Géorgie : analyse de l’élection présidentielle 2018

L’élection présidentielle géorgienne des 28 octobre et 28 novembre 2018 s’est caractérisée par un contexte particulier, sur les plans tant constitutionnel et politique, qu’électoral et médiatique. Elle a conduit à la victoire de Salomé Zourabichvili, candidate indépendante soutenue par le parti majoritaire au Parlement : quelles en sont les conséquences prévisibles pour la Géorgie, les pays post-soviétiques et l’Union européenne ?

 

Salomé Zourabichvili


Contexte constitutionnel

Le 15 octobre 2010, sous l’impulsion du Mouvement national fondé par Mikheïl Saakachvili, le Parlement géorgien avait adopté à la majorité des 2/3 une réforme constitutionnelle restreignant les pouvoirs du Président de la République au profit de ceux du Premier ministre et tendant à  instaurer un régime parlementaire, avec 2013 pour horizon de mise en application(1). Le 1er octobre 2012, le renouvellement du Parlement au profit d’une coalition d’opposition centrée autour du Rêve géorgien (fondé par Bidzina Ivanichvili, milliardaire enrichi en Russie et Premier ministre du 25 octobre 2012 au 20 novembre 2013) avait confirmé cette orientation.

Le 27 octobre 2013, Guiorgui Margvelachvili, ancien recteur de l’Institut d’affaires publiques de Tbilissi, candidat du Rêve géorgien, était élu au suffrage universel à la présidence de la République. Bien que Chef des armées, il a donc assuré durant cinq ans un pouvoir limité, protocolaire et représentatif. Il a parfois tenté de se distancier des nouveaux amendements constitutionnels, comme celui instaurant l’élection du Président par un collège de représentants territoriaux : en vain dans ce cas, puisqu’il n’a pu s’opposer à l’annulation parlementaire de son veto(2).

Contexte politique

La transposition de l’échiquier politique géorgien sur l’échiquier politique français reste hasardeuse. Si le Rêve géorgien se réclame du centre gauche – il est membre de l’Alliance progressiste, un réseau mondial de partis progressistes sociaux-démocrates et socialistes fondé en 2013 –, il s’apparente à une droite orléaniste (libérale et pro-européenne). Si le Mouvement national se réclame, lui, du centre droit – il est membre observateur du Parti populaire européen –, il s’est longtemps apparenté à une droite bonapartiste (césarienne et pro-européenne) dont Mikheïl Saakachvili fut l’emblématique chef de file.

Les deux mouvements politiques géorgiens sont aujourd’hui traversés par plusieurs courants de pensée, certains leur étant communs et ayant pour objectifs le rapprochement avec l’Union européenne et avec l’OTAN ainsi que la défense des valeurs nationales. Sur l’échiquier politique français,  cette dernière orientation aurait jadis relevé de la droite légitimiste ; aujourd’hui,  elle appartiendrait plus à une pensée souverainiste. La scission le 12 janvier 2017 du Mouvement national en un Mouvement national et une Géorgie européenne illustre bien l’ampleur des débats contradictoires qui animent la scène politique géorgienne.

Bien que l’Église de Géorgie se défende de vouloir jouer le moindre rôle politique – le Patriarche Elie II l’a rappelé officiellement au cours de la campagne électorale –, elle serait sans doute tentée de s’impliquer plus ouvertement si la défense des valeurs nationales n’était pas mise en avant. Deux cas récents l’ont montré, lorsqu’elle a soutenu l’interdiction faite aux étrangers de posséder des terres agricoles d’une part, et celle de la culture du cannabis thérapeutique d’autre part. Mais la pensée souverainiste reste forte dans la société géorgienne, en partie héritée d’une histoire multimillénaire entachée d’invasions.

Contextes électoral et médiatique

Le Président sortant ne se représentant pas et la majorité parlementaire du Rêve géorgien ne proposant pas de candidat (l’usure du pouvoir et l’image impopulaire véhiculée par un milliardaire agissant en coulisse ont contribué à ce renoncement), l’élection semblait ouverte. Finalement, le Rêve géorgien a apporté son soutien à Salomé Zourabichvili (résidante française avant de s’établir en Géorgie, ancienne diplomate française, ayant renoncé à la nationalité française et gardé la nationalité géorgienne), candidate indépendante. Le Mouvement national, de son côté, a vu son candidat, Grigol Vachadze (résidant russe avant de s’établir en Géorgie, ancien diplomate soviétique, ayant renoncé à la nationalité russe et gardé la nationalité géorgienne), qualifié au 2ème tour. Il convient de noter toutefois que les électeurs géorgiens se sont largement désintéressés de ce scrutin, en s’abstenant à plus de 53 % au premier tour(3).

