Les Turcs d’Europe, une communauté transfrontalière

Environ quatre millions d’individus en provenance de Turquie vivent aujourd’hui en Europe, dont plus de 2.5 millions en Allemagne et 400 000 en France. Ils constituent une communauté turque transnationale européenne, dont l’organisation dépasse largement les frontières des Etats, et pèse désormais dans le destin de la Turquie et dans les relations turco-européennes. C’est ce qu’explique Riva Kastoryano, directrice de recherches au CNRS-CERI, enseignante à l’IEP de Paris et professeur invité à la New School for Social Research de New York. Auteur de Etre Turc en France. Réflexions sur familles et communauté, de Négocier l’identité La France, l’Allemagne et leurs immigrés paru chez Armand Colin elle a dirigé aussi en 1998 (réédité en 2005) un ouvrage intitulé Quelle identité pour l’Europe et en 2005 Les codes de la différence : Race-Origine-Religion/France-Allemagne-Etats-Unis [1].

Drapeaux turc et européenLes Turcs sont présents dans tous les pays d’Europe. Cette communauté est-elle homogène ?

L’immigration turque est la plus étendue, géographiquement, en Europe. Cette présence, dans tous les pays, s’explique par l’absence de passé colonial : les Turcs n’ont pas choisi leur pays d’accueil en raison d’une histoire commune avec une métropole particulière. Cependant des relations historiques et économiques privilégiées ont fait de l’Allemagne la première destination de l’immigration de Turquie mais on trouve aussi des Turcs en Italie, en Espagne, en Grèce, au Danemark, en Suède, en Norvège. Dans les pays du Nord de l’Europe, ce sont surtout des Kurdes réfugiés, et des Chypriotes turcs notamment en Grande-Bretagne . Cette immigration, qui s’est stabilisée dans les années 1980-1990, est très diverse, elle reflète la diversité interne à la Turquie. Mais cette diversité ne s’exprimait pas aussi ouvertement jusqu’à l’arrivée des immigrés en Europe a trouvé une base de légitimité en Europe grâce aux politiques pluralistes et des revendications identitaires auxquelles elles ont donné lieu. Les Turcs d’Europe revendiquent cette diversité culturelle, qui ethnique, politique, linguistique, religieuse et territoriale, comme chez les Kurdes ou les Alévis [2]. C’est le «narcissisme des petites différences» dont parlait Freud, qui a donné à ces identités une légitimité.

Quels liens entretient cette communauté turque européenne avec la Turquie?

Malgré cette diversité la référence principale demeure la Turquie. La question de l’armée, de la laïcité, de l’islamisme, de la relation Europe-Turquie est toujours au cœur des débats. La plupart des Turcs d’Europe ont accès à la télévision turque ; la publicité, les matches de football, les séries télévisées constituent un fond culturel commun. Les liens avec la Turquie sont également économiques : les Turcs d’Allemagne constituent les plus gros investisseurs des Turcs d’Europe en Turquie, ils ont ouvert des clubs de vacances et de tourisme, ils ont également mis en place des liens organiques, institutionnels, qu’ils s’agisse d’hommes d’affaires ou des partis politiques qui leur sont liés. Les liens sont divers et forts, qu’ils soient politiques, économiques ou familiaux.

Quelles relations entretiennent les Turcs d’Europe avec leur pays d’accueil ?

L’immigration, principalement liée à la famille, continue, avec le regroupement familial ou les mariages, et crée une confusion de génération : les nouveaux arrivants de l’âge de ce qui pourrait être de la deuxième et troisième génération est toujours la première, ce qui nourrit l’identification à la Turquie pour chaque génération. Mais malgré cela le pays hôte laisse son empreinte. Dans beaucoup de domaines, les Turcs d’Allemagne diffèrent, par exemple, des Turcs de France. Les enfants de parents Turcs nés en Allemagne sont Allemands à leur naissance depuis janvier 2000, mais le problème de la langue demeure: aujourd’hui à l’âge de 6 ou 7 ans, ces enfants, dans leur grande majorité parlent turc et pas allemand. En France, en revanche, les enfants issus de l’immigration turque parlent français. Partout, de plus en plus, la langue est perçue un repère, un critère d’intégration. L’économie est également un élément très important : en Allemagne, où les Turcs ont mieux réussi, ils sont plus nombreux à investir en Turquie que les Turcs de France.

Comment s’organisent les réseaux turcs en Europe ?

La communauté transnationale – elle traverse les frontières - reste donc liée à la Turquie, mais au-delà, elle est en lien avec toute l’Europe, tous les pays d’Europe où les Turcs sont présents. Cette communauté transfrontalière se structure aussi autour des familles ; un mariage peut avoir lieu d’une communauté d’Europe à l’autre. Les filières économiques sont également très importantes. Le döner, par exemple, qui est produit de façon artisanale en Turquie, est importé à une échelle industrielle en Allemagne, en France et ailleurs à partir d’usines comme celle d’Amsterdam qui produisent et transforment la viande pour la distribuer dans toute l’Europe. Dans ce cadre, il s’agit plus d’un commerce transnational qu’international, car c’est le lien entre les communautés qui crée les activités. Quant au domaine culturel et politique les associations jouent un rôle important dans l’organisation de la communauté transnationale, la plus répandue et organisée étant le Mili Görü_, association religieuse liée au partis religieux successifs en turquie. [3].

