarcat russe depuis 1940. Loin d’être une simple guerre de chapelle, cet épisode illustre les tensions à l'œuvre dans la société moldave, qui se défait progressivement de l’influence russe pour mieux se tourner vers l’Europe.


Cathédrale de la Nativité de Chisinau, siège de l’Église orthodoxe de Moldavie d’obédience russe (© Alexandre Lorot).En Moldavie, où 90 % de la population se déclare orthodoxe, la période des fêtes de fin d’année a été abordée avec une certaine sérénité. Au prix d’importants efforts, le pays était cette fois préparé pour l’hiver puisque Chisinau s’est coupé de ses liens directs avec Gazprom. La Russie a donc perdu un important levier d’influence dans ce pays qu’elle considère comme faisant partie de son « étranger proche ». Le renforcement de la sécurité énergétique moldave tombe à pic, alors que le pays a subi fin novembre une violente tempête venue de la mer Noire. Paysage enneigé mais chauffage assuré, et avec la perspective, annoncée le 14 décembre, de l’ouverture des négociations pour l’adhésion à l’Union européenne : la situation semblait plutôt bonne pour aborder 2024. Pourtant, derrière les lourdes portes et les vapeurs d’encens des églises qui se sont emplies de fidèles le 7 janvier pour fêter Noël selon le calendrier grégorien(1), une résistance s’organise.

Querelle de clocher entre Moscou et Chisinau

Tout a commencé par une lettre. Non pas une lettre adressée à Moș Crăciun ou à Ded Moroz(2), mais une lettre pour Cyrille, Patriarche de Moscou, rédigée en septembre par le métropolite Vladimir, Primat de l’Église orthodoxe de Moldavie. Cette lettre a été rendue publique le 20 octobre par le député du parti d’extrême-droite AUR Vlad Cubreacov. Dans sa missive au ton quelque peu désespéré, Vladimir accuse la Russie d’avoir abandonné l'Église de Moldavie. Il explique qu’en raison de son appartenance au Patriarcat de Moscou, la société moldave perçoit son Église comme « un avant-poste du Kremlin et un soutien à l’intervention russe en Ukraine ». Selon Vladimir, « cette connexion équivaut à notre disparition de la scène religieuse et sociale du pays, en vertu d’un rejet ferme par nos concitoyens de l’interférence agressive de la Russie dans les affaires de l’Ukraine, pays voisin et ami, mais également dans nos propres affaires ».

En effet, la Moldavie a été en première ligne pour l'accueil des réfugiés ukrainiens suite à l’invasion russe : ils ont été presque 1 million depuis le 24 février 2022 à franchir la frontière qui sépare les deux pays(3), un chiffre colossal – même si tous ne sont pas restés – rapporté aux 2,5 millions de Moldaves. Le rejet de l’agression russe s’accompagne d’une aspiration européenne grandissante : fin 2022, 63 % de la population déclarait soutenir la candidature du pays à l’UE(4), déposée par la présidente pro-européenne Maia Sandu quelques semaines après l’invasion. Sans oublier les multiples tentatives de déstabilisation dont Chisinau accuse le Kremlin : financement des partis d’opposition, fausses alertes à la bombe récurrentes, chantage gazier et, bien sûr, soutien à la région séparatiste de Transnistrie. Dans un tel contexte, le rattachement de l'Église moldave au Patriarcat de Moscou, héritage impérial, est de plus en plus décrié. D’autant que le Patriarche Cyrille est totalement subordonné à la volonté du Kremlin et soutient ouvertement la guerre en Ukraine, allant jusqu’à bénir les soldats et les armes partant au front.

Cathédrale de la Nativité de Chisinau, siège de l’Église orthodoxe de Moldavie d’obédience russe (© Alexandre Lorot).

