À l’Est, le regroupement national

Pour les pays d'Europe centrale et orientale, sortir du système communisme au début des années 1990 a signifié mettre au cœur de leur vision du monde une certaine conception de la nation, notamment à travers des politiques renouvelées de citoyenneté.


Elektroougli, Russie, 2009N'en déplaise aux commentateurs qui s'élèvent contre une telle caractérisation, on peut constater que les pays ex-communistes véhiculent une conception largement ethnique de ce qui est leur nation[1].

Comment intégrer les « nôtres » ?

Cette vision ethnique se manifeste, d'abord, dans l'adhésion très stricte des pays ex-communistes au principe de ius sanguinis, la transmission de la citoyenneté par filiation, au détriment du principe de ius soli, l'obtention de la citoyenneté par naissance sur le territoire national sans égard à la citoyenneté des parents. Bien sûr, aucun pays européen ne pratique -ou ne pratique plus- le ius soli intégral, comme c'est encore le cas dans les pays du nouveau monde. Néanmoins, neuf pays ouest-européens ont adopté une forme modifiée de ius soli, en accordant d’emblée la citoyenneté aux enfants nés sur leur territoire de parents non-citoyens longtemps installés ou nés au pays. L'évolution des politiques ouest-européennes est dictée par la réalité de l'immigration depuis deux générations, une réalité que les pays ex-communistes n'ont pas (encore ?) connue.

Si les pays ex-communistes ont réglé, assez facilement, la question de savoir qui exclure d'emblée de la communauté nationale, ils ont dû déployer plus d'effort pour définir l'étendue ou les limites extérieures de cette communauté. Depuis la chute du communisme, divers États ont cherché à inclure des individus vivant en dehors de leurs frontières dans leur définition de la nation. Ici, il ne s'agit plus d'impérialisme mais de préférence ethnique. La première expression de cette volonté a été la création d'un statut de « compatriote à l'étranger » : « La Charte du Polonais » (Karta Polaka en polonais), la « Loi sur le statut de Hongrois », le « Certificat de Slovaque vivant à l'étranger » ou le statut de « Slovène sans citoyenneté slovène » sont autant de tentatives de reconnaître les liens qui unissent ces pays à leurs diasporas.

L'expérience n'a pas été heureuse. La Loi sur le statut de Hongrois (2001) a soulevé des objections véhémentes chez les voisins de la Hongrie, justement les pays où la loi devait trouver son application. Elle a également été critiquée par la Commission de Venise, une instance juridique du Conseil de l'Europe, comme qui y a vu une entorse à la souveraineté de ces pays d'application, et elle s'est finalement vue vidée de son sens par les modifications introduites afin de ne pas mettre en question l'entrée de la Hongrie dans l'Union européenne (UE).

Les autres « statuts de compatriotes » n'ont pas souffert de telles attaques mais ils ont été jugés insatisfaisants, tant par les pays émetteurs que par les bénéficiaires potentiels. Par exemple, ils ne donnaient pas automatiquement l'autorisation de s'établir dans la « patrie » qui les émettait.

La préférence ethnique

Face à l'inadéquation de telles tentatives de trouver une solution de rechange à l'octroi de la citoyenneté à des compatriotes à l'étranger, la plupart des États postcommunistes en Europe centrale et orientale ont introduit une préférence ethnique dans les dispositions régissant l'obtention de la citoyenneté. Ceci n'est pas réellement une spécificité régionale puisque quatre pays ouest-européens (à savoir l’Allemagne, la Grèce, l’Irlande et le Portugal)[2] procèdent ainsi, mais cette pratique est toutefois beaucoup plus répandue à l'Est. Cette préférence permet aux originaires ethniques de ces pays d'obtenir la citoyenneté sous un régime facilité, notamment une réduction dans la période d'attente.

Plusieurs pays restent insatisfaits, avec un régime de préférence ethnique qui se limite à faciliter l'incorporation des membres rapatriés de la diaspora. Ils vont plus loin, en accordant leur citoyenneté à certains compatriotes ethniques qui continuent de vivre à l'étranger. Jusqu'à présent, ceci a été la formule adoptée par la Bulgarie, la Croatie, la Serbie, la Lituanie, dernièrement par la Hongrie et, sous une forme moins explicitement ethnique, par la Roumanie. Pour cette dernière, il s'agit de terres de « la couronne de Saint Étienne » qui s'étendent surtout à la Slovaquie mais aussi à une grande partie de la Roumanie et à une partie de l'Ukraine, de la Serbie et même de l'Autriche.

