Baïkonour, l’écriture d’un nouveau chapitre spatial du Kazakhstan?

Les médias kazakhstanais s’intéressent au site de Baïkonour lorsqu’il s’agit de narrer les rituels succès du lancement de fusées, mais ils se font rarement l’écho de sa situation financière. Pourtant, il y aurait de quoi dire : certes rentable pour le gouvernement grâce à sa location aux Forces spatiales de la Fédération de Russie, Baïkonour est désormais confronté à une forte concurrence et au lancement de nouveaux projets internationaux. Mais le site n’entend pas se laisser distancer.

 


Navette Bouran, Nour-Soultan.Créée en 1956, la base de Baïkonour fut la fierté du programme spatial de l’Union soviétique, notamment avec le lancement du premier satellite artificiel (Spoutnik) en 1957, puis avec la mise en orbite dans l’espace du premier homme (Youri Gagarine) en 1961. La disparition de l’URSS et l’indépendance du Kazakhstan en 1991 ont posé la question de l’avenir du cosmodrome : le nouveau programme spatial russe, la concurrence internationale et la coopération spatiale franco-russe allaient-ils sonner le glas de ce site mythique ?

Vostotchny, le programme russe montant ?

Indépendante, la République du Kazakhstan continue de louer le cosmodrome de Baïkonour à la Fédération de Russie pour 115 millions de dollars (soit 100 millions d’euros) par an et l’État russe s’est engagé à verser des indemnités au Kazakhstan dans le cas où des fusées défaillantes s’écraseraient sur son territoire.

Mais le Président russe, désireux aussi d’assurer à son pays une autonomie stratégique en matière spatiale et de réduire sa dépendance économique vis-à-vis du Kazakhstan, a décidé en 2007 de construire le cosmodrome de Vostochny, situé dans la région de l’Amour, au sud-est de la Sibérie. Avec quelque retard, il a été mis en service en 2016. À ces volontés d’indépendance s’ajoute en outre le besoin de reconquérir un espace sibérien sur lequel la Chine tenterait d’exercer son influence.

Avant même la construction de Vostotchny, la Fédération de Russie possédait déjà un site de lancement installé en 1957 à Plessetsk, dans la région d’Arkhangelsk, au nord-ouest du pays. Ce site permet encore aujourd’hui des lancements de satellites sur orbites géostationnaires, malgré une position géographique peu avantageuse du fait de sa latitude septentrionale.

Dans un contexte de baisse des crédits fédéraux alloués au domaine spatial, Vostotchny s’est révélé une entreprise très onéreuse pour la Russie : son installation a coûté la bagatelle de 300 milliards de roubles (soit 4 milliards d’euros), tandis que la réputation de l’opération a été entachée par la révélation de détournements de millions d’euros par des compagnies impliquées dans la construction du site(1).

De plus, Vostotchny ne rencontre pas encore le succès escompté : le premier vol s’est déroulé le 28 avril 2016 et, depuis, seuls trois autres lancements ont eu lieu, dont un s’est soldé par un échec avec la perte d’un satellite en raison d’une erreur de programmation sur un étage de la fusée. Globalement, un fossé technologique se creuse avec les autres nations engagées dans le domaine spatial : ainsi, le premier vol des fusées Angara, qui doivent remplacer les fusées vieillissantes de type Proton, n’est officiellement prévu que pour 2021.

Baïkonour, un calendrier toujours rempli

Du fait du retard accumulé au cours de la construction du site de Vostotchny, la Fédération de Russie a eu tout intérêt à poursuivre son étroite collaboration avec la République du Kazakhstan. Même depuis l’entrée en service de Vostotchny, le carnet de commande de Baïkonour demeure globalement rempli et Roscosmos, l’entreprise d’État en charge de la mise en œuvre du programme spatial du gouvernement russe, a planifié en 2019 d’effectuer 13 lancements depuis Baïkonour sur les 20 prévus au calendrier national. Force est de constater que, même depuis 2016 et le premier lancement de Vostotchny, le nombre de lancements depuis Baïkonour n’a pas faibli : 7 sur 9 en 2016, 12 sur 18 en 2017 et 7 sur 10 en 2018(2).