© Alexandre Lorot

La disgrâce moldave du Patriarcat de toute la Russie

À son indépendance en 1991, la Moldavie se retrouve avec deux Églises orthodoxes, dont chacune revendique son autorité sur le territoire de l’ancienne république socialiste soviétique(5): d’un côté, la Métropole de Chisinau et de toute la Moldavie rattachée au Patriarcat de Moscou et de toute la Russie, et de l’autre la Métropole de Bessarabie rattachée au Patriarcat de toute la Roumanie. Les prétentions de ces deux Églises se fondent sur le passé tumultueux de la Moldavie qui fut tour à tour une principauté roumaine, puis une province de l’Empire russe sous le nom de Bessarabie suite à son annexion en 1812, avant d’être intégrée à l’Union soviétique en 1940 après avoir brièvement déclaré son indépendance puis son rattachement à la Roumanie en 1918. Saisie en 2002, la Cour européenne des Droits de l’Homme a établi la légitimité des deux Métropoles. Celle de Moldavie est de loin la mieux implantée, captant près de 90 % des orthodoxes du pays. Depuis le jugement de la CEDH en 2002, le débat n’avait pas trouvé de véritable écho dans la conscience publique moldave, jusqu’à l’automne 2023.

La lettre du Métropolite reflète la crise que traverse l’Église orthodoxe moldave. Avant 2022, l'Église était citée comme une institution de confiance par presque 70 % des Moldaves interrogés. Ce seuil est tombé à 62,5 % en 2022, puis à 58 % en 2023. Outre par le rejet croissant de l’influence russe, cette baisse de confiance s’explique par de multiples facteurs. Le rôle de l’Église durant la pandémie tout d’abord, période au cours de laquelle elle s’est illustrée par sa campagne de désinformation contre les vaccins. L’Église n’a pas non plus brillé dans l’accueil des réfugiés, là où les autres cultes ont apporté un soutien parfois très actif aux Ukrainiens. Au contraire, les prêtres de l’Église orthodoxe de Moldavie ont soutenu, de manière plus ou moins assumée, l’agression russe en Ukraine. C’est le cas de l'archevêque Marcel de Balti, notoirement pro-russe, qui a défié la loi moldave en arborant un ruban de Saint-Georges à l’occasion du Jour de la Victoire, le 9 mai 2022.

Mais il semblerait que le Métropolite ne se satisfasse plus de cette position de relais de l’influence russe en Moldavie. Le Primat pointe du doigt l’attitude « irrespectueuse » de Moscou envers Chisinau. Dans sa lettre, Vladimir se fait amer en évoquant ses efforts pour attirer l’attention de Cyrille sur les difficultés rencontrées par ses ouailles. Le Métropolite aurait notamment demandé des fonds pour compenser l’augmentation des prix du chauffage, conséquence directe de la guerre menée par la Russie en Ukraine. L’homme d’église reproche également à la Russie son paternalisme envers la Moldavie, et l’accuse de traiter les Moldaves « comme un peuple périphérique et veule, privé du droit de prendre les décisions qu’il considère nécessaires pour son bien-être et sa prospérité ».

Cathédrale de la Nativité de Chisinau, siège de l’Église orthodoxe de Moldavie d’obédience russe (© Alexandre Lorot).

© Alexandre Lorot

Du pain béni pour la Métropole de Bessarabie

Dans sa lettre, le Métropolite évoque également l’influence grandissante du Patriarcat roumain. Selon lui, l’Église orthodoxe roumaine se montre plus attractive, proposant des rémunérations deux fois supérieures au salaire moyen, ainsi qu’un régime de sécurité sociale et de retraite. La publication de la lettre est venue accélérer le processus de réorganisation du paysages religieux en Moldavie et a conduit à un mouvement important au sein des paroisses moldaves, faisant planer le spectre d’un « raskol », terme consacré pour désigner le schisme de l’Église orthodoxe russe au XVIIème siècle. Depuis, 14 d’entre elles sont passées sous l’autorité du Métropolite de Bessarabie, la dernière en date étant l'église de Saint-Nicolas à Chisinau, le 3 décembre. Onze prêtres ont été défroqués pour leur changement d'allégeance, et la Métropole de Bessarabie a annoncé son intention de récupérer la cathédrale de Saint Constantin et Helena de Balti, au grand dam de l’archevêque Marcel.

