Y a-t-il une vie politique au Haut-Karabakh ?

À l'issue des pourparlers de paix menés sous l'égide du Groupe de Minsk, la détermination du statut du Haut-Karabakh est toujours suspendue sur le plan international.


soldats de l'Armée du Haut KarabakhAlors que, sur le territoire, un véritable processus d'institutionnalisation a forgé les structures du nouvel État. Non seulement ce nouvel ordre est hermétique au pouvoir politique azerbaïdjanais, mais l'existence d'un danger réel externe produit l'effet d'un catalyseur d'institutionnalisation.

Le Karabakh reste à bien des égards un "objet étatique mal identifié"[1]. Son statut international est toujours indéterminé. Les pourparlers de paix menés par le Groupe de Minsk (co-présidé par les Etats-Unis, la France et la Russie) dans le cadre de l'OSCE, peinent à sortir des limbes. Si le cessez-le-feu obtenu par la Russie en mai 1994 a permis de mettre fin à des hostilités qui ont fait plus de 30 000 victimes, les négociations butent toujours sur la définition du statut de l'enclave. Toujours non reconnue au plan international, la république du Haut-Karabakh -qui a proclamé son indépendance en 1991- a néanmoins connu ces dix dernières années un véritable processus d'institutionnalisation. Ce processus a perpétuellement été tiraillé entre logique politique et logique militaire mais on peut très nettement distinguer trois étapes : celle de l'émergence des premières institutions politiques sous l'égide du pouvoir militaire, celle de la recherche d'un équilibre entre champ militaire et champ politique au sortir de la guerre et celle, enfin, de la victoire apparente du politique.

L'institutionnalisation dans le conflit (1991-94)

La guerre n'a pas, dans les premières années, permis l'apparition d'un authentique champ politique[2]. Entre la déclaration d'indépendance en 1991 et le cessez-le-feu en 1994, le Haut-Karabakh n'a eu qu'une préoccupation : la défense du territoire. La prégnance des questions militaires a empêché l'émergence d'un vrai débat politique. Cependant, trois événements signent le début d'un processus d'institutionnalisation au Karabakh : le référendum sur l'indépendance, dans le Haut-Karabakh (10 décembre 1991), l'élection du premier Parlement de la République (28 décembre 1991) et la première session du Parlement qui déclare officiellement l'indépendance de l’État.

Au cours de cette première période d'institutionnalisation, la scène politique est dominée par un seul acteur, le Parlement, qui désigne son président. La deuxième institution politique qui voit le jour après le Parlement est un organe militaire : le Comité d’État à la Défense. Institué le 12 juillet 1992, il fait office d'organe exécutif et se charge de coordonner l'effort de guerre (constitution d'une armée, regroupement des différentes brigades de défense)[3].

Le pouvoir puise sa légitimité dans une série de scrutins au suffrage universel direct organisés auprès de la population. On en compte huit entre 1991 et 2001 : le référendum sur l'indépendance (1991), les élections législatives (1991, 1995 et 2000), les élections présidentielles (1996 et 1997) et les élections municipales (1998 et 2001). Les dernières élections municipales organisées en septembre 2001 ont été, cependant, critiquées par le Conseil de l'Europe qui a mis en doute leur légitimité et déclaré qu'elles pourraient compromettre un peu plus les chances d'un règlement du conflit du Karabakh.

Jusqu'en 2000, il n'y a pas au Karabakh de vrai cadre partisan : la population du Haut-Karabakh est très peu politisée. Deux raisons principales peuvent être invoquées. Compte tenu, d'une part, de l'expérience du communisme, la population éprouve une certaine méfiance à l'égard des partis politiques. D'autre part, une aspiration commune à "la paix et au travail" l'emporte largement sur les clivages d'ordre idéologique. Il n'y a alors pas de place pour la formulation d'alternatives politiques. Selon certains, le régime de la loi martiale, instauré en 1992, a aussi eu pour effet de limiter la multiplication des partis politiques.

Il existe néanmoins, au cours de cette période, quelques partis politiques et certains sont représentés à l'Assemblée nationale. Moins d'un député sur dix est cependant, à l'époque, issu de l'un de ces partis[4]. En règle générale, l'électeur vote moins pour un programme que pour une personne, reconnue pour ses qualités de leader.

Entre 1991 et 1994, la défense reste un secteur particulièrement sensible auquel est subordonnée la survie de l'Etat. Le Haut-Karabakh est alors, sous le régime de la loi martiale, un État fortement militarisé. L'armée du Haut-Karabakh, forte de 15 000 hommes (pratiquement 10 % de la population) est omniprésente, notamment aux frontières et dans les territoires azerbaïdjanais sous son contrôle.

