Belgique : associations des populations originaires de Turquie

Le monde des associations turques en Belgique est foisonnant. Facteur de socialisation, d'apprentissage des pratiques démocratiques et d'intégration dans le tissu économique, il a connu un développement historique en trois temps.


Foisonnement et diversification du monde associatif

Les associations turques se sont implantées en Belgique dès le début des migrations massives de main-d’œuvre au cours de la seconde moitié du XXe siècle. Même s'il en existait très peu à cette époque puisque le séjour au pays d’accueil était principalement conçu comme temporaire et qu'il manquait de cadres pouvant gérer des groupements, une vie associative turque est déjà perceptible en Belgique avant 1970. Les premières associations étaient des copies des structures associatives et politiques du pays d’origine. Des cadres culturels (enseignants, attachés diplomatiques) et religieux de Turquie ont dû contribuer à leur structuration. Leurs principales activités se rapportaient à la constitution de lieux de sociabilité correspondant aux besoins des travailleurs migrants.

Les années 1970 sont marquées par une accélération de l’établissement d’associations diverses. Les premières étaient liées au gouvernement turc : certaines bénéficiaient du soutien matériel et financier de la représentation diplomatique en Belgique. Leur rôle principal était l’encadrement des immigrés dans le pays d’accueil. L’État turc considérait en effet qu’il était responsable de la transmission de la culture et de la langue nationales aux enfants de ses ressortissants, dans le respect des accords internationaux. Il faut noter que ces services étaient attendus par une large part de la population immigrée. Ainsi, la Turquie conservait un certain contrôle sur elle, l'incitant à «rapatrier» des fonds par l’intermédiaire d’organismes bancaires.

Les principales activités proposées étaient l’apprentissage du turc, des activités artistiques, l’enseignement religieux, l’entraide communautaire, et perdurent encore aujourd’hui. On peut y déceler des motivations psychologiques : en vieillissant, les immigrés demeurent dans la nostalgie d’une vision figée du pays d’origine et voient leurs enfants et petits-enfants s’éloigner peu à peu de leur culture. Par ailleurs, une des fonctions premières de ce réseau associatif fut l’organisation du rapatriement des défunts en Turquie. De fait, les associations de migrants ont offert aux populations primo-arrivantes de nombreux services de soutien. Enfin, des investisseurs et commerçants issus de l’immigration joueront également un rôle moteur dans la constitution et la gestion de ces associations, principalement situées dans les petites localités de Wallonie et de Flandre liées à l’industrie du charbon.

Un second type d’associations créées dans les années 70 est le fait de cadres immigrés comme des étudiants, des intellectuels exilés et des syndicalistes. Cette seconde catégorie, moins nombreuse, a bénéficié du soutien d’organisations politiques et syndicales belges. Leurs activités, similaires à celles du premier type, concernaient aussi des groupes minoritaires kurdes, alévis, etc et dont le discours était critique envers le gouvernement turc. Ces initiatives étaient essentiellement situées dans les grandes villes universitaires comme Liège, Gand et Bruxelles. Mais toutes ces associations s’inscrivaient dans une perspective de retour : leurs activités étaient tournées vers le pays d’origine. L’intérêt pour l’avenir politique de la Turquie était prépondérant. Les responsables des associations furent tous des primo-migrants et des hommes.

A partir des années 80, le paysage se complexifie encore, avec l'augmentation considérable des effectifs des associations et la diversification de leurs fondateurs et de leurs membres, comme les Chrétiens d’Orient exilés de Turquie. Apparaissent les premières associations « interculturelles » dont les activités sont en rapport avec l’intégration des immigrés en Belgique.

