Dix ans de transitions baltes

Il y a 10 ans, les "révolutions chantantes" baltes battaient leur plein mais, si des espoirs fous s'exprimaient déjà, les réalités quotidiennes demeuraient sombres.


Aujourd'hui, les trois États attendent leur adhésion à l'UE et peut-être à l'OTAN[1]. Les sociétés civiles pacifiées et démocratiques reçoivent de périodiques satisfecit des instances européennes. Pour saisir cette évolution, il faut revenir sur les événements intervenus depuis le retour à l'indépendance.

Estonie

En Estonie, les premiers temps de liberté furent difficiles, une déprime collective submergeant le pays en août 1991. Tallinn, en dépit de préparatifs techniques et juridiques importants, n'était pas vraiment mûr pour l'indépendance. Mais celle-ci se reprit vite et, en septembre 1992, le Parlement (Riigikogu)[2] entreprit une série de réformes radicales, le Président de la République, l'écrivain et cinéaste Lennart Meri, élu en octobre 1992[3] contribuant à ramener énergiquement le pays dans la mouvance occidentale.

Dès le début Tallinn mit tout en œuvre pour reconquérir une totale liberté et assurer sa stabilité. Au terme de dures négociations, les dernières troupes russes quittèrent l'Estonie le 31 août 1994. Au cours de la même période, Tallinn rejoignit le Conseil de l'Europe, signa le Partenariat pour la paix de l'OTAN et devint membre associé de l'UEO et, en mars 1997, entama une politique de rapprochement avec l'UE. Ces démarches, notamment celles concernant l'OTAN, entraînèrent une vive irritation de la part de Moscou.

Tas de bois Anne Laval

© Anne Laval

Après des débuts difficiles[4], la situation intérieure (ponctuée de quelques scandales financiers), marquée par des réformes radicales et un grand libéralisme dans un contexte de consensus social, permit des progrès rapides. L'un des éléments décisifs fut à cet égard, suite à la sortie de la zone rouble, l'introduction de la couronne en juin 1992 (Eesti Kroon : EEK). Une active politique de privatisations par appels d'offres internationaux, une inflation brutalement arrêtée, l'introduction d'un système fiscal incitatif, retournèrent la situation à partir de 1994. Sur cette dynamique lancée, l'économie a, depuis, poursuivi son développement.

Après 1997, une gestion toujours libérale, imaginative et volontariste[5], l'effet d'entraînement de la Finlande[6] attirèrent les investisseurs étrangers et notamment russes à tel point que l'on craignit, à partir de 1997, (croissance de 10 % par an) un risque de surchauffe[7]. En 1993, une politique budgétaire restrictive et un freinage de la demande intérieure associé à une limitation de la liquidité des banques (en collaboration avec le FMI) remirent pour l'essentiel la situation en ordre (croissance 4 %). Ce bilan économique, ajouté au fait que la modeste agriculture estonienne n'était pas subventionnée, amena le Conseil européen, en décembre 1997, à décider d'ouvrir les négociations d'adhésion de l'Estonie en mars 1993. Depuis le second semestre 1998, l'Estonie traverse une phase de dépression liée à la crise russe.

En ce qui concerne l'OTAN, après le rejet des candidatures baltes en 1997, la signature, en février 1998, à Washington, d'une Charte entre les trois États et les États-Unis est venue apaiser quelque peu les préoccupations sécuritaires de Tallinn. La régulière augmentation des dépenses va d'ailleurs dans le même sens.

À l'aube de l'an 2000, l'Estonie est à de nombreux égards redevenue une société occidentale de type nordique. Meilleur élève de la classe post-soviétique, elle donne l'impression d'avancer sans état d'âme vers une complète intégration à l'Europe prospère et démocratique (même si à ce train d'enfer une partie de la population a manifestement du mal à suivre). Comme dans les deux autres Républiques baltes, on observe notamment le développement d'une riche vie culturelle et associative.

