Gay Pride en Serbie : plus qu’une question de droits de l’homme

La normalisation des Gay Prides en Serbie est entravée par des obstacles politiques, économiques et sociaux. Certains, comme l'Église orthodoxe, mettent toujours en avant un discours fort contre les droits des minorités sexuelles. Ceux qui défilent représentent une cible facile pour les hooligans.


En 2010, le maire de Belgrade, Dragan Đilas, déclarait à propos de la Gay Pride organisée dans la ville : « Que l'on soit hétérosexuel ou homosexuel… je pense que c’est une affaire personnelle. Il y a une loi régissant ces questions et je ne comprends pas la nécessité de tels événements[...] la sécurité doit être au plus haut niveau. » Ce jour-là, 127 policiers et 17 manifestants furent blessés, tandis que 207 personnes arrêtées. Comme on peut le constater, cette question va bien au-delà de la violence de certains hooligans ou de la sécurité publique. Bien que la Serbie soit candidate pour l'adhésion à l'Union européenne, les statistiques montrent que 69 % des citoyens serbes se disent hostiles à l'organisation de tels événements tandis que seulement 12 % se disent favorables. Le manque d'acceptation de la Gay Pride s’explique par une série de facteurs complexes, qui vont beaucoup plus loin que ce que l’on pourrait labelliser de «sous-développement balkanique».

Ennemis de la nation

L’Église orthodoxe serbe considère les homosexuels comme des «ennemis étrangers», ce qui semble inévitablement influencer la position de la population qui se déclare massivement orthodoxe serbe. Lorsque le défilé a été annoncé en 2011, le patriarche Irinej a accusé les organisateurs de détourner l'attention du public de la situation des Serbes du Kosovo. En 2014, l'évêque Amfilohije est allé jusqu'à affirmer que Conchita Wurst, la drag queen qui a remporté le concours de l'Eurovision « était à blâmer pour les inondations » qui ont fait tant de dégâts en Serbie et en Bosnie-Herzégovine. L'Église orthodoxe serbe voit l'homosexualité comme quelque chose d'imposé par la modernité, la décrivant comme un complot de l'Occident contre la Serbie.

L’homophobie existait avant l'éclatement de la Yougoslavie, tout comme pendant les guerres des années 1990. Les relations homosexuelles ont été légalisées en 1994 à l’époque du gouvernement de Milošević pendant que la guerre faisait encore rage en Bosnie et en Croatie. L'objectif était de centraliser la législation en matière pénale avec la province autonome de Voïvodine, qui avaient légalisé l'homosexualité en 1977. L'impact de la transition et l'éclatement de la Yougoslavie ont généré une identité ethnoreligieuse forte. Dans un contexte postsocialiste de vide idéologique, le nationalisme a repris vigueur et a été un obstacle majeur à la construction d'une nouvelle société civile. Dans ce contexte, promouvoir et protéger les droits des gays et lesbiennes va à l'encontre de l'image d'un « Serbe pur » (Srbenda ou pravi Srbin), détenteur de certaines valeurs patriarcales idéalisées par de nombreux politiciens et l'Église orthodoxe serbe.

Une recherche sur l’homophobie en Serbie montre que certains considèrent que l'homosexualité menace la reproduction de la nation[1]. En fait, en raison de la baisse de la population, de 2002 à 2010, la Serbie a perdu 280 000 habitants sur une population totale de 7,5 millions. Cette situation est en contradiction avec la défense des différentes formes de l'identité sexuelle promues par les groupes LGBT qui, supposément, diminuent l'importance des relations sexuelles à des fins reproductives. L'Eglise n’est pas la seule à exprimer son homophobie de cette manière, certains politiciens locaux, comme le maire de la ville de Jagodina, Dragan Marković Palma, tient le même genre de propos : « Si l'homosexualité était normale, il serait dit dans la Bible qu’Adam et Steve, et non pas Adam et Ève, étaient au paradis. »

Collectivisme versus individualisme

Comme d'autres pays de la région, la Serbie a connu un important collectivisme mais également un fort individualisme économique. Le déclin des conditions de vie fait que la lutte pour les droits des gays et lesbiennes, ainsi que les ressources qui y sont consacrées (comme le financement international des ONG, l'attention des médias ou les dispositifs de protection de la police), sont une moins grande priorité que d'autres questions comme l’emploi, l'éducation, les retraites ou les soins de santé. Par ailleurs, comme une forte pression est exercée par l'UE dans le pays avant chaque Pride, l'événement est considéré comme imposé par la communauté internationale et comme une sorte d'instrument visant à changer les codes sociaux. Cela discrédite les militants aux yeux de l'opinion publique, surtout quand ces derniers apparaissent dans les médias accompagnés par des membres des instances internationales. Pour de nombreux citoyens, ces activistes semblent utiliser leur sexualité comme un moyen pour progresser socialement et obtenir un avantage personnel. Saša Ozmo, un journaliste serbe, a déclaré pour le magazine Jotdown : « Nous devons prendre en compte la théorie de Ronald Inglehart, qui dit que ce n’est que quand une société atteint un niveau de satisfaction de ses besoins essentiels qu’elle commence à penser aux valeurs post-matérialistes, comme la qualité de la vie, l'écologie ou, ici, les droits des gays. La population serbe, tout comme une grande partie de la population des Balkans, n’est pas en mesure de satisfaire ses besoins matériels. »