A partir de 1990, on assiste à un foisonnement comprenant des populations de plus en plus variées. De jeunes adultes investissent ainsi les vieilles organisations, en les transformant dans l’intérêt de leurs propres enfants. Simultanément, le rôle de certains aînés sont valorisés. Les associations s’investissent tant dans le social, le scolaire et les sports que dans le politique. Des médias apparaissent vers 2000 en lien avec ce mouvement. Le mode de structuration des associations turques est en effet assez dense : chaque « famille » d’associations, diverses par leurs sensibilités est organisée localement, avec des associations se fédère au niveau régional et national, certaines rejoignent des confédérations européennes. Ces collectifs et de fédérations au niveau national et international visent à présent un certain niveau de collaboration avec les instances de l’UE, en écho avec des lobbys turcs On notera cependant très peu de relations entre les associations turques et les autres associations tant « immigrées » qu’«autochtones».

Bon nombre travaillent en vase clos quand bien même elles co-existent sur le même espace et qu’elles ont les mêmes populations cibles. Certaines se conçoivent même dans des rapports de rivalité. Les associations représentant des « minorités dans la minorité » (groupements chrétiens, par exemple, ou des associations musulmanes alévies) sont plus promptes à collaborer avec d’autres associations ou structures de l’Etat belge.

Un autre aspect important des associations turques est leur nombre considérable qui est passé de 109 en 1992 et de 126 en 2000, pour une population avoisinant alors les 130 000 personnes. Ce chiffre est plus important si l'on y ajoute une quarantaine de clubs de sport turcs. Ces associations sont surtout concentrées en Flandre où est installée la moitié de la population d’origine turque. Si le nombre des associations augmente, leur implantation géographique reste stable, hormis un certain glissement vers Bruxelles. Les résultats d’une enquête de 1995 montrent que 17 % des répondants turcs reconnaissent fréquenter régulièrement une association communautaire ; 20 % affirment fréquenter les clubs sportifs. En revanche, seulement 2 % affirment fréquenter les réunions d’un parti politique. Actuellement, la population originaire de Turquie représente environ 150.000 personnes en Belgique.

Ressources et enjeux des associations

Une des caractéristiques du monde associatif turc en Belgique est la carence en personnel. La proportion de personnes salariées au sein des cadres associatifs est de moins de 10 %. Il s’agit majoritairement d’employés à temps partiel auto-financés par les associations elles-mêmes grâce aux recettes de cafétéria. Ce problème pourrait trouver une solution si, par exemple, les activités de ces associations pouvaient être éligibles dans le cadre des programmes d’éducation permanente. Or, la partie francophone de Belgique freine la reconnaissance des associations pour des raisons budgétaires, mais également à cause de son absence de volonté de reconnaissance d'activités de type ethnique. En revanche, une collaboration existe du côté flamand qui finance des activités des communautés immigrées et leur offre la possibilité de se réunir en « forum ». Toutefois, le manque de qualification de certains cadres associatifs et le manque de transparence du fonctionnement de ces associations sont à déplorer. Associés au manque d’« introduction » politique et locale de la plupart des cadres associatifs migrants, ces éléments complètent le tableau de non-professionnalisme dont souffrent certaines structures.

Les associations religieuses (mosquées) créées par les travailleurs, aujourd’hui retraités, bénéficient de certaines facilités matérielles grâce aux cotisations. Mais cette situation ne met que plus en évidence la discrimination que subissent les lieux de culte musulmans qui devraient en principe bénéficier du financement de l’Etat belge au même titre que les lieux de culte des autres religions reconnues par la Constitution. En outre, il arrive que certaines communes bloquent les financements d’activités, de projets d’aménagement ou de restauration demandés par les associations de croyants en prétextant des réglementations d’urbanisme et de sécurité, bien que l’on puisse remarquer une lente amélioration depuis les années 90. Cette amélioration est due à la participation de plus en plus affirmée des migrants à la politique locale. Une bonne partie des élus d’origine étrangère sont d’ailleurs membres d'associations d’immigrants.