Sphères de pouvoir

La constitution d'un véritable champ politique est contemporaine de la deuxième période d'institutionnalisation, postérieure au cessez-le-feu (mai 1994). Deux nouvelles institutions ont alors vu le jour et marqué la modification d'un agenda politique jusque-là dominé par la question de la Défense. Les lois des 21 et 22 décembre 1994 instituent un président de la République et un gouvernement[5]. Le Parlement a également fait l'objet d'une loi le 22 décembre -l'étendue de ses pouvoirs n'avait été définie, jusqu'alors, que par référence au droit soviétique.

Le régime présidentialiste du Haut-Karabakh ressemble au régime arménien dont il s'est inspiré. Il se caractérise par la dualité des élections à portée gouvernementale : le président de la République et le Parlement sont chacun élus pour cinq ans au suffrage universel direct. Le président peut dissoudre l'Assemblée nationale et le Parlement peut, théoriquement, renverser le Gouvernement par le refus de la confiance.

L'institutionnalisation du Haut-Karabakh voit parallèlement se développer des réseaux informels sous-jacents : sphères de pouvoirs politique et militaire, allégeances particulières et clans locaux sont les terrains de confrontation et de résistance à la montée d'un pouvoir politique légitime et unique. Si jusqu'en 1999, l'homme fort de l’État est officiellement le président de la République, la réalité est toute différente. Le véritable personnage fort du Haut-Karabakh est le ministre de la Défense, Samuel Babayan également commandant en chef des armées et véritable "seigneur de la guerre"[6]. L'opposition entre une sphère militaire et une sphère civile révèle la tension existant entre un scénario de sortie de la guerre et la crainte permanente d'une reprise des combats.

L'exclusivisme du champ politique

L'événement le plus marquant dans l'actualité politique de ces dix dernières années est sans nul doute l'attentat manqué, en mars 2000, contre le président du Karabakh, Arkadi Ghoukassian. S'il n'a finalement pas ébranlé les structures de l'Etat, il semble avoir mis fin à la "guerre des sphères", qui opposait le pouvoir présidentiel à l'homme fort du Haut-Karabakh, Samuel Babayan, arrêté pour avoir planifié l'assassinat du président. On a avancé plusieurs hypothèses pour expliquer le conflit qui opposait, depuis 1997, les deux hommes. On a, par exemple, dit que Babayan gênait le pouvoir car il était le tenant d'une position particulièrement dure sur la question du statut du Haut-Karabakh. Selon la ligne officielle, le différend était cependant davantage lié à des considérations fiscales que politiques.

Alors qu'il était l'un des hommes les plus riches du pays, notamment grâce aux monopoles qu'il détenait sur les productions de première nécessité, Babayan ne réglait pas d'impôts. La chute de Babayan symbolise, toujours selon cette ligne, la fin des allégeances particulières. Le ministre des Affaires étrangères du Karabakh, N. Melkoumian n'en a pas moins rappelé que son arrestation était à la fois une étape dans le processus de démocratisation de l'ancienne enclave et une chance pour le règlement du conflit[7].

Les élections législatives de juin 2000 ont en tout cas permis l'émergence officielle d'une majorité présidentielle au Parlement : le Mouvement démocratique Artsakh obtient 13 sièges sur 33, auxquels s'ajoutent les dix sièges des députés "sans parti", pro-Ghoukassian. Le parti Dachnak, présent en Arménie et en diaspora obtient neuf sièges et le parti Armenagan, un. Ces élections ont permis de faire franchir un nouveau pas au processus d'institutionnalisation. La participation politique, par le truchement du nouveau cadre partisan, a été beaucoup plus importante. Les résultats obtenus par le parti Dachnak devraient aussi permettre la constitution d'une éventuelle mais authentique opposition.

[1] Selon l'expression de J. C. Colliard, à propos d'Andorre, in "L’État d'Andorre", AFDI, 1993, p. 377.
[2] Il existe bien un " Conseil des ministres " qui ne suffit néanmoins pas à déduire l'existence d'une réelle séparation des pouvoirs.
[3] Le Monde, 18 août 1992, p. 4. et Nouvelles d'Arménie avril 1998, p. 22
[4] Il s'agit des partis Dachnak, Chrétien-démocrate, Social-démocrate, Communiste, Armenagan, Front populaire, ainsi que des mouvements de soutien aux familles des combattants.
[5] Loi du 21 décembre 1994 relative au président de la République du Haut-Karabakh, article 5-4.
[6] J. Gueyras, "le Caucase malade de ses conflits", Le Monde Diplomatique, décembre 1998, p. 18.
[7] Exposé de Naira Melkoumian, ministre des Affaires étrangères du Haut-Karabakh, à l'IFRI, Paris, le 16 mai 2000.

Photo : un groupe du 8e régiment d'infanterie de Stepanakert, Armée de défense de la République du Haut-Karabagh. District du corridor de Latchine en août 1992 (source : CC0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=16122079)