Bosnie-Herzégovine : l’ethno-nationalisme en guise de citoyenneté

Le fonctionnement de la Bosnie-Herzégovine repose intégralement sur des structures ethno-nationales, tant du point de vue institutionnel, politique que sociétal. La citoyenneté bosnienne se retrouve ainsi sacrifiée par les luttes ethno-nationalistes entre Serbes, Croates et Bosniaques, les trois communautés ayant le statut de « peuples constituants ».


Pont de Visegrad, Bosnie-Herzégovine (Romuald Coussot, 2007). Ce pont symbolise historiquement les liens entre les communautés du pays (cf. Ivo Andric, Le Pont sur la Drina)Ceux qui ne peuvent ou ne veulent pas se laisser circonscrire dans l’une de ces communautés[1] se voient ainsi exclus de la vie politique et sociale. La prégnance de la logique ethno-nationaliste (et les principes discriminatoires qui les accompagnent) est un frein pour le développement de la citoyenneté bosnienne[2] et a des effets sur la construction identitaire des individus dans le pays.

Aperçu historique du communautarisme en Bosnie-Herzégovine

La particularité de la Bosnie-Herzégovine réside dans le fait d’avoir été au carrefour d’aires d’influences différentes. D’un point de vue religieux tout d’abord, entre catholiques et orthodoxes à partir du XIème siècle, et musulmans à partir du XVème siècle avec la conquête ottomane. Ensuite, elle fut tiraillée pendant plusieurs siècles entre les Empires ottoman (1463-1878) et austro-hongrois (1878-1918). Sous la domination ottomane, les droits et devoirs liés à la citoyenneté vont se structurer en fonction des appartenances communautaires[3]. En dépit de la volonté de l’Empire austro-hongrois de développer l’identité bosnienne, l’État bosnien connaîtra plutôt à une institutionnalisation politique du communautarisme. Le pays sera ensuite intégré en 1918 dans le Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes rebaptisé Royaume de Yougoslavie en 1929. Cette période est caractérisée par des crispations identitaires croissantes et des conflits de plus en plus vifs entre les communautés.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Croatie absorbera une bonne partie de la Bosnie et les musulmans seront baptisés « Croates de confession islamique ». La Yougoslavie de Tito tentera en apparence de réduire la structuration communautaire, mais en réalité on assistera à un renforcement identitaire et communautaire, avec notamment la promotion de l’identité des « Musulmans », nationalité reconnue officiellement en 1974 et désignant la communauté bosniaque. La victoire des partis nationalistes en 1990, comme les politiques qui en découlent, plonge le pays encore davantage dans la logique ethno-nationale. La montée des tensions et des nationalismes débouchera sur la guerre qui se terminera en 1995 par la signature des Accords de Dayton sous l’égide de la Communauté internationale.

Les Accords de Dayton : une réorganisation du rapport État/individus

Le déroulement de la guerre, et sa logique, permirent pour la première fois en Bosnie-Herzégovine de « territorialiser » les communautés de manière artificielle et d’opérer dans le même temps une séparation des communautés. Dayton s’inscrit dans une logique de partition territoriale associée aux communautés. Si cet accord a mis fin à la guerre, ce sera aux dépens de la construction d’un État viable et d’une citoyenneté bosnienne, hypothéquant davantage l’émergence d’une identité bosnienne. Le pays est séparé territorialement en deux parties quasi-égales avec la Fédération de Bosnie-Herzégovine (qui fait référence à l’entité croato-bosniaque et non au pays) d’un côté et la Republika Srpska (serbe) de l’autre côté, reconnaissant ainsi l’existence de territoires issus du nettoyage ethnique.

Les structures politiques et administratives, de même que l’activité politique, sont organisées selon les critères d’appartenance à l’une des trois communautés: bosniaque, croate ou serbe. L’intégralité du système institutionnel repose ainsi sur l’appartenance ethnique, les individus n’étant pas des citoyens de même nature au sein d’un même État. Cette fragmentation ethnique repose sur le recensement de 1991, c’est-à-dire avant la guerre.

Depuis plusieurs années, les dirigeants politiques bosniens tentent de se mettre d’accord sur l’organisation du recensement 2011 prévu dans toute l’Europe. Face aux désaccords persistants entre les dirigeants des différentes communautés, le recensement n’est toujours pas prévu à ce jour.

