Budapest : hypertensions mémorielles

Le combat de mémoire qui se joue depuis quelques mois à Budapest a fait une victime supplémentaire : Karl Marx. Sa statue, qui trônait dans l’ancienne université éponyme (rebaptisée Corvinus aux premiers jours de la transition post-socialiste), vient d’être déposée. Cette action intervient moins d’un mois après l’installation du contesté Mémorial de l’occupation allemande.


Dimanche 14 septembre 2014 s’est déroulé dans Budapest ensoleillée un semi-marathon attirant plus de 12 000 participants et des dizaines de milliers de supporters. Il régnait comme une ambiance d’allégresse sur la ville aux façades colorées. Pendant ce temps, et sans que personne ou presque ne le sache, non loin du 5e kilomètre de la course, les conflits de mémoire étaient une fois de plus à l’œuvre. En effet, comme profitant du détournement d’attention, les autorités avaient décidé de faire déposer en cet instant précis la célèbre statue de Karl Marx située dans l’enceinte de l’Université Corvinus.

Karl Marx indésirable

Depuis plusieurs mois déjà, les chrétiens-démocrates (alliés du FIDESZ et membres de la coalition majoritaire au Parlement) avaient lancé une campagne de dénigrement contre la figure historique de Marx, lui reprochant en particulier son idéologie « antisémite et raciste ».


1. Le buste de Karl Marx dans l’université Corvinus (photo : Assen Slim, 13 septembre 2014).

L’air sombre, le regard grave, Karl Marx semble préoccupé par la tournure que prend le débat mémoriel en Hongrie. Son visage, celui de son ami Engels et celui de Lénine furent pendant des années des grands classiques de l’iconographie socialiste. Le déplacement de cette statue avait été proposé dès les années 1990, mais la direction de l’université avait alors tenu tête en affirmant qu’« enlever la statue ne changerait en rien le passé ». En janvier 2014, Zsolt Rostovanyi, l’actuel président de l’université Corvinus, a rappelé que le choix d’un autre nom pour l’établissement constituait en soit un « changement radical d’orientation » mais que la statue faisait partie de l’histoire de l’université.

C’est finalement à la demande de l'Alliance des jeunes chrétiens-démocrates (IKSZ) que la statue a été retirée de l’Université par les autorités. Les leaders de l’IKSZ ont immédiatement salué ce retrait en précisant qu’il mettait fin symboliquement à la période post-communiste.

Depuis, le grand hall d’entrée de l’Université paraît bien vide et les étudiants ont d’abord semblé se demander où était passée la statue de celui dont pourtant ils étudient encore les travaux. En effet, même si les interprétations ultérieures des idées de K. Marx ont ouvert la voie aux dictatures du 20ème siècle, il reste un auteur majeur dont les œuvres sont toujours étudiées dans les universités d’économie, de sociologie, de philosophie, d’histoire du monde entier, y compris à l’université Corvinus de Budapest.

2. L’emplacement déserté de la statue de Marx (Photo : Robert Rahner, 15 septembre 2014).

Un « grand vide », et un « sentiment de ras le bol », c’est ce qu’ont exprimé les premiers Hongrois qui se sont rendus dès le lendemain à l’université. D’aucuns ont décidé de protester spontanément en s’installant sur l’emplacement désormais vide du monument. Ne se revendiquant d’aucun parti politique ni d’aucune idéologie, ces citoyens insistent tous sur l’importance de cette statue dans l’histoire de leur ville, de leur pays. La statue n’est plus là, mais la substance demeure.

Un Mémorial de l’occupation allemande des plus controversés

Il faut croire que le dimanche est le jour de prédilection de la majorité au pouvoir en Hongrie. En effet, c’est bien un dimanche (le 20 juillet 2014 à 3 heures du matin) que le monument en mémoire de l’occupation allemande a été érigé sur la place de la Liberté de Budapest. Le Premier ministre Viktor Orbàn a donc mené jusqu’à son terme ce projet pourtant controversé(1). De nombreux historiens hongrois et étrangers ainsi que l’ensemble des organisations juives du pays s’y étaient opposés, estimant que le monument faisait porter la responsabilité des déportations massives de Juifs aux seuls nazis, en omettant de rappeler la responsabilité directe du régime de Horthy en 1944.


3. Le Mémorial de l’occupation allemande (photo : Assen Slim, 12 septembre 2014).

Le mémorial installé figure l’archange Gabriel (symbolisant la nation hongroise) sur lequel fond un aigle (symbole de l’Allemagne nazie). La polémique vient du fait que cette représentation passe sous silence une réalité moins flatteuse, puisque ce sont bien des milices hongroises du régime de Horthy qui ont déporté plus de 70 % de la population juive hongroise en 1944.


4. Les dédicaces du Mémorial (photo : Assen Slim, 12 septembre 2014).

Dès le lendemain de son érection, le monument a attiré nombre de Hongrois, venus déposer des photos, des chaussures, des papiers d’identité, des lettres… en lien avec les déportations massives de l’été 1944. Depuis, de petits autels de pierre ont été installés autour du monument, à la mémoire des victimes. La dédicace En mémoire des victimes est gravée dans le marbre du monument en plusieurs langues (hongrois, anglais, hébreu, allemand, russe), mais un rabbin de Budapest a fait remarquer lors d’une interview radiophonique que la traduction du mot « victime » en hébreu était erronée et ne s’utilisait pas lorsqu’il s’agit d’êtres humains.

Depuis, la place de la Liberté désemplit rarement, les manifestations se succédant les unes aux autres. Parfois, un historien intervient de manière presque spontanée devant la foule, pour faire le récit de cet épisode tragique que le pouvoir veut distordre.

La présence policière a été non seulement renforcée tout autour du monument, mais les équipes de police ont été équipées de petites caméras portatives à reconnaissance faciale. Elles sont « de fabrication américaine », souffle-t-on dans les rangs des manifestants. Elles ne semblent pas décourager les manifestants, plus amusés que contrariés par cette surveillance appuyée. Un peu comme s’ils voulaient croire que la place de la « Liberté » n’était pas un vain mot en Hongrie.


5. Les policiers équipés de caméra à reconnaissance faciale (photo : Assen Slim, 12 septembre 2014).

Note :
(1) Voir Assen Slim, « Budapest: lieux de tensions mémorielles », Regard sur l’Est, 1er juin 2014.

* Assen SLIM est Maître de conférences HDR à l'INALCO. Blog.

Vignette : La statue de Karl Marx située dans l’enceinte de l’université Corvinus de Budapest avant qu’elle ne soit retirée (photo : Assen Slim, 13 septembre 2014).

 

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