Débat sur le voile en Bulgarie: le statut légal des symboles religieux dans l’Ecole publique

La controverse autour de l’interdiction du voile dans les écoles publiques s’est, jusqu’à aujourd’hui, largement concentrée sur les situations de la France ou de la Turquie, où les gouvernements laïcs tentent scrupuleusement de maintenir un mur épais entre l’Église et l’État. Mais la question s’est répandue à travers l’Europe continentale et, tout récemment, en Bulgarie.


Femmes portant un foulard dans les rues de SofiaDans ce pays relativement isolé du sud-est de l’Europe, l’un des deux États membres les plus récents de l’Union européenne (UE), et le pays de l’UE où vit la plus forte minorité musulmane (estimée entre 13 et 15 %), le débat autour du voile a évolué d’une manière spécifique. Depuis 2006, plusieurs plaintes concernant cette question ont été déposées auprès de la Commission bulgare pour la protection contre la discrimination [Komisia zachtchita ot diskriminatsia], le nouvel organe national spécifiquement mis en place pour traiter des cas de violations des droits de l’homme[1]. Cet article, à travers deux cas arbitrés par la Commission, montre comment les décisions concernant l’autorisation des jeunes filles à porter le voile à l’école ont créé un vide juridique et comment l’État s’est démis de sa responsabilité s’agissant de l’interprétation de la Constitution bulgare. De ce fait, les directeurs d’établissement sont désormais autorisés à élaborer leur propre politique en matière de tolérance religieuse dans les institutions publiques.

La population musulmane de Bulgarie se compose de personnes d’ethnies turque, rom et de musulmans slaves (ou Pomaks). Durant la période communiste, toutes les religions furent persécutées, mais les femmes musulmanes furent désignées comme ayant particulièrement besoin d’émancipation. Pendant les quatre décennies et demie d’autorité communiste, les Musulmanes furent activement encouragées à quitter le foyer et à travailler dans l’économie formelle, bénéficiant pour cela de nombreuses incitations. L’éducation des filles dans les écoles laïques était obligatoire, et on attendait des Musulmanes -comme de toutes les femmes bulgares- qu’elles contribuent, par leur travail, à l’édification du communisme. Bien qu’il ait toujours existé une ségrégation de genre dans l’emploi, les hommes travaillant dans des secteurs plus rémunérateurs, les Musulmanes gagnaient leurs propres salaires et étaient pleinement intégrées à la société bulgare, à la fois en tant que travailleuses et en tant que mères. Dans le cadre des efforts en vue de moderniser les populations musulmanes de Bulgarie, les communistes avaient officiellement interdit les salvari (pantalons bouffants traditionnels turcs) pour les femmes, de même que les fez [chapeaux ottomans, ndlr] pour les hommes. Ce fut seulement après la chute du communisme, en 1989, et avec l’arrivée d’influences nouvelles venues des États musulmans du Moyen-Orient, que les femmes musulmanes commencèrent à revendiquer le droit de porter à nouveau le voile.

Le cas de Smolyan

Le premier cas concerne deux lycéennes qui se virent interdire de porter leur foulard à l’entrée du lycée professionnel d’Économie Karl Marx, dans la ville de Smolyan, au sud de la Bulgarie. Un règlement concernant le port obligatoire d’uniforme scolaire était en vigueur dans l’école, qui ne prévoyait pas de se couvrir la tête, de quelque façon que ce soit. L’éducation secondaire n’est pas obligatoire en Bulgarie, et les examens d’entrée dans les écoles secondaires publiques sont souvent compétitifs, les meilleurs élèves rivalisant pour obtenir des places dans les meilleures écoles. La directrice affirma que les filles avaient eu connaissance des exigences concernant l’uniforme avant de faire leur demande d’inscription. En outre, le gouvernement avait autorisé trois écoles secondaires islamiques dans lesquelles les lycéennes pouvaient recevoir une éducation religieuse si elles le choisissaient. Les deux filles en question souhaitaient explicitement recevoir une éducation laïque en économie tout en étant de ferventes musulmanes, et leur contestation face à la directrice marqua le début d’un débat national passionné.

L’une d’elles avait déjà porté son voile à l’école, pendant au moins un an sans incident, ayant reçu une autorisation du ministère de l’Éducation du précédent gouvernement [le gouvernement de Siméon de Saxe-Cobourg-Gotha, Premier ministre de 2001 à 2005, ndlr]. Mais lorsqu’une deuxième élève décida de se rendre à l’école les cheveux couverts, la directrice réagit. Elle déclara aux deux filles qu’elles ne pourraient pas suivre les cours en portant le voile, car ce type de coiffure ne faisait pas partie de l’uniforme obligatoire. Elle rappela également que les écoles bulgares sont laïques, et que les symboles religieux ne sont pas autorisés sur les campus.