Le dernier recensement fait état d’environ 43 % de Bosniaques, 31 % de Serbes et 17 % de Croates. Un nouveau recensement permettrait donc de mesurer de manière plus précise les conséquences de la guerre de 1992-1995 et du nettoyage ethnique. C’est une question extrêmement sensible puisque, à la suite des Accords de Dayton, la plupart des postes clés aux niveaux institutionnel, politique et social sont répartis selon des quotas ethniques datés de 1991 qui ne sont plus représentatifs aujourd’hui.

De la difficulté de faire émerger une citoyenneté bosnienne

Alors que la Bosnie-Herzégovine s’est tournée vers l’Union européenne et que celle-ci lui a offert une perspective d’adhésion, la « question de la réouverture de Dayton » a émergé dès l’année 2000. Cette question reflète l’émergence, au sein d’auteurs travaillant sur le sujet, d’une réflexion sur la structure institutionnelle issue des Accords de Dayton, d’un constat d’inefficacité et de non viabilité, ainsi que de sa remise en cause. Un pays composé de trois grandes communautés, séparé en deux entités et dans lequel le fonctionnement est organisé sur des aspects « ethniques » peut-il espérer intégrer en l’état l’UE ? Des voix se font entendre pour dépasser Dayton et modifier la structure institutionnelle du pays. La question peut en effet sembler légitime, puisque la Constitution de la Bosnie-Herzégovine, imposée par la Communauté internationale au moment du règlement du conflit, n’a jamais été approuvée par le peuple. De plus, élément symbolique majeur, cette Constitution rédigée en anglais n’a jamais été officiellement traduite dans les langues du pays[4].

La Constitution de l’État bosnien est contraire à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), c’est pourquoi le Conseil de l’Europe exhorte le pays d’effectuer les modifications nécessaires. En 2009, la Cour européenne des droits de l’homme avait rendu ne décision importante, l’« arrêt Sejdić et Finci »[5]. Les dispositions de la Constitution issue des Accords de Dayton étaient jugées discriminatoires. En vertu de cette Constitution, seuls des individus issus des « peuples constituants », c’est-à-dire se déclarant comme Serbes, Croates ou Bosniaques, peuvent être élus à la présidence de l’État et à la Chambre des peuples du parlement national. Sont ainsi exclues les personnes issues de minorités ethniques, celles classées dans la catégorie « autres ». Cette catégorie comprend des « Bosniens », issus d’un mariage mixte, et ceux qui refusent l’appartenance exclusive à l’un des trois peuples constituants. Deux hommes politiques ne pouvant se présenter à l’élection présidentielle, Dervo Sejdić et Jakob Finci, respectivement issus de la minorité rom et de la minorité juive, avaient alors saisi la Cour européenne. Cette dernière a alors condamné la Bosnie-Herzégovine pour discrimination dans la jouissance du droit à des élections libres[6].

Le Conseil de l’Europe a alors lancé un ultimatum au pays pour qu’elle mette en accord la Constitution et la loi électorale avec ce jugement avant les élections d’octobre 2010, sous peine d’être exclue des institutions européennes, menaçant aussi de faire annuler les élections. Malgré l’article 2.2 de la Constitution du pays qui affirme la suprématie de la Convention européenne des droits de la personne et de ses protocoles sur l’ensemble du droit national, la Bosnie-Herzégovine ne s’est toujours pas conformée au jugement rendu à ce jour[7]. La Bosnie-Herzégovine persiste donc dans son système électoral discriminatoire malgré les injonctions des différentes institutions européennes.

Ainsi les Accords de Dayton établissent un fonctionnement ethnique très éloigné de la perception de la citoyenneté au sein de l’UE à laquelle la Bosnie-Herzégovine souhaite adhérer. Il n’est en effet pas concevable qu’un juif ou un Rom par exemple ne puisse être élu dans le pays. Cette logique discriminatoire n’est pas compatible avec la conception de la citoyenneté européenne.

L’absence de citoyenneté : quel impact sur les individus ?

La situation est donc complexe pour un individu dont l’un des parents est Bosniaque et l’autre Serbe par exemple. Les individus aux attaches nationales clivées se voient socialement contraints de trancher leur identité. Cette question touche en effet les individus tant sur le plan religieux, politique, professionnel que scolaire. Puisque la nationalité « bosnienne » n’existe pas, les enfants issus de ces mariages « mixtes » et qui ne se sentent appartenir à aucune des trois nationalités se retrouvent dans l’obligation de choisir un « rattachement » à l’une des communautés. Par exemple, pour trouver un emploi public, ils doivent déclarer une appartenance ethnique. Mais ces « incidences identitaires » ont également des impacts dans la vie de tous les jours.