Parmi les points noirs parfois moins visibles, à la marge du social et de l'économie, il faut citer la lenteur des privatisations de terres agricoles, la très grande difficulté de vie de la majorité des personnes à revenus fixes, notamment des retraités et le rôle toujours très important de la mafia. Par ailleurs, si avant l'indépendance une grande partie des Slaves, séduits par le discours du Front Populaire (Rahverinne) avaient manifesté leur loyauté à la communauté estonienne, dans les années suivantes, l'adoption par Tallinn d'un système restrictif d'accès à la citoyenneté rendit la masse des russophones critique vis-à-vis de l'État estonien.

Depuis 1995 toutefois, une amélioration du niveau de vie général, un adoucissement des règles en matière de citoyenneté et un net réchauffement des relations avec Moscou ont contribué à modifier l'atmosphère.

Lettonie

De 1991 à 1993, la Lettonie, assez désemparée, se chercha sous la houlette du jeune président de son Parlement (Conseil Suprême) A. Gorbunovs. En 1993, la constitution de 1922 (Satsversme) fut réintroduite, donnant au pays une solide base juridique. En 1994, suite aux élections parlementaires de juin, Guntis Ulmanis, le nouveau Président de la République, membre du parti paysan, obtint le départ des troupes russes. De décembre 1995 à août 1997, le mandat du Premier ministre (sans parti), l'entrepreneur Andris Skele, constitua une période de dynamisme industriel et commercial (mais aussi d'affairisme!) sans précédent.

À partir d'août 1997, le Premier ministre G. Krasts[8], se préoccupa surtout de préparer activement son pays à l'adhésion à l'Union Européenne avec laquelle s'opérèrent plus de 50 % des échanges économiques. En juillet 1999 le Président Ulmanis était remplacé par une femme issue de l'émigration, V. Vike-Freiberga[9]. L'évolution de la vie politique (souvent assez agitée) dénote une stabilisation de la majeure partie de l'opinion autour de valeurs centristes en dépit du caractère très droitier de l'un des partis membres de la majorité au pouvoir (l'Union pour la Patrie et la Liberté ou TB)[10] et d'une certaine tendance à l'isolement nationaliste.

Carte inversée baltique

© F. Haro

En matière économique, si les premiers temps de l'indépendance furent psychologiquement plutôt moins douloureux en Lettonie qu'en Estonie, la déconnexion du système économique russe fut rendue plus difficile par la présence sur le sol letton de nombre de grosses unités économiques soviétiques et par le rôle des ports lettons pour le commerce extérieur russe. Ce détachement fut donc réalisé progressivement avec une transition par l'introduction, en mai 1992, d'une monnaie temporaire: le rouble letton (rublis). En l993, le rublis s'étant stabilisé, le lats fut introduit sous la houlette de la Banque Centrale et non, comme en Estonie, sous celle d'un conseil monétaire (Currency Board).

Après un arrêt de la chute du PIB en 1993, une reprise fut enregistrée en 1994. Mais celle-ci demeurait spéculative, l'argent du capitalisme russe s'accumulant dans les banques lettones. En 1995, le krach de la grande banque Baltija déstabilisa l'économie qui venait d'amorcer un énergique processus de privatisation. Depuis, au prix d'une grande rigueur financière, la Lettonie a poursuivi sa sortie du marasme économique. Une véritable croissance fut enregistrée à partir de 1996 et les paramètres de base se stabilisèrent[11]. Il est dès lors manifeste que le "business russe", contrairement à certains politiques, demeure attaché à l'indépendance lettone[12]. Les années 1997 et la première moitié de l'année 1998 virent la croissance se poursuivre à un rythme avoisinant 6 %.

Depuis l'automne 1993, choquée par le rejet de sa demande d'adhésion à l'UE, la Lettonie vit une phase difficile et ce, d'autant plus que les exportations, sérieusement touchées par la crise russe (la Russie représente encore entre un cinquième et un sixième du commerce extérieur letton), traversent une période de marasme.