Les deux lycéennes refusèrent d’ôter leur voile, et déposèrent une plainte auprès de l’Inspection régionale du ministère de l’Education[2]. La nouvelle inspection régionale soutint la décision de la directrice. Une ONG islamique locale déposa alors une plainte, au nom des filles, auprès de la Commission anti-discrimination. Cet organisme étant dirigé par un Bulgare musulman d’ethnie turque, les jeunes filles (qui étaient des Pomaks) pensèrent alors qu’elles allaient remporter le procès contre la directrice.

La plainte déclencha une controverse nationale, et les médias bulgares s’emparèrent de l’affaire du voile. On considérait comme une évidence que des sectes islamiques supposées radicales étaient en train d’infiltrer le pays et tentaient de déstabiliser la paix ethnique précaire de la période post-socialiste. Un élément clé fut le fait que les membres de l’ONG représentant les deux jeunes filles avaient été formés en Jordanie, et possédaient des liens avec des associations caritatives en Arabie saoudite. De nombreux Bulgares eurent le sentiment qu’ils représentaient un Islam de type « étranger », qui n’était pas traditionnel au pays, et se méfièrent de l’idée selon laquelle il est obligatoire, pour les femmes et les filles musulmanes, de se couvrir la tête.

Droits des femmes ou liberté religieuse ?

Au final, la Commission anti-discrimination se prononça contre les jeunes filles et condamna toutes les parties impliquées à une amende. L’école et l’Inspection régionale furent condamnées pour avoir autorisé les jeunes filles à porter le voile à l’école durant la période d’instruction de l’affaire, et l’ONG islamique le fut pour « incitation à la discrimination », par le fait même d’avoir permis le jugement de l’affaire. Dans sa décision écrite[3], la Commission déclara que le voile est un symbole religieux et que les écoles bulgares sont laïques. Elle cita également un paragraphe clé issu d’une résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, recommandant aux États « de protéger les femmes contre les violations de leurs droits au nom de la religion, et de promouvoir et pleinement mettre en œuvre l’égalité entre les sexes. Les États ne doivent accepter aucun relativisme religieux ou culturel en matière de droits des femmes […]. Ils se doivent de lutter contre les stéréotypes sur le rôle des femmes et des hommes, motivés par des croyances religieuses, et ce depuis le plus jeune âge, y compris à l’école »[4].

La décision fut applaudie par l’opinion publique bulgare. Mais la communauté internationale, en particulier la mission diplomatique des États-Unis, en fut, elle, mécontente, en ce qu’elle paraissait enfreindre les droits religieux des jeunes filles.

Une fois le premier cas sur le voile tranché, le ministère de l’Éducation suggéra que le Parlement adopte une loi, conformément à la démarche adoptée par la France, qui prohiberait le port de symboles religieux ostentatoires dans les écoles. Au lieu de cela, le ministère de l’Éducation se contenta d’une ordonnance verbale interdisant le voile et menaçant de sanctions financières tout directeur qui autoriserait des filles voilées à suivre des cours.

Le cas de Devin

La seconde plainte majeure, déposée devant la Commission pour la protection contre la discrimination le 23 février 2007, émana de trois lycéennes de seconde originaires du village de Gyovren, et fréquentant l’École secondaire professionnelle d’électro-technologie à Devin, ville située à l’est de Smolyan. Ces jeunes filles avaient commencé à porter le voile tout récemment, et tenaient à poursuivre leur éducation laïque tout en restant voilées.

Dans l’affaire de Devin, il semble que le directeur ait convoqué les filles dans son bureau et les ait averties de l’existence de l’ordonnance verbale du ministère leur interdisant de porter le voile à l’école. Il ne leur fit pas retirer leurs voiles, mais les avertit que, dans le cas d’une ordonnance écrite officielle, elles auraient à ôter leurs foulards, sous peine d’être exclues de l’école. Les jeunes filles continuèrent d’aller à l’école en portant leurs voiles, ne manquèrent aucun cours ni aucun examen, mais elles déposèrent une plainte contre le directeur de l’école pour discrimination. Pendant les audiences du procès, l’Inspection régionale du ministère de l’Éducation déclara que les jeunes filles n’auraient pas dû être autorisées à porter des symboles religieux dans une école laïque, mais il était clair que le directeur de Devin n’avait pas mis en œuvre cette mesure. De ce fait, la Commission rejetterait la plainte, jugeant qu’il n’y avait pas discrimination. Selon la Commission, le droit à l’éducation et à la liberté religieuse n’avait pas été enfreint.