Le sermon de Vladimir a fait des émules : des prêtres de huit églises de Chisinau ont à leur tour pris leur plume le 11 novembre pour demander le rattachement à la Métropole de Bessarabie. Deux jours plus tard, ce fut au tour du prêtre Pavel Borschevsky, basé à Chisinau, de se fendre d’une lettre ouverte appelant le métropolite Vladimir à organiser le départ de l’Église orthodoxe moldave et l’union avec le Patriarcat roumain. Face à l’ampleur des réactions, le métropolite Vladimir a convoqué un synode des popes le 16 novembre, duquel il n’est pas sorti grand-chose, sinon que l’Église orthodoxe de Moldavie restait unie et que le rattachement au Patriarcat roumain n’était pas envisagé.

Cathédrale de la Nativité de Chisinau, siège de l’Église orthodoxe de Moldavie d’obédience russe (© Alexandre Lorot).

© Alexandre Lorot.

L’influence de la Russie continue de reculer en Moldavie

Ce désaveu du Patriarcat de Moscou au sein d’une institution traditionnellement présentée comme un instrument de l’influence russe est frappant. Le mépris russe affiché pour la Moldavie, qui transparaît dans l’attitude du Patriarcat, finit par faire réagir même ses plus fidèles soutiens. Après le secteur de l’énergie, il semblerait que ce soit le domaine de l’esprit et de la foi qui cherche à se libérer de l’ancienne puissance tutélaire. La réaction des paroisses est la preuve du changement d’orientation de la société moldave, dans un pays où l'Église joue un rôle dans la formation de l’identité, particulièrement dans les zones rurales.

Le rattachement à l’Église roumaine s'accompagnerait toutefois de quelques questions délicates, notamment sur la désignation d’un unique Métropolite moldave. Une autre voie existe : celle de l’autocéphalie. Ce fut la décision de Kyiv en 2018, en réaction à l’agression russe en Crimée et au Donbass. Cependant, la taille réduite de l'Église orthodoxe moldave et la force des liens avec la Roumanie rendent ce choix peu vraisemblable. La lettre du métropole Vladimir appelait à un changement radical mais, sans décision de sa part et sans réponse de Moscou, le scénario le plus probable reste celui d’une multiplication des initiatives des prêtres et des diocèses, dans la lignée de ceux qui ont déjà rejoint la Métropole de Bessarabie. À moins qu’une réponse du Patriarcat moscovite ne vienne rassurer les fidèles. Vladimir s’est bien rendu le 27 décembre à Moscou pour la réunion du Saint-Synode de l’Église orthodoxe russe, mais on ignore si les tensions au sein de l’Église moldave ont été évoquées à cette occasion. Il paraît en tout cas peu probable que Cyrille daigne répondre publiquement.

 

Notes :

(1) La Métropole de Bessarabie (obédience roumaine) fête Noël le 25 décembre, tandis que la Métropole de Moldavie (obédience russe) le célèbre le 7 janvier. De fait, nombre de Moldaves fêtent Noël deux fois. Cette année, la présidente Maia Sandu a présenté ses vœux le 24 décembre mais le pays n’a pas suivi l’Ukraine dans son changement « officiel » de la date de célébration.

(2) Équivalents roumain et slave du Père Noël.

(3) Chiffres du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (consulté le 29 décembre 2023). Début décembre 2023, le HCR estimait à près de 113 000 le nombre d’Ukrainiens enregistrés en Moldavie.

(4) Sondage réalisé par l'International Republican Institute en décembre 2022.

(5) Il est à noter qu’une telle organisation de l’Église orthodoxe n’est pas un cas unique. Elle s’apparente par exemple à la situation en Estonie.

 

Vignette et photo : Cathédrale de la Nativité de Chisinau, siège de l’Église orthodoxe de Moldavie d’obédience russe (© Alexandre Lorot).

 

* Apolline Carras est étudiante en Master 2 Relations internationales et russe à l’Inalco.

Lien vers la version anglaise de l’article.

 

Pour citer cet article : Apolline CARRAS (2024), « Vers un ‘raskol’ moldave ? », Regard sur l'Est, 15 janvier.

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