Le 15 octobre 2009, le journal Radio Slobodna Evropa publiait un article sur les enfants des mariages mixtes et les difficultés auxquelles ils étaient confrontés. Besim Spahić, un professeur de la Faculté de sciences politiques de Sarajevo, s’exprimait : « le pire est qu’il y a des enseignants qui demandent aux élèves ’’ Pourquoi portes-tu ce nom alors que ton père s’appelle Salih ? », ou « Pourquoi t’appelles-tu ainsi quand ton père se nomme Jovan ? etc. »[8].

Le système éducatif actuel est toujours basé sur le principe de la distinction ethnique. Le pays est confronté aux mêmes difficultés à réunifier les systèmes scolaires croates et bosniaques. La séparation ethnique à l’école demeure. Il existe par exemple des écoles nommées « deux écoles sous un même toit » dans lesquelles on sépare les enfants croates des enfants bosniaques. Ainsi un élève issu d’un mariage mixte doit choisir d’étudier avec l’une ou l’autre communauté. Les nouvelles générations qui n’ont pas connu la Yougoslavie reçoivent un enseignement au sein d’un système de ségrégation où coexistent trois curriculums différents. En Republika Srpska, l’essentiel du curriculum est celui de la Serbie voisine. Le principe est le même en Fédération pour les Croates. Il existe donc trois enseignements différents au sein du même pays. Le fait que les trois langues soient reconnues officiellement est utilisé par bon nombre de parents pour demander que leurs enfants reçoivent un enseignement dans la langue de leur « ethnie » et sur des sujets qui concernent leur « ethnie ». Des faits comme ceux-ci entretiennent l’idée de séparation naturelle fondée sur l’origine ethnique dès le plus jeune âge et se transmet donc à la nouvelle génération par le biais d’une reproduction des imaginaires collectifs identitaires.

La Bosnie-Herzégovine peut donc se définir comme une société ethnique dans laquelle la citoyenneté étatique est totalement absente. D’une manière générale, l’autonomisation d’un territoire engendre un risque de désagrégation si la constitution de l’État et le processus de reconstitution identitaire échouent. Ce risque est extrêmement élevé en Bosnie-Herzégovine depuis son émancipation de la Yougoslavie, étant donné que son autonomisation s’est réalisée à travers d’un conflit entre communautés d’un même pays et que cette entité étatique « multiethnique » a été imposée artificiellement par la communauté internationale, dont la Constitution issue des Accords de Dayton est la matérialisation.

Notes :
[1] Les trois communautés sont des Slaves du sud : les Croates ont été christianisés par l’Église catholique romaine, les Serbes par l’Église byzantine orthodoxe et les Bosniaques ont été convertis à l’Islam pendant la domination ottomane.
[2] L’on évoque souvent à tort le terme de « bosniaque » à la place de celui de « bosnien », ce qui est inexact et ajoute de la confusion. Le terme de « bosnien » est relatif à l’État de Bosnie-Herzégovine et ne fait pas de référence particulière à l’un des trois peuples.
[3] Pour plus de précisions sur les aspects linguistiques, cf. R. Coussot, « Enjeux et analyse des processus de différenciations linguistiques dans les pays de langue serbo-croate », Regard Sur L’Est.
[4] Les « millets » vont ainsi régir bon nombre de questions juridiques et fiscales.
[5] Sejdić et Finci c. Bosnie-Herzégovine (Cour EDH, G.C. 22 décembre 2009, Req. N° 27996/06 et 34836/06).
[6] Elle l’a également condamné sur la base du protocole 12, sur l’interdiction générale des discriminations. Protocole que la Bosnie-Herzégovine a signé le 24 avril 2002, ratifié le 29 juillet 2003 et qui est entré en vigueur le 1er avril 2005.
[7] Notons par ailleurs que depuis 2006 le Conseil de l’Europe rappelle régulièrement la nécessité d’adopter des amendements à la Constitution afin d’harmoniser ces dispositions et ne pas contrevenir aux principes de non-discrimination. Ce jugement de la CEDH n’a fait que rendre effective cette obligation.
[8] Salih est un prénom bosniaque et Jovan un prénom serbe.

* Romuald COUSSOT est doctorant en Science politique au GSPE (Groupe de Sociologie Politique Européenne) à l’IEP de Strasbourg et l’Université Robert Schuman. La thèse a pour titre : « L’UE et les politiques de réformes en Bosnie-Herzégovine : entre séparatisme et multiethnicité ».

Vignette : Pont de Visegrad, Bosnie-Herzégovine (Romuald Coussot, 2007). Ce pont symbolise historiquement les liens entre les communautés du pays (cf. Ivo Andric, Le Pont sur la Drina).

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