Les pays de la région connaissent de nos jours un état profond d'apathie politique. Parmi d'autres raisons, dans la plupart de ces pays, les manifestations sont généralement associées à l'instabilité politique. La majorité de la population a des souvenirs négatifs des manifestations des années 1990, qui n’ont apparemment jamais été suivies de progrès sociaux. Même le renversement de Slobodan Milošević n'a pas apporté tous les changements attendus par la population. D'après le rapport « Predrasude na videlo - Homofobija u Srbiji », les « optimistes » ont une attitude généralement positive envers l'homosexualité, tandis que ceux montrant une attitude prédominante négative sont beaucoup plus «pessimistes». En fait, l'homosexualité est perçue comme un phénomène négatif par la plupart des gens, les conformistes (80-86 %), dont les attitudes et les idées montrent une acceptation non critique des attitudes et du comportement de la majorité.

La classe politique a tendance à éviter tout type de contact avec la communauté LGBT, car cela pourrait être récompensé par une baisse de popularité. Il semble que dans la sphère politique, les débats sur les droits des minorités sexuelles se limitent à une période entourant l'organisation de la Gay Pride, une fois par an. La communauté a peu de visibilité dans les médias tout au long de l'année. Le résultat en est une grande désinformation du public: l'homosexualité est considérée comme une anomalie ; des idées fausses sont véhiculées, comme ses liens supposés avec la pédophilie ou, la plus répandue, le fait que l'homosexualité soit une maladie mentale. En effet, 65 % des Serbes considèrent l'homosexualité comme une maladie, même si la Société médicale serbe a déclaré en 2008 que l'homosexualité n’était inclue dans aucune liste de maladies reconnues.

Des troupes sans esprit critique

Toutefois, la société serbe, comme d’autres sociétés européennes, est familière de la diversité sexuelle. La parade est considérée plus comme un acte de provocation que comme une demande concernant les droits de l’homme. La Gay Pride est considérée comme une attaque aux règles non écrites du comportement dans la sphère publique. Même si la discrimination est subie quotidiennement par les groupes LGBT, la plupart des agressions sont liées à la visibilité et aux hooligans.

La communauté est un pôle d'attraction pour ceux qui, soutenus par des hooligans, veulent user de violence. La parade leur sert de prétexte pour exprimer leur mécontentement. La plupart de ces hooligans sont incapables de lancer un mouvement structuré contre l'injustice sociale, les privatisations, la corruption et le manque d'opportunités, ils souffrent quotidiennement, mais ils sont fortement déterminés à lutter contre les groupes LGBT. Dans de nombreux cas, les dirigeants politiques, sociaux, religieux les utilisent pour promouvoir leur propre agenda public, parce que les agressions contre les membres de la communauté ont beaucoup plus d'impact que d'autres initiatives de la société civile. Néanmoins, au cours du dernier défilé en 2014, il n’y avait que quelques groupes de hooligans dans les rues. Zoran Mijatović, ancien chef adjoint de la Sécurité d'État en Serbie, en donne une explication : « Un élément qui prouve que la politique a un impact sur les criminels et les groupes qui sont enclins à la violence est un immense drapeau que nous avons vu dans les matchs de football, sur lequel il était écrit « Le Kosovo est la Serbie. Lorsque la Serbie a commencé à changer d'attitude envers le Kosovo, lorsque les négociations ont commencé et que l'accord a été signé à Bruxelles, le drapeau a disparu. » Dans un contexte où les liens entre supporters de football et politiciens sont forts et nombreux, cet exemple tiré du moment où le gouvernement serbe a commencé à négocier avec le Kosovo montre que ces organisations ne sont pas seulement violentes et hiérarchiques, elles sont aussi pleines de troupes sans esprit critique qui suivent aveuglément le leader, lui-même lié à des intérêts politiques et économiques.

La tension politique soulevée par la Marche des Fiertés ne doit pas laisser croire à l'existence de persécution homophobe permanente dans les rues de Belgrade. La capitale serbe est fière d'être une ville assez sûre. Le défilé et sa signification sociale est en fait une autre question. La violence se produit généralement lorsque les minorités sexuelles agissent publiquement et gagnent en visibilité. L’édition 2014 a été une réussite, première parade organisée après trois années consécutives d’annulation, même si une grande protection des forces de sécurité s’est avérée nécessaire. Ce fut un succès non seulement pour les droits des minorités sexuelles, mais aussi pour la normalisation sociale de la question. Jusqu'à présent en Serbie, les autorités ont pris des mesures contre la violence. C’est déjà un grand pas, ou au moins une démarche attendue d'un candidat à l'UE.

Traduit de l'anglais par : Julien Danero Iglesias.

Note :
[1] Centar za slobodne izbore i demokratiju, «Predrasude na videlo –Homofobija u Srbiji», 2008.

Vignette : Action contre la Gay Pride à Belgrade (Wolfgang Klotz /Heinrich Böll Stiftung, 2010, licence CC BY-SA 2.0)

* Miguel RODRIGUEZ ANDREU est l'auteur de deux livres (Anatomía serbia (2012) et Homofobia en los Balcanes(2014)), rédacteur en chef de la revue Balkania et co-rédacteur en chef d’Eurasianet (compte twitter: @miguelroan1)
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