Dans la stratégie spatiale internationale de la Russie, Baïkonour revêt un caractère essentiel en matière de vols habités. En effet, comme l’a prouvé le dernier vol du spationaute français Thomas Pesquet en 2016, Baïkonour reste l’un des deux seuls sites au monde capables d’envoyer des hommes en direction de la Station spatiale internationale (ISS). Pour mémoire, le second site est chinois et porte le nom de Jiuquan, mais les vols à bord de Shenzhou, vaisseau similaire à Soyouz, demeurent peu fréquents.

Si le premier président de la République du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaev, a échangé étroitement avec Vladimir Poutine pour obtenir une coopération spatiale jusqu’en 2050 dans le but de mettre en œuvre de nouveaux lanceurs, le Président élu en 2019, Kassim-Jomart Tokaev, s’est peu exprimé en termes de programme spatial et d’avenir pour Baïkonour(3). Son Premier ministre, Askar Mamine, s’est tout de même rendu le 26 septembre 2019 à Baïkonour pour rencontrer Dmitri Rogozine, le directeur de l’agence Roscosmos, dans le but de relancer le programme initialement baptisé Baïterek – fraîchement renommé « Nazarbaev-Start » – et qui concerne la création à Baïkonour d’un pas de tir pour fusées Angara : il est trop tôt encore pour savoir s’il s’agit d’une tentative qui pourra se révéler fructueuse ou d’un simple effet d’annonce, dans la lignée du changement de nom de la capitale acté en mars 2019.

Le chef du gouvernement a profité de cette visite pour vérifier l’avancée des travaux de construction de nouveaux logements alors que, depuis dix ans, les conditions de vie à Baïkonour se dégradent sous l’effet conjugué du vieillissement général des infrastructures datant de l’époque soviétique et du départ massif de la population russe et du vivier d’experts en matière spatiale, appelés à Vostotchny.

Le Kazakhstan essaie par ailleurs de s’engager dans de nouveaux projets, notamment les nanotechnologies : désormais, le pays construit des « CubeSat » – satellites miniatures d’environ un kilogramme et de faible coût qui ont pour but de réaliser des expériences scientifiques ou de soutenir des projets scolaires – et est en mesure de les envoyer dans l’espace depuis Baïkonour(4). Le 14 juillet 2017, une fusée Soyouz a ainsi permis la mise en orbite de 62 « CubeSat » américains.

En effet, le cosmodrome est bien loué à la Russie mais son autonomie s’accentue : un premier accord signé avec Moscou en mars 1994 a laissé place à un second, en 2004, qui autorise la poursuite des activités russes jusqu’en 2050 tout en accroissant le rôle du Kazakhstan dans la gestion du site, permettant ainsi de nouvelles coopérations avec des pays étrangers.

Avec l’accord de la Russie, le Kazakhstan s’est en outre aventuré depuis une dizaine d’années sur la piste touristique, autour d’un site autrefois interdit d’accès : pour la somme de 3 000 euros, le touriste effectue un séjour de cinq jours au sein des installations de Baïkonour, comprenant également une visite de la ville et de ses musées, et peut assister au départ d’une fusée. En l’absence de données, l’impact financier de ces opérations demeure difficilement mesurable.

Une fenêtre d’opportunité pour la France

La France, elle, accueille gratuitement les touristes qui souhaitent visiter son Centre spatial guyanais (CSG) et assister à un départ de fusée depuis Kourou(5). Ce n’est pas le seul aspect qui sépare les deux centres spatiaux, qui se révèlent être désormais en concurrence.