Mais, par-delà ces difficultés économiques passagères, le gros problème de la Lettonie demeure dans l'ensemble lié à la question du traitement de sa communauté russophone et des difficultés avec Moscou qui en découlent périodiquement. Suite à l'entrée massive de "migrants" à l'époque soviétique, les minoritaires (citoyens et non-citoyens réunis) représentent aujourd'hui environ 44 % d'une population totale de deux millions et demi de personnes. Ces Slaves sont encore trop souvent mal intégrés à la société lettone. Au cours du premier semestre 1998, la répression d'une manifestation de retraités à Riga, un défilé de vétérans de la Légion Lettone (1943-1945) ont entraîné une crise sérieuse avec Moscou, crise dont les effets n'ont pas fini de se faire sentir, notamment en matière économique.

Lituanie

À Vilnius, les premiers temps de la libération nationale furent empreints d'une certaine euphorie. Pourtant, il apparut très vite que, politiquement, le pays avait du mal à trouver sa voie, le Gouvernement tâtonnant et le Parlement se perdant en querelles de personnes. Le pays profond s'en irrita, d'autant plus que la conjoncture économique ne s'améliorait pas. Après 1991, comme l'ensemble de l'ex-URSS, la Lituanie traversa une période difficile. L'économie ayant perdu 50 % de son produit national d'avant 1990, délabrée par l'abandon des structures "socialistes", cette dernière paraissait aussi pâtir de certaines réformes hâtives.

Apteka

© Anne Laval

En février 1993, les élections législatives virent le triomphe des travaillistes (ex-communistes) du LDDP[14] avec un score de 62 % pour le parti d'A. Brazauskas. Peu de temps après leur arrivée au pouvoir, les travaillistes obtinrent (pour la première fois dans les Etats baltes) le départ des troupes russes (août 1993). Au cours de la même période, le président lituanien s'appliqua, avec succès, à détendre les relations avec Varsovie, Minsk et Moscou.

Vers la fin 1993, grâce à certaines réformes prudentes, la situation économique se stabilisa grâce notamment à l'introduction du litas en juin 1993[15] et le tissu industriel commença à se renouveler. Cependant, pour la population vilnoise, tout ceci n'était encore que des mots. Mais, à partir de 1996, le dynamisme de l'industrie (5 % de croissance annuelle et un chômage maintenu à 6 %) devint visible et, en 1997, l'économie lituanienne avait rejoint le peloton esto-letton ; en 1998, le taux de croissance dépassait 7 % lors du premier semestre. Parmi les problèmes, il faut mentionner la dette extérieure qui représentait 14 % du PNB en l998 ! En dépit d'un nombre croissant d'"affaires", les investissements étrangers (États-Unis, Suède, Allemagne, Grande-Bretagne...) se firent plus nombreux et la rentabilité du système fiscal s'améliora (mais l'économie clandestine représentait encore 18 % du total).

fenêtre balte

© Anne Laval

Depuis 1998, année pourtant marquée par de grandes privatisations favorables aux finances publiques, l'économie lituanienne, encore très liée à celle de la CEI elle-même en pleine crise, est déprimée. La dette extérieure est également en constante augmentation (elle représentait 14 % du PNB en 1998, soit 25 % des prévisions d'exportation). De même, la couverture des importations par les exportations n'était plus assurée, mais dans ce domaine, la crise russe a amélioré la situation.

En matière politique, face à une société désorientée, chauvinisme et populisme ont eu tendance à progresser. Après les élections législatives d'octobre 1996, les conservateurs étant revenus au pouvoir, la politique prudente du premier Ministre G. Vagnorius a accompagné la croissance et poursuivi la lutte contre l'évasion fiscale. Le Président A. Brazauskas étant arrivé au terme de son mandat, c'est V. Adamkus, un professionnel de l'environnement, américain d'origine lituanienne, qui lui succéda. La lutte contre la mafia et les diverses fraudes a depuis connu des avancées accroissant l'efficacité gouvernementale. La vie politique a gagné en cohérence et en lisibilité, mais la confiance des électeurs dans la classe politique continue à diminuer et le moral de l'homme de la rue demeure bas.