Dans tous ces cas, il s'agit de ce qu'on pourrait appeler une forme de révisionnisme historique. Ces pays expriment, de façon symbolique et pacifique, leur rejet des frontières actuelles en admettant parmi leurs citoyens les habitants des territoires qu'ils considèrent, pour des raisons tant historiques qu'ethniques, comme leurs.

Pour la Bulgarie, il s'agit particulièrement de la Macédoine; pour la Croatie, c'est la Bosnie-Herzégovine; pour la Hongrie, il y va des provinces perdues à l'issue de la Première guerre mondiale[3]. La Roumanie offre sa citoyenneté aux anciens habitants et à leurs descendants des terres appropriées par l'URSS en 1940, ce qui correspond surtout à la Moldavie actuelle[4]. Depuis l'entrée de la Bulgarie et la Roumanie dans l'UE, Bruxelles a exprimé sa préoccupation quant à une telle extension de la citoyenneté européenne[5].

Mais la plus vive réaction à cette pratique reste toutefois celle de la Slovaquie, par rapport à la loi hongroise introduite sous le gouvernement de Victor Orban en 2010. Bratislava, ne se contentant pas de dénoncer cette innovation hongroise, a abrogé le droit à la double citoyenneté dont jouissaient les Slovaques, pour mettre sa minorité hongroise devant un choix détestable[5]. Puis, face à l'impossibilité d'amender cette mesure (notamment en raison des stratégies électorales pour le scrutin de mars 2012), la Hongrie a décidé de saisir l'Union européenne sur cette question, tandis qu’un citoyen slovaque d'origine hongroise, Oliver Boldoghy, s'est résolu à tester la conformité de la loi aux normes constitutionnelles et internationales en adoptant ouvertement la citoyenneté hongroise: il a été déchu de sa citoyenneté slovaque en novembre 2011.

Notes :
[1] L'Observatoire sur la citoyenneté (EUDO) a organisé un débat sur la question, «Is There (Still) an East-West Divide in the Conception of Citizenship in Europe?»EUI Working paper, RSCAS 2010/9.
[2] La France, quant à elle, accorde une préférence aux francophones de naissance ou aux ressortissants de pays francophones. L'Espagne facilite la naturalisation des Juifs sépharades. Parmi les dix pays recensés à l'Est, seules la République tchèque, l'Estonie et la Moldavie ne mentionnent pas une préférence ethnique.
[3] Notons que la Moldavie accueille dans sa citoyenneté tous ceux qui ont été déportés ou qui ont fui le pays depuis le 28 juin 1940, date de l'absorption par l'URSS. Une partie de la Roumanie d'avant 1940, la Bucovine du nord, se trouve aujourd'hui en Ukraine mais les informations sur les Ukrainiens qui auraient demandé la citoyenneté roumaine manquent, probablement en raison de l'interdiction formelle de la double citoyenneté en Ukraine.
[4] La Roumanie aussi s'est préoccupée des implications de cette disposition, en termes quantitatifs et « ethniques ». À la lumière de l'expérience de plusieurs années, elle a restreint l'offre de citoyenneté aux Moldaves et Ukrainiens qui, en plus de remplir la condition de résidence d'avant 1940, font état d'une connaissance de la langue roumaine et des éléments de la culture roumaine.
[5] Voir les documents publiés sur le site de EUDO et, en particulier, la discussion sur le thème «Dual Citizenship for Transborder Minorities? How to Respond to the Hungarian-Slovak Tit-for-Tat», EUI Working Paper, RSCAS 2010/75.

Sources principales:
Site de «European Union Democracy Observatory on Citizenship (EUDO)»: http://eudo-citizenship.eu.
Rainer Bauböck, Bernhard Perching & Wiebke Sievers (dir.), Citizenship Policies in the New Europe (expanded and revised edition), IMISCOE Research, Amsterdam: Amsterdam University Press, 2009, 460 pages.

* André LIEBICH est professeur d'histoire et politique internationales, Institut de Hautes Études Internationales et du Développement, Genève.

Photographie en vignette : Eric Le Bourhis, Elektroougli, Russie, 2009.