La décision de la Commission fut fascinante dans la mesure où l’école ne se trouvait apparemment pas soumise à l’obligation d’appliquer l’ordonnance verbale de l’Inspection régionale du ministère de l’Éducation sur la prohibition des voiles dans les écoles publiques, parce qu’elle n’avait pas de règlement intérieur concernant le port d’uniforme scolaire. Ainsi, dans les écoles ayant des exigences en matière d’uniforme, le directeur avait le devoir d’appliquer l’interdiction des symboles religieux, mais si un établissement n’avait pas de telles exigences, alors les élèves étaient libres de porter ce qu’ils aimaient. En fin de compte, la Commission créa une situation dans laquelle coexistaient des politiques différentes dans des écoles différentes, et l’absence d’indications claires pour les étudiantes quant au fait de pouvoir, ou non, porter le voile en classe.

Un phénomène de mode ?

Bien que la situation légale manquât de clarté, le nombre de jeunes filles portant le voile pour aller à l’école se mit à croître après 2006, en particulier après que ces deux cas aient recueilli une telle attention nationale. Dans le premier cas, les deux élèves devinrent presque immédiatement célèbres, étant interviewées par les journaux nationaux ainsi qu’à la radio et à la télévision[5]. Elles s’exprimaient très clairement et présentaient la question du voile comme relevant d’un choix personnel et de liberté religieuse; chacune déclara que leur démarche ne faisait de tort à personne et reflétait leur engagement intime envers l’Islam. L’effet de tels propos fut vif dans la région de Smolyan, et il est probable que de nombreuses jeunes Musulmanes portent désormais le voile autant comme un symbole politique ou pour répondre à une mode que comme un signe religieux. Ceci est particulièrement vrai dans cette zone rurale, où quelques unes des premières jeunes femmes à revêtir le voile furent aussi celles qui étudièrent pendant un temps l’Islam en Arabie saoudite ou en Jordanie. Alors que l’opposition au voile augmentait, les jeunes femmes avaient la possibilité d’afficher leur foi en se revêtant d’une façon ouvertement «musulmane». Certaines autorités locales ont pu se rendre compte que prohiber le voile pouvait, en fait, encourager davantage les jeunes filles à le porter, et elles ont alors hésité à s’y opposer.

Mais il y a une autre raison intéressante pour laquelle les directeurs d’établissement se sont montrés peu disposés à introduire des exigences en termes d’uniforme scolaire, en dépit du fait que beaucoup d’entre eux sont athées ou, en théorie, chrétiens orthodoxes bulgares[6]. Un effondrement démographique est en train de se produire en Bulgarie, pays qui possède l’un des taux de fécondité les plus faibles de toute l’Europe. En conséquence, de nombreuses écoles primaires et secondaires sur l’ensemble du territoire ferment pour cause de manque d’élèves, mettant les enseignants et les directeurs au chômage. Le taux de natalité parmi la population musulmane de Bulgarie est plus élevé que chez les chrétiens orthodoxes, de ce fait, dans un avenir prévisible au moins, il est probable qu’attirer et recevoir des étudiants musulmans (voilés ou non) constitue le seul moyen de maintenir certaines écoles secondaires rurales ouvertes. La question semble donc avoir été enterrée pour l’instant, même si quelques discussions sont toujours en cours au sujet d’une loi nationale s’opposant aux symboles religieux.

[1] Voir la loi sur la protection contre la discrimination, disponible en anglais sur : http://www.stopvaw.org/. Voir aussi « Reshavat dali momicheta ot PGE da nosyat zabradki v uchilishte », Otzvuk, 26-28 Juin 2006, Smolyan n°50 (1100), p. 6.
[2] Kristen Ghodsee, « Religious Freedoms versus Gender Equality : Faith-Based Organizations, Muslim Minorities and Islamic Headscarves in Modern Bulgaria », Social Politics, Vol. 14, n° 4, 2007.
[3] Commission pour la Protection contre la Discrimination, Reshenie (Decision) n° 37, Sofia, 27 juillet 2006.
[4] « Femmes et religion en Europe », Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Résolution 1464 (2005).
[5] Voir par exemple Anita Cholakova, « Momichetata ot PGI : Nie ne narushavame nichii prava, da ne narushavat nashite », Otzvuk, 26-28 Juin 2008, No. 50 (1100), p. 6.
[6] Les communistes bulgares furent assez fermes dans leur lutte pour l’éradication de la religion entre 1945 et 1989. Dans la mesure où les écoles étaient considérées comme un véhicule essentiel de l’endoctrinement communiste, le poste de directeur était généralement réservé aux membres « politiquement corrects » du Parti, ce qui souvent se traduisait par un engagement public envers l’athéisme. Après 1989, de nombreux directeurs furent maintenus dans leurs postes ; de ce fait, ils représentent, probablement, un sous-ensemble de la population la plus attachée à maintenir la nature laïque de l’école publique.

Associate Professor en Études sur les Femmes et le Genre au Bowdoin College, Maine, États-Unis.

Traduit de l'anglais par : Amélie Bonnet
Photo : Kristen Ghodsee