En matière sociale, le fait de n'avoir pas dû, comme ses voisins du nord, choisir un système de citoyenneté "fermée" et de n'avoir pu, forte de ses 80 % d'autochtones, conférer en 1991[16] la citoyenneté à tous les résidents, a évité bien des problèmes à Vilnius. Pourtant, un réel malaise social est perceptible (le taux de suicides est le plus élevé d'Europe : 46 suicides pour 1 000 habitants). Les causes de cette situation doivent, selon les sondages, être cherchées dans la dégradation du niveau de vie des moins favorisés, le chômage, la criminalité et la dégradation des valeurs morales. D'autre part, on l'a vu, la crise russe affecte malheureusement une économie lituanienne encore très liée à sa grande voisine en matière énergétique et alimentaire.

Le bilan balte, certes contrasté, demeure, dans l'ensemble des domaines, nettement supérieur à celui de tous les autres États successeurs de l'URSS. Le processus d'intégration balte que certains espéraient n'a pas véritablement pris corps et l'accession des trois États aux différents forums inter-étatiques tend à se faire en ordre dispersé. Pourtant, la sagesse des présidents successifs a permis que les progrès des uns servent aussi, en fin de compte, les intérêts des autres.

porte balte

© Anne Laval

Malgré toutes ces difficultés, les trois États cheminent sur une voie ascendante, les sociétés civiles se stabilisent, une intégration des populations slaves intervient progressivement et rien ne permet de penser que cette amélioration ne se poursuivra pas. Parmi les gros points noirs, il faut toutefois noter la mauvaise démographie des trois États (surtout l'Estonie et la Lettonie) qui jette une ombre sérieuse sur les progrès réalisés jusqu'à présent et le rôle de l'économie souterraine liée à la mafia et aux trafics en tout genre (notamment la drogue).

Par Yves PLASSERAUD

Vignette : Vaira Vike-Freiberga, Présidente de Lettonie (photo libre de droits).

Notes :

[1] C. F : Birthe Hansen & Bertel Heurlin (Eds). The Baltic States in World Politics, St Martin's Press, New York, 1998.
[2] Composé de 101 membres, ceux-ci sont élus au scrutin proportionnel.
[3] Ces élections se déroulèrent sans la participation de quelque 600 000 russophones, exclus de la citoyenneté estonienne par la nouvelle législation sur la citoyenneté adoptée en juillet 1992.
[4] Entre 1990 et 1992, le PIE chuta de 40 % à cause notamment de l'obligation d'acheter dorénavant le brut aux prix mondiaux.
[5] Notamment en matière monétaire, bancaire et fiscale et dans le domaine des faillites.
[6] Celle-ci représente avec la Suède 50 % du commerce extérieur estonien orienté à 65 % vers l'Union Européenne.
[7] cf. C. Bayou, "L'Estonie en 1998", in Les études de la Documentation française, 1999. (p. 71)
[8] G. Krasts dirigea un ministère de très large union.
[9] Les deux favoris étaient A. Gorbunovs et un musicien très populaire, Raimonds Pauls.
[10] Apvieniba Tevzemei un Brivibai ou TB.
[11] croissance : 6 %, chômage: 7 %, budget en équilibre, économie privatisée à 65 %.
[12] Il est vrai que la Russie constitue toujours le premier partenaire commercial de la Lettonie.
[13] En 1935, les Russes ne constituaient que 12 % du total.
[14] Lietuvos demokratiné darbo partija ou Parti démocratique du travail.
[15] 4 litas pour un dollar.
[16] Loi du 29 juillet 1991.