En théorie et en pratique : les politiques linguistiques en Ukraine après 1991

Suite à la loi sur la langue nationale de 1989, et aux lois passées après l'indépendance de 1991, les élites politiques ukrainiennes se sont efforcées de «sauvegarder et développer» (comme indiqué dans la Constitution de 1996) la langue ukrainienne et son usage, en accord avec une conception de l'identité nationale selon laquelle une nation doit avoir sa langue. 


Si d'un coté les élites politiques ont fortement encouragé l'usage et le développement de la langue ukrainienne, en élaborant une série de mesures linguistiques, les pratiques de tous les jours, dans plusieurs villes parmi lesquelles Kiev, contredisent ce discours politique, tout comme l’idée d’un usage unique de la langue, ou des langues.

Les politiques linguistiques après l'indépendance

Suivant l’impulsion nationaliste qui balaye l’Union Soviétique, l’Ukraine, dès 1989, et à l’instar d’autres républiques soviétiques, adopte une loi sur la langue nationale, qui met sur un pied d’égalité l'ukrainien et le russe, jusqu’alors seule langue officielle de l’URSS. De la même façon, l’étude du russe et de l'ukrainien deviennent obligatoires pour tout citoyen. La loi envisage également que toute école russe, qui aurait été auparavant ukrainienne[1], adopte l'ukrainien comme langue d’instruction pour les inscrits en première année dès l’année suivante.

En 1993, on légifère l’utilisation de l’ukrainien dans les transmissions télévisées et radiophoniques, tandis que le président Kravtchouk, élu en décembre 1991, en fait la langue politique du pays, et propose une loi rendant sa connaissance obligatoire pour tout candidat au poste de Président. L’élection de Leonid Koutchma, dont la conception de l’ukrainisation est plus modérée, n’introduit pas de changement majeur. Le nouveau ministre de l’Education ne révoque pas les mesures sur la langue ukrainienne, et Koutchma lui-même s’engage à promouvoir et à développer l'ukrainien, d’ailleurs déclaré langue unique d'État par la Constitution de 1996, ce qui relègue le russe au statut de langue minoritaire.

Durant la décennie 1990, les pratiques linguistiques dans l’éducation évoluent en faveur de l’ukrainien. Tandis qu’en 1991, 51 % des écoles maternelles dispensent un enseignement en ukrainien, ce pourcentage s’élève à 76 % en 2000. Les écoles primaires et secondaires suivent la même évolution: alors que l’éducation scolaire n’est dispensée en ukrainien qu’à 49 % en 1991-1992, elle l’est à 70 % en 2000-2001 (29 % des écoles enseignant en russe) et à 74 % en 2001-2002 (contre 25 % en russe). L’ukrainien domine dans la plupart des régions, y compris les régions frontalières de l’Est telles que celle de Soumy (97,7 % des crèches et jardins d’enfants, 83 % des écoles) ou de Kharkiv (respectivement 82,7 % et 55 %), celle de Louhansk faisant exception (19,7 % des crèches et jardins d’enfants, 17 % des écoles)[2].
En outre, en 2000-2001 les écoles enseignant en ukrainien demeurent minoritaires dans la région d’Odessa (avec une proportion de 47 %), de Zaporijia au centre-sud (45 %), du Donetsk (14 %), et dans la république de Crimée (0,8 %)[3].

En 2005, l'ukrainien devient la seule langue autorisée pour la transmission des programmes radio et télévisés interrégionaux et nationaux. La décision prise en 2006 par plusieurs administrations locales (Donetsk, Louhansk) d’autoriser à nouveau l’usage du russe dans les documents officiels crée cependant une nouvelle polémique dans le débat sur la langue d’Etat.
Au niveau scolaire, celui-ci est désormais considéré comme la « langue maternelle » (ridna mova) de tout élève, et fait partie du programme scolaire obligatoire. Le mot ridno, qui vient de naroditi (naître), fait référence à quelque chose d’ancestral, hérité dès la naissance. Le gouvernement manifeste ainsi l’importance qu’il accorde à la langue dans la définition de l’identité nationale, en dépit du fait que beaucoup d’élèves, surtout dans le sud et l’est du pays, n’ont pas l’ukrainien comme langue maternelle, ni même comme langue de naissance.