En effet, une coopération franco-russe dans le domaine spatial a été initiée dès 1966 par le général de Gaulle, dans le cadre de la stratégie d’indépendance nationale. En 2003, un accord entre les deux pays a permis la création du site de lancement Soyouz en Guyane et la première fusée russe a ainsi pu être lancée depuis Kourou en octobre 2011 : la politique spatiale de la France étant européenne, Arianespace achète aux autorités russes des fusées Soyouz qui sont acheminées par bateau vers la Guyane, puis assemblées sur place par les ingénieurs russes. C’est ensuite Arianespace qui installe les satellites de ses clients.

S’agit-il, pour la Russie, de se déporter de Baïkonour vers la Guyane ? Comme expliqué précédemment, le site kazakhstanais ne présente pas que des avantages pour Moscou : le coût financier est pris en compte par les autorités russes et l’envoi de fusées Soyouz en Guyane s’avère finalement plus rentable pour Moscou que la location coûteuse du site kazakhstanais. La Russie regrette aussi la croissance de la population de la ville de Baïkonour, facteur de risque en cas d’explosion d’une fusée et de chute de débris sur les habitations avoisinantes. Certes, la population ethniquement russe tend à retourner en Russie, essentiellement vers le site de Vostotchny. Mais la population kazakhstanaise, elle, ne cesse de croître, sous l’effet conjugué d’une natalité bondissante et de la possibilité de décrocher un emploi sur le site de lancement. La situation de la ville contraste d’ailleurs largement avec celle du reste de ce Sud du Kazakhstan lourdement touché par le chômage. De plus, le fait que le site soit très éloigné de l’équateur implique un surcroît de consommation d’énergie lors des lancements. À l’inverse, Kourou se trouve à proximité de l’équateur (5° Nord) de sorte que la rotation de la Terre peut donner une vitesse supplémentaire aux fusées, tandis que la proximité de l’océan Atlantique réduit le risque de voir les débris éventuel, issus de ratés de lancement, tomber sur les habitations humaines. Depuis 2011, les deux à quatre départs annuels de fusées Soyouz depuis le CSG contribuent au succès de la coopération spatiale franco-russe. À présent, les protagonistes cherchent à se tourner vers de nouveaux défis, dont celui du « NewSpace » que tentent de relever de jeunes start-ups pour promouvoir l’industrie spatiale d’initiative privée telle que, par exemple, le tourisme spatial.

S’il apparaît désormais concurrencé, le site de Baïkonour ne semble pas encore en péril. L’exemple de la coopération entretenue par la France avec à la fois le Kazakhstan et la Russie dans ce domaine stratégique l’atteste et révèle en fait des interdépendances fructueuses. La France a toujours besoin de ces deux nations ainsi que du site de lancement de Baïkonour pour poursuivre son aventure spatiale : dix spationautes(6) ont marqué cette épopée, parmi lesquels on retient notamment les noms Thomas Pesquet mais aussi de Jean-Loup Chrétien qui a participé au premier vol habité le 24 juin 1982, et a rejoint la station orbitale Mir le 26 novembre 1988. À l’heure actuelle, trois Américains, deux Russes et un Italien sont en orbite autour de la Terre, signe que l’espace, au-delà des concurrences, reste vecteur d’abaissement des tensions internationales.

Notes :

(1) « Renouveau de l'industrie spatiale russe : ne dites plus Baïkonour, mais Vostochny », RTBF, 7 septembre 2019.

(2) Site de l'Agence chargée du programme spatial civil russe Roscosmos.

(3) Site du Comité aérospatial du ministère kazakhstanais du Développement numérique, de l’Innovation et de l’Industrie aérospatiale.

(4) Idariane, « Cubesat, c’est quoi ? ça sert à quoi ? », Blog rêves d’espace, 19 août 2018.

(5) Site du Centre spatial guyanais.

(6) Le spationaute désigne le membre d’équipage d’un engin spatial français. À noter que l’on parle également en Russie d’un cosmonaute, aux États-Unis d’un astronaute, en Chine d’un taïkonaute et en Inde d’un vyomanaute.

 

Vignette : Navette Bourane, Nour-Soultan. © Sébastien Marzin, 2019.

* Sébastien MARZIN est diplômé de l’INALCO en russe et relations internationales.

 

 Retour en haut de page