Ces réseaux sont-ils en mesure d’agir comme des groupes de pression en Europe ?

La communauté turque en Europe a tout pour faire du lobbying, l’économie par exemple pourrait peser à ce niveau. A ce titre, il existe des réseaux d’hommes d’affaires qui s’organisent pour influencer sur les politiques européennes. C’est le cas par exemple de la TUSIAD, organisation patronale turque implantée à Bruxelles avec une filiale en Allemagne depuis 2003. Elle cherche à faire valoir les intérêts de la Turquie en Europe ainsi que ceux des Turcs à Berlin et à Bruxelles. C’est la force de la trans-nationalité, car l’UE est elle-même transnationale. D’autres organisations possèdent un certain ascendant, ce sont des associations financées par des personnes ou des Etats, mais elles ne correspondent pas à l’idée et à la réalité du lobbying au contraire elles interviennent plutôt dans l’intégration et la gestion des problèmes quotidiens des communautés dans leur pays d’immigration.

Comment se positionnent les Turcs d’Europe sur la question de l’entrée de la Turquie dans l’UE ?

Les avis sont partagés. La classe économique représentée par le TUSIAD est unanimement pour. De l’autre côté, on trouve des forces politiques kurdes, d’autres de tendance islamiste, souhaitent débarrasser la Turquie du « joug » de la laïcité et de l’armée. Mais dans la très grande majorité la tendance est à l’adhésion de la Turquie dans l’Union européenne. La mise en place des réseaux de solidarité en Europe, met en évidence une volonté de représentation des intérêts et des identités à la fois au niveau national et au niveau européen. Les migrants de Turquie circulent entre ces espaces, transportant les valeurs et les normes politiques acquises dans l’immigration, institutionnalisées dans le cadre des associations et légitimées par les instances européennes vers la Turquie. Ils rapprochent ainsi la Turquie de l’Europe dans leur représentation politique.

Comment se positionnent les Turcs d’Europe sur la crise politique que traverse actuellement la Turquie ?

Il serait intéressant de faire une recherche sur ce sujet notamment en ce moment d’incertitude politique en Turquie pour voir leur degré d’implication dans la vie politique de leur pays d’origine ainsi que de leur prise de position et de leurs attentes quant aux changements. Dans les années 1980 et 1990 les mouvements islamistes par le biais des associations implantées en Allemagne étaient appréciées auprès de populations immigrées de Turquie. Dans l’immigration l’islam s’est constituée comme le noyau dur de l’identité nationale. En 1981, l’Etat turc a établit le Diyanet à travers un réseau d’association appelé DITIP dans tous les pays européens pour combattre l’islam tel qu’il est développé dans l’immigration avec l’implantation de Millî Görüs et des confréries, pour lutter contre un islam « dissident » diffusé par les partis politiques qui s’opposent aux principes de laïcité de la République. Aujourd’hui les partisans de ce même Etat laïque qui avait introduit ainsi explicitement dans ses principes la religion comme élément identitaire de la nation, et l’institutionnalise au même titre que le réseau consulaire à l’étranger, se mobilisent contre l’installation du parti islamiste dit modéré de façon permanente au pouvoir. Les élections ont été fixées au 22 juillet, date à laquelle beaucoup de familles issues de l’immigration turque en Europe vont passer des vacances en Turquie. Dans la plupart des cas double-nationaux (s’ils ont acquis la nationalité du pays de résidence) ils pourraient voter sur place s’ils sont enregistrés sur les listes électorales. Là aussi il serait intéressant d’entreprendre une recherche et voir leur choix politique. Pour l’instant toute anticipation serait spéculative.

A lire, sur le même sujet :

Individus, communautés, Etats : Le cas des migrants de Turquie en Europe

Mobilisations des migrants en Europe : du national au transnational

Désir d’Europe des Turcs d’Europe
Cemoti 2005

 

Par Marie-Anne SORBA

 

 

[1] Etre Turc en France. Réflexions sur familles et communauté, Paris, L'Harmattan, 1987 ; La France, l’Allemagne et leurs immigrés. Négocier l’identité, Paris, Armand Colin 2006,
Quelle identité pour l’Europe (dir), Paris, presses de Sciences Po, 1998 et 2005) ; Les codes de la différence : Race-Origine-Religion/France-Allemagne-Etats-Unis, (dir.), Paris, Presses de Sciences-Po, 2005.

[2] Les Alévis forment une minorité musulmane propre à la Turquie qui rassemble quelque 15 millions de fidèles dont environ un tiers de Kurdes. Cette branche du chiisme est surtout implantée au centre-est de la Turquie mais aussi par le biais des migrations dans les grandes villes de l’Ouest. Présents en France et en Allemagne, les Alévis se sont approprié l’idée de la laïcité de l’Etat dès 1920.

[3] Parti de la justice et du développement, issu de la mouvance islamiste, au pouvoir.