Panneau de gauche : rue Ouspenska (nom ukrainien), Ouspenskaïa (nom russe). L’ancienne dénomination russe de la rue, Tchitcherina, est toujours indiquée (panneau de droite). Photo : Abel Polese (Odessa, 2006).

Les citoyens et l'usage de la langue

Cette approche linguistique apparemment très pro-ukrainienne demeure pourtant très théorique, car la réalité sociale ne s’aligne pas avec le discours officiel. Si en théorie l'ukrainien est la langue de l'Ukraine et de ses citoyens, en pratique la situation est beaucoup plus complexe. Les deux langues sont utilisées, dans des contextes sociaux et régionaux différents, et suivant des règles difficiles à comprendre de prime abord.

Le visiteur se rendant à Kiev pour la première fois s’étonne de la facilité avec laquelle les Ukrainiens passent d'une langue à l'autre. Les publicités et affiches de rue sont formulées en ukrainien, tandis que les petites annonces et la plupart des affiches informelles le sont en russe. Les annonces dans les gares, à l'aéroport ou dans les stations de métro, sont faites en ukrainien, mais il est fréquent d’entendre le communiquant parler russe pour donner des informations ou discuter avec ses collègues.

De même, l’usage de la langue dans les revues et les publications en général est particulier. Tandis que des journaux comme Zerkalo nedeli et Den sont publiés en deux versions, l’une russe, l’autre ukrainienne, les revues Korrespondent et Fokus proposent essentiellement des articles en russe. Cependant, leurs pages publicitaires, occupées par des entreprises ukrainiennes, sont en ukrainien.

Avec des proportions différentes, la situation est la même dans tout le pays. Officiellement chaque ville parle ukrainien, mais dans les faits sa position géographique y favorise le recours à telle ou telle langue. A Odessa par exemple, pour demander un renseignement dans la rue, il convient d’utiliser d’abord le russe plutôt que l’ukrainien; à Lviv, par contre, il est préférable de s'adresser aux gens en ukrainien, puis de passer éventuellement au russe si l’interlocuteur le préfère.

La situation a radicalement changé en ce qui concerne la télévision et le cinéma. Tout film ou programme émis en russe doit désormais être sous-titré en ukrainien, et le cinéma en ukrainien se développe rapidement. L’information quant à elle occupe une place croissante dans l’espace télévisé. Les chaînes nationales la transmettent davantage en ukrainien, bien qu’à certains horaires il soit possible de l’entendre formuler dans les deux langues, russe et ukrainienne.
Une certaine confusion règne en effet dans le monde de l’information, les règles de fonctionnement n’étant pas toujours claires. Un journaliste en interview, parfois, ignore si son reportage sera transmis pendant la diffusion russe ou ukrainienne des nouvelles (ou les deux). Par précaution, il pose ses questions en ukrainien. S’il s’adresse à un homme politique, celui-ci lui répondra probablement en ukrainien; un citoyen en revanche, déjà embarrassé devant une caméra, utilisera la langue dans laquelle il se sent le plus confiant, considérant que «tout Ukrainien parle les deux». Que faire d’une réponse formulée en russe? Dépenser du temps et de l’argent pour la traduire en ukrainien? De même, faut-il traduire les déclarations du président russe ? Les journaux télévisés se retrouvent souvent face à ce dilemme, et passent ainsi fréquemment du russe à l’ukrainien, si bien que finalement, le téléspectateur ne sait plus en quelle langue il a reçu telle ou telle information.


Panneau en ukrainien proposant, entre autres, un service de russification des téléphones. Photo : Abel Polese (Odessa, 2006).

