Chrétienté en Ukraine

Depuis la fin de l'URSS, les Ukrainiens catholiques ont obtenu le droit de pratiquer leur culte librement, mais les orthodoxes se sont divisés en trois Églises concurrentes qui se livrent une guerre fratricide.


Traquée en Ukraine et dans le reste de l'URSS pendant de nombreuses décennies, la religion chrétienne n'a à nouveau pu s'affirmer qu'au début des années 1990. Le régime communiste n'a pas réussi à étouffer la foi : en 1993, 72 % des Ukrainiens se sont déclarés chrétiens[1]. Ceux-ci sont en majorité orthodoxes, mais on méconnaît souvent l'existence d'une communauté réduite mais active de catholiques.

Une Église catholique officiellement reconnue

La grande majorité des Ukrainiens catholiques se réclame de l'Église gréco-catholique, dite uniate, fondée en 1596 à Brest-Litovsk. Elle résulte d'un compromis entre le clergé catholique polonais, désireux de contrer les ambitions du patriarcat de Moscou nouvellement créé, et quelques évêques orthodoxes ukrainiens qui voulaient en finir avec les discriminations dont étaient victimes les paysans ukrainiens. Principalement implantée dans la région de Lviv, elle regroupe des paroisses qui reconnaissent l'autorité du pape tout en conservant certaines caractéristiques propres aux Églises orientales, telles que la liturgie byzantine et l'accès au sacerdoce des hommes mariés.

Après l'annexion de l'Ukraine occidentale par l'URSS, l'Église uniate fut interdite par les autorités soviétiques et dut vivre dans la clandestinité de 1946 à 1990. Les uniates forment aujourd'hui une communauté de 5,5 millions de croyants dirigée par le cardinal Myroslav Loubatchivsky et revendiquent haut et fort leur spécificité dans un pays à majorité orthodoxe.

Les conséquences d'un divorce

A la différence de l'Église catholique, hiérarchisée autour d'un dirigeant unique, les Églises orthodoxes sont d'« organisation nationale », c'est-à-dire que chaque communauté nationale organise sa propre Église séparément. Le divorce de l'Ukraine d'avec la Russie devait donc remettre en question la hiérarchie ecclésiastique établie par le régime soviétique.

A la fin des années 1980, toutes les paroisses d'Ukraine dépendaient officiellement de l'Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Moscou (EPM), dirigée depuis 1966 par le métropolite Philarète Denyssenko[2]. L'année 1990 vit la résurgence d'une institution concurrente, l'Église ukrainienne autocéphale (EUA), fondée en 1921. Persécutée dès les années 1930, elle dut se transformer en Église souterraine, mais continua d'être active à l'étranger parmi la diaspora. Mstyslav Skrypnyk, qui vivait aux États-Unis, en était le patriarche. L'indépendance de l'Ukraine n'arrangea rien : Philarète en profita pour se séparer de Moscou et créa en mai 1992 une troisième Église, l'Église orthodoxe ukrainienne du patriarcat de Kiev (EPK).

Peu après, sentant le besoin de s'unir dans leur lutte contre Moscou, l'EPK et l'EUA fusionnèrent et élurent Mstyslav à leur tête. L'alliance ne dura cependant pas: à la suite de dissensions internes, à la mort de Mstyslav en 1993 les deux branches divorcèrent et élurent séparément leurs patriarches, Dymytri Iarema pour l'EUA et Volodymyr Romaniouk pour l'EPK.

Les autorités ne furent pas indifférentes aux problèmes ecclésiastiques. Kravtchouk, président ukrainien jusqu'en 1994, soutenait fermement Philarète; Koutchma, son successeur, déclara dans un premier temps qu'il resterait en dehors des affaires religieuses. Il eut la bonne idée de transformer la cathédrale Sainte-Sophie de Kiev, revendiquée par les trois Églises orthodoxes, en musée national pour qu'elle n'appartienne à personne. Cette mesure n'intimida pas les dignitaires de l'EPK. Le patriarche Volodymyr Romaniouk mourut en 1995, et le 18 juillet, jour de ses funérailles, ses fidèles voulurent l'enterrer de force à Sainte-Sophie. Une quarantaine de personnes furent blessées à la suite de heurts entre les membres du cortège et les forces de police qui leur barraient le passage, et l'on se résolut à enterrer Volodymyr sous l'asphalte d'un trottoir jouxtant la cathédrale. A la suite de cet incident, Koutchma dut abandonner sa politique de neutralité absolue et créa un Comité d'État pour les Affaires religieuses, chargé d'amorcer le dialogue entre les communautés.

L'EPM, la plus ancienne historiquement, est dirigée depuis 1992 par le métropolite Volodymyr Sabodan, successeur de Philarète après sa défection. En tant qu'héritière directe des institutions communistes, elle eut la chance de garder 60 % des paroisses et des fidèles. L'EPM est, de plus, la seule Église orthodoxe d'Ukraine reconnue par les autres Églises orthodoxes dans le monde. Sa présence dénote les liens culturels qui unissent encore l'Ukraine et la Russie, mais beaucoup voient en elle une chaîne qui les relie à l'« ancienne puissance coloniale ». Elle fait donc l'objet d'incessants débats sur la scène politique.

