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Hergé, Enki Bilal, Hugo Pratt, Dimitri, Tome… La liste des dessinateurs qui se sont intéressés à l'ex-URSS est longue ; de quoi s'interroger à propos du regard que porte la bande dessinée sur l'espace post-communiste [1].


Tintin au pays des SovietsDes gravures de Gustave Doré sur L'Histoire de la Sainte Russie (1854) à Tintin au pays des Soviets (1930), la volonté d'illustrer par l'image l'espace russe reste une constante; et ce ne sont pas les récents albums d'Enki Bilal, de Meynet ou de Dimitri qui contrediront cette affirmation. Autant d'approches diverses d'un même espace considéré à des moments différents de son histoire...

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La bande dessinée amuse, la bande dessinée séduit, la bande dessinée distrait; peut-elle provoquer d'autres sentiments? Peut-elle sortir du domaine ludique et récréatif? Cette dernière a en effet longtemps souffert d'un discrédit propre à son mode d'expression, d'aucuns considérant que des sujets sérieux ne pouvaient y être abordés. Les cases se sont pourtant mises à parler au sujet de l'Union soviétique, illustrant ainsi un visage partisan ou critique, souvent fait d'allusions ou de clins d'œil au monde réel. Avec la bande dessinée, se sont progressivement formées de nouvelles images d'Épinal, de nouveaux stéréotypes qui ont modelé l'inconscient collectif; les planches d'un Hergé mettant en scène Tintin face aux usines bolcheviques ont traversé les années, avec la postérité qu'on leur connaît.

Car la bande dessinée est avant tout mémoire, une mémoire parcellaire qui reflète la société dans laquelle elle est produite; plus que le simple fantasme du dessinateur, celle-ci se place au carrefour de la construction de l'imaginaire collectif, à la fois auteur inconscient et objet de cette même construction; elle traite, d'une manière acceptable par tous, un sujet intégré et digéré par la mémoire collective. Mais la bande dessinée peut être également objet de commémoration (à l'exemple de l'album Tambow), de dénonciation, voire de glorification.

URSS en case

La période soviétique a donné lieu a un nombre respectable d'albums aux visions et aux buts extrêmement variés. Même si Calvo a donné une image enjouée de l'URSS de la période stalinienne, il faut cependant reconnaître que la dimension totalitaire a tendance à primer dans la majeure partie des albums. Les thèmes fédérateurs de la Seconde Guerre mondiale et des goulags ont engendré une production étonnante d'ouvrages, parmi lesquels Tintin au pays des Soviets d'Hergé, La partie de chasse de Bilal, Corto Maltese en Sibérie d'Hugo Pratt ou Raspoutitsa de Dimitri, proposant tous l'image d'une URSS loin de figurer sous son meilleur jour! Tintin est traqué par les bolcheviques qui terrorisent la population russe, entassent les trésors et montrent de fausses usines aux travaillistes anglais; Corto ne cesse d'essuyer le tir de nobles décadents ou de bolcheviques peu scrupuleux, le tout dans la tourmente de la guerre civile russe, cruel et dérisoire ballet de trains blindés; Dimitri met en scène la dureté des conditions de détention des camps de prisonniers, véritable écho de L'Archipel du goulag de Soljénitsyne alors que Bilal décrit, pour sa part, l'organisation par les apparatchiki du régime d'un meurtre (maquillé en accident de chasse) de l'un d'entre eux... La bande dessinée rejoint ainsi l'actualité historiographique qui a, encore récemment, mis en avant le caractère criminel du régime soviétique.

Ours en cage

Depuis 1991, la bande dessinée traitant de l'espace post-soviétique a néanmoins connu un renouvellement significatif; elle a suivi l'évolution de l'actualité, proposant au lecteur de nouvelles images de la Russie et des pays d'Europe centrale et orientale. Les thèmes de la mafia, des questions écologiques ou de l'arsenal soviétique sont logiquement venus remplacer ceux des goulags et du caractère totalitaire du régime soviétique, donnant ainsi, avec un certain humour, le change aux frasques non moins réelles d'un pouvoir russe miné par les scandales financiers. Dans cette veine, Spirou à Moscou, les séries Tatiana K. et Le goulag (Dimitri) ne cessent d'illustrer la nostalgie ou les déboires d'un régime ayant laissé la place aux intrigues et aux complots d'anciens agents communistes qui ont décidément bien du mal à se reconvertir…

Par François VILALDACH et Xavier LE BLANC

Vignette : Tintin au pays des Soviets

[1] BILAL, Enki. La partie de chasse. Paris, Humanoïdes Associés, 1983.
CALVO. La bête est morte. La guerre mondiale chez les animaux. Paris, Ed. G.P., 1944-1945.
DIMITRI. Raspoutitsa. Paris, Albin Michel, 1989.
HERGE. Tintin au pays des Soviets. Tournai, Casterman, 1930.
MEYNET, CORTEGGIANI. Tatiana K. La boîte de Pandore. Paris, Dargaud, 1998.
PILLOT (coll.). Tambow. Grenoble, Glénat, 1991.
PRATT, Hugo. Corto Maltese en Sibérie. Tournai, Casterman, 1979.
TOME, JANRY. Spirou à Moscou. Paris, Dupuis, 1990.