Les règles d'usage de la langue ukrainienne

Quelle est la langue des Ukrainiens ? La question est bien plus complexe qu’on ne le pense. Un Ukrainien l’esquivera en répondant que « tout Ukrainien parle les deux langues, car elles sont très proches ». Pour autant, la majorité des russes se rendant en Ukraine pour la première fois a du mal à comprendre la langue locale. En outre, si les Ukrainiens sont bilingues, certains préfèrent toujours parler le russe, et d'autres l’ukrainien.
Il est vrai que la plupart des Ukrainiens sont exposés au bilinguisme dès leur enfance, ce qui s’explique par la grande hétérogénéité du territoire national et la mixité des mariages. De nombreux enfants d’Ukraine entendent au moins deux langues dans leur entourage familial. Si leurs parents leur parlent russe, souvent l’un des grands-parents est ukrainophone, ou vice versa. Et même si l’on parle une langue unique dans la famille, les voisins, amis ou connaissances, eux, peuvent s’exprimer dans des langues différentes. A cela s’ajoute le bilinguisme des programmes télévisés ou des personnes croisées au quotidien. Ainsi, il n’est pas rare qu’une conversation mobilise les deux langues, l’un des interlocuteurs parlant le russe, l’autre répondant en ukrainien. Pour autant, cela ne signifie pas que tout enfant ou tout Ukrainien soit bilingue. Mais à l’exception de la Crimée, où le russe domine largement (77 % de la population, d’après le recensement de 2001[4]), aucune des deux langues ne peut être considérée comme réellement majoritaire en Ukraine, et l’autre comme étrangère.

Il faut également souligner que, bien que les lois officielles soient très en faveur de l'ukrainien, il n'existe pratiquement pas de mesures répressives ou punitives contre ceux qui ne les respectent pas, ou qui ignorent les règles linguistiques. Les hommes politiques n'ont pas à répondre en justice s'ils parlent russe, et les querelles sur la langue à adopter dans un contexte donné ne sont pas rendues publiques. Les politiques linguistiques mises en œuvre en Ukraine après l'indépendance sont donc très ambigües, puisque dans la réalité on tolère l’usage des deux langues. Les gouvernements semblent avoir choisi de privilégié l’ukrainien pour manifester leur prise de distance à l’égard de Moscou. Mais dans la mesure où celui-ci est désormais la langue nationale officielle, officiellement parlée sur tout le territoire, on préfère ignorer le recours fréquent au russe.
L'ukrainien devient, dès lors, une attitude plus qu'une langue. Même les tribunaux, par exemple, rédigent leurs comptes-rendus en ukrainien, alors qu’on aura utilisé le russe durant les audiences. Dans la pratique, il en résulte un mélange entre les deux langues, dont l'expression la plus évidente est le sourjyk, mélange de russe et d’ukrainien sans réelle cohérence grammaticale, mais que certains suggèrent, par provocation, d'élever au rang de langue nationale.
In fine, les politiques linguistiques ukrainiennes, par la manière dont elles sont conçues et appliquées, engendrent la confusion chez le chercheur ou le visiteur étranger. Cependant, elles reflètent la particularité de l’identité ukrainienne, qui n’est pas fondée sur le fait de parler ukrainien en tant que tel, mais de se sentir capable de le parler en cas de besoin, même si l’occasion peut ne jamais se présenter. Une telle subtilité permet également de comprendre pourquoi même les russophones, ne parlant pas (ou mal) ukrainien, ne semblent pas craindre ces politiques de plus en plus « nationalistes » en apparence.

[1] Une grande partie des écoles se trouvant sur l’actuel territoire ukrainien furent russifiées au cours du 19ème siècle ou pendant la période soviétique.
[2] UCEPS (Ukrainian Center for Economic and Political Studies) (2002), « the System of Education in Ukraine : Perspects and Development », National Security and Defence, 4 (2002) : 5, 8.
[3] Kuts Oleksii, Movna polityka v derjatvotchyskykh protsessakh Ukrainy, Kharkiv National University, 2004, p. 5
[4] www.ukrcensus.gov.ua

* Abel POLESE est chercheur à l’Université d’Edimbourg

Vignette : Abel Polese

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