L'EPK, dirigée depuis la mort de Volodymyr Romaniouk par le patriarche Philarète nouvellement élu, est une Église montante : trois orthodoxes sur quatre déclarent s'identifier personnellement en elle[3]. Pourtant, elle ne regroupe que 30 % des paroisses. Après sa tentative infructueuse de fusion avec l'EUA, un autre échec a terni son image : le patriarche de Constantinople n'a toujours pas reconnu l'EPK malgré de nombreuses démarches. Il est encore difficile de dire si le patriarche œcuménique agit ainsi pour éviter de se brouiller avec le patriarche de Russie, chef spirituel de la plus grande communauté orthodoxe du monde, ou parce qu'il juge simplement inconcevable de reconnaître une Église encore minoritaire dans son pays. La politique de l'EPK s'identifie à la personnalité très médiatisée de Philarète, contre lequel la presse nationale se déchaîne.

En tant qu'ancien membre de l'Église du patriarcat de Moscou à l'époque soviétique, il est soupçonné d'avoir fait partie du KGB ; on lui attribue en outre la paternité d'une fille d'une vingtaine d'années[4], mais ces accusations n'ont jamais été légalement avérées. Plus grave encore, il tisse ouvertement des liens avec des associations ultra-nationalistes qui ont plus d'une fois commis des exactions dans des monastères fidèles à l'EPM et blessé des moines. Sur la scène politique, il collabore avec de nombreuses personnalités nationalistes, voire extrémistes, et grâce à ses appuis, il ne craint pas de s'opposer à Koutchma, comme l'a montré l'épisode du 18 juillet 1995.

L'EUA, dirigée par le patriarche Iarema, est la communauté la moins nombreuse avec seulement 10 % des paroisses. Par son existence même, elle est accusée par l'EPK de vouloir saboter la lutte des Ukrainiens contre l'Église russe. L'EUA mise plutôt sur l'honorabilité en refusant de négocier avec Philarète qu'elle ne juge pas fréquentable. Le reproche éternel qu'on lui fait est d'avoir collaboré quelque temps avec l'occupant allemand pendant la dernière guerre, mais cela pèse peu face aux accusations portées contre le chef de l'EPK. Depuis quelques années, l'EUA préfère dialoguer avec Volodymyr Sabodan considéré plus honnête, tout en défendant âprement son autocéphalie.

Réconciliation et œcuménisme ?

La réconciliation entre les trois Églises orthodoxes est peu probable dans l'immédiat. Chacun des dirigeants des Églises déclare qu'il est prêt au dialogue, mais qu'il n'a pas confiance en les propos de ses concurrents ! Les divisions entre les Églises sont exclusivement dues à des querelles de pouvoir qui reflètent partiellement diverses tendances politiques. Toutes prônent la même foi orthodoxe et leurs liturgies sont devenues strictement identiques depuis que l'ukrainien vernaculaire a partout remplacé le slavon ecclésiastique[5].

Les chiffres donnés plus haut montrent que la plupart des Ukrainiens ne fréquentent pas les paroisses qui relèvent des Églises en lesquelles ils s'identifient personnellement. Cela démontre qu'en règle générale les Ukrainiens considèrent les problèmes d'organisation ecclésiastique comme secondaires dans la pratique de la religion. Il importe aux autorités ecclésiastiques de prendre ce fait en compte, car face à une Église catholique unie, ces conflits absurdes ont terni l'image de marque de l'orthodoxie.

Les relations entre catholiques et orthodoxes ne sont pas calmées non plus. Le processus d'œcuménisme ne pourra avancer que si l'on règle la question brûlante de l'Église uniate. Le Vatican veut préserver cette Église, symbole d'ouverture à la diversité culturelle, tandis que les orthodoxes voient dans l'union de 1596 un compromis de circonstance qui n'a plus lieu de durer si l'on envisage un rapprochement. En outre, la résurgence de l'Église uniate a été à l'origine de conflits locaux lors de l'affectation des paroisses aux différentes communautés.

Le rétablissement de la liberté de culte après 70 ans de communisme a permis un nouvel élan dans le développement de la théologie. L'Ukraine a beaucoup à y gagner sur le plan spirituel. Il est dommage que de honteuses querelles de pouvoir viennent entacher ce renouveau religieux.

 

Par Frédéric DERBESSE

Vignette : Cathédrale de Lviv, Ukraine (photo libre de droits, attribution non requise)

[1] Institut international de Sociologie de Kiev, mai 1993.
[2] Un patriarche dirige une Église indépendante. Un métropolite est un haut dignitaire ecclésiastique chargé d'administrer un territoire relevant d'un patriarcat.
[3] Institut international de Sociologie de Kiev, mai 1993.
[4] L'Église orthodoxe, tout comme l'Église uniate, autorise l'ordination d'hommes mariés. En revanche, les évêques et autres grands dignitaires, issus généralement des milieux monastiques, sont astreints à la chasteté.
[5] Les Églises russes, serbes et bulgares utilisent encore le slavon.

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