D #30 : Edito

Le mythe représente pour Claude Lévi-Strauss un modèle permettant de résoudre les contradictions créées par les sociétés durant leur évolution.

De ce dépassement naissent les identités nationales. Dans leur quête de légitimité, les Etats et les nations modernes ont tous recouru aux mythes et aux symboles qui les composent: ceux des origines, de la grandeur passée, des héros, des martyrs, des lieux ou des hauts faits.

Les nombreuses contradictions ayant jalonné l'histoire des pays de l'ancien bloc socialiste y ont créé un riche terreau "mythogène". L'Europe centrale et orientale en fournit peut-être la meilleure illustration, elle dont les peuples ont un temps disparu en tant qu'entités politiques, avant de renaître à la vie étatique, de connaître la domination communiste puis de s'en libérer. Le ballottement des sociétés de régime en régime, l'oppression, les bouleversements territoriaux ont suscité un foisonnement de mythes et de symboles, destinés à raccommoder les déchirures de l'histoire et à en soigner les traumatismes.

L'ouvrage récemment paru à ce sujet sous la direction de Chantal Delsol, Michel Maslowski et Joanna Nowicki rend compte de la richesse du patrimoine mythologique de cette partie de l'Europe. Le dossier de ce numéro, qui traite également des pays baltes et de la CEI, en présente quelques échantillons afin de comprendre les processus actuellement à l'œuvre. Mythes et symboles y apparaissent dans toute la diversité de leurs fonctions. Des Etats nouvellement indépendants (Slovaquie, Ukraine, Estonie, pays de l'ex-Yougoslavie et d'Asie centrale) les sollicitent dans un objectif d'affirmation nationale. Ailleurs, comme à Moscou et à Saint-Pétersbourg, il s'agit plutôt de faire cohabiter, à travers l'art et l'architecture, les images antagonistes d'un passé que l'on revisite. Mythes et symboles peuvent également receler des germes conflictuels et tendre à la négation de l'autre, comme l'attestent les représentations russe et polonaise de l'Ukraine. L'évolution différenciée du serbo-croate selon la nationalité de ses locuteurs renvoie, elle aussi, à une exploitation nationaliste des symboles.

L'inventaire des mythes et des symboles peuplant l'imaginaire collectif de ces pays pourrait laisser croire à leur renouveau, sous l'impulsion des transformations politiques ayant suivi la chute du communisme, et susciter des craintes quant à d'éventuelles dérives nationalistes. Pourtant, la tendance dominante semble être à leur mise à plat, à une lecture distanciée et dépassionnée du passé. Cette évolution, qui touche également l'Occident (pensons, en France, aux récents débats sur la collaboration et la guerre d'Algérie), est un impératif pour les pays aspirant à intégrer l'Union européenne. Il est temps pour eux que mythes et symboles cessent de s'immiscer dans la sphère du politique et soient enfin considérés pour ce qu'ils sont: de l'histoire contée.

1 DELSOL, Chantal, MASLOWSKI, Michel, NOWICKI, Joanna (dir.), Mythes et symboles politiques en Europe centrale, Paris, PUF, 2002.