Le monde associatif turc présente, comme tout autre formé par une population immigrée, trois enjeux fondamentaux. Le premier est social. Il consiste à réunir des gens dans un même espace social autour d’un projet commun. Les associations apparaissent ainsi comme un facteur de socialisation et comme un lieu de ressourcement identitaire. Elles sont aussi des espaces de convivialité, de fuite de la solitude, de résistance aux difficultés de la vie, de réconfort psychologique, d’entraide, de soutien mutuel, bref, des espaces de survie face à un monde occidental individualiste et parfois hostile. Elles apparaissent enfin comme des œuvres de solidarité d’une part entre les personnes associées, et d’autre part avec des jeunes en difficulté ou supposés tels, des familles nécessiteuses, et de plus en plus des habitants des pays en développement. Ainsi, les associations prennent le relais de la société belge qui a manqué à certains égards dans sa tâche d’intégration.

Le deuxième enjeu est politique. Les associations sont des espaces d’apprentissage des pratiques démocratiques, comme la prise de parole et la participation au débat sur des questions d’intégration de personnes d’origine étrangère et la société d’accueil. Elles servent aussi de lieu de représentation et d’amorce d’une participation politique.

Le dernier enjeu est professionnel. Les associations turques, comme d’autres associations d’immigrants, sont conçues en Belgique comme un tremplin pour l’emploi, face à un marché d’emploi discriminant et en récession. Des associations partent de dynamiques collectives qui permettent de créer des commerces, par exemple.

Une grande capacité à répondre aux défis

Facteur de dynamisme important dans la structuration identitaire de cette communauté, les associations ont toujours tenté de trouver des réponses face aux défis posés à cette communauté. Ces initiatives sont appelées à se développer, eu égard aux problématiques de plus en plus nombreuses et complexes auxquelles sont confrontés les jeunes : décrochage scolaire, chômage, délinquance, etc. Les nouveaux cadres associatifs pourraient jouer un rôle d’interface entre la population turque et les pouvoirs publics et leurs associations pourraient servir d’espaces interculturels. Par ailleurs, étant d’ici et de là-bas, ils peuvent constituer un « lobby » en faveur des droits des Turcs en Europe dans un contexte de rapprochement entre la Turquie et l’Union européenne. Les élus politiques d’origine turque pourraient également y contribuer. Un des objectifs important sera cependant l’ouverture du monde associatif turc vers les initiatives des migrants des autres origines, ainsi qu’une collaboration plus ample avec l’Etat belge. Par ailleurs, une plus grande sensibilisation des cadres associatifs turcs aux « minorités » au sein de leurs groupes est nécessaire.

Il en est ainsi de la question féminine. Grâce à la légitimité conférée par la participation aux activités associatives et pieuses, des femmes accèdent, souvent pour la première fois, à une vie publique et à une liberté de mouvement appréciable. Les étudiantes cherchent à faire valoir auprès de leurs parents leurs activités islamiques, gages de moralité, afin de pouvoir terminer leurs études. Les branches féminines de telles associations sont le lieu d’échanges informels entre des personnes vivant la même situation sociale. Etant donné le niveau de scolarité généralement bas de la majorité des femmes immigrées, le travail de conscientisation réalisé par ces organisations ne manque pas d’intérêt. Il s’effectue dans des domaines tels la consommation, l’hygiène ménagère, l’éducation des enfants, la sexualité, la contraception et l’inadéquation entre les traditions machistes et des préceptes islamiques occultées par la tradition.

Références Gatugu J., Manço A. et Amoranitis S. (éds) (2004), Vie associative des migrants : quelles (re)connaissances? Réponses européennes et canadiennes, Paris, Budapest, Turin, L'Harmattan, coll. "Compétences interculturelles".
Manço A. & Amoranitis S. (Eds) (2005), « Recognition of Islam in European Municipalities. Actions Against Religious Discrimination », Migrations Letters, vol. 2 n° 3, Special Issue 2005, Londres.

* IRFAM (www.irfam.org - amanco@irfam.org) Photo : Altay MANÇO