Bien que leurs parcours soient très différents, les deux candidats ont occupé la fonction de ministre des Affaires étrangères sous la présidence de Mikheïl Saakachvili, en 2004 et 2005 pour Salomé Zourabichvili, et de 2008 à 2012 pour Grigol Vachadze : la première s’est désolidarisée du Président géorgien après la guerre russo-géorgienne d’août 2008 (lui en imputant une part de la responsabilité) et s’est rapprochée du Rêve géorgien ; le second est resté fidèle au Mouvement national.

Les positions officielles du Rêve géorgien et du Mouvement national étant proches en termes de politique étrangère, la campagne électorale s’est concentrée sur les mises en cause personnelles des candidats, agrémentées de violences verbales, voire de menaces physiques(4). La situation a été en outre attisée par la publications de budgets électoraux asymétriques, par une déclaration de prise en charge des dettes de 600 000 particuliers par la fondation caritative de Bidzina Ivanichvili à quelques jours du second tour, par des accusations de corruption et de fraude électorale massive(5), le tout relayé avec partialité par les médias géorgiens favorables au Rêve géorgien (chaînes de tv nationales par exemple) et à l’opposition (Rustavi 2 par exemple), ou par des réseaux sociaux chargés de désinformation, de critiques et d’insultes. L’indécision affichée d’électeurs géorgiens dubitatifs d’abord quant à l’utilité du vote puis quant à la nature du vote (accentuée par un score final supposé serré) et la liberté d’expression traditionnelle en Géorgie (exacerbée par les désillusions politiques) ont déclenché cette surenchère : les appels au calme lancés en interne (Église de Géorgie, ONG, etc.) et venant de l’étranger (ambassades de pays amis, organisations internationales) se sont multipliés sans grand effet.

L’élection de Salomé Zourabichvili

La victoire de S. Zourabichvili, avec 59,5 % des suffrages exprimés(6), apparait comme une victoire à la Pyrrhus pour B. Ivanichvili et le Rêve géorgien : la future Présidente se présente comme une femme politique au-dessus des partis, elle ne souhaite ni assumer l’impopularité du pouvoir en place ni voir le retour de M. Saakachvili.

Pour les pays occidentaux, l’essentiel était de préserver le bon déroulement et la sincérité de cette élection, au motif que la stabilité politique de la Géorgie est un exemple pour les pays ex-soviétiques (à l’exception des États baltes, réputés plus avancés sur le plan démocratique). Pourtant, la géographie et l’histoire de l’Arménie, de la Moldavie ou de l’Ukraine sont différentes. Et l’intrusion des chancelleries étrangères a parfois braqué leurs opinions publiques. Ce risque existe en Géorgie, en particulier auprès des défenseurs des valeurs nationales, traumatisés par l’occupation de 20 % du pays et par le peu d’efficacité du soutien international. L’Union européenne, présente par ses observateurs déployés le long de la ligne de séparation de l’Ossétie du Sud et par ses plans pluriannuels d’aide, a besoin de stabilité dans cette région : affirmer l’absence d’incidents de scrutin – alors que la réalité est plus contrastée – est pour Bruxelles une priorité. Les États-Unis, eux aussi, ont besoin de stabilité en Géorgie pour maintenir une pression militaire en mer Noire. Le carnet d’adresses et le réseau personnel de S. Zourabichvili contribueront probablement à approfondir les relations avec ces pays amis et à élargir l’influence géorgienne auprès d’eux. Pour la Russie, en revanche, il n’est pas certain que le résultat de cette élection soit une bonne nouvelle : une cohabitation dure entre un Président Mouvement national et un Parlement majoritairement Rêve géorgien aurait affaibli la position de la Géorgie sur la scène internationale et arrangé les affaires de Moscou.

Les interrogations sur le mandat de la future Présidente concernent essentiellement la politique intérieure. Première femme dans cette fonction (et cinquième Président de tous les temps), aura-t-elle assez d’autorité pour apaiser les dissensions apparues lors de la campagne électorale ? En cas de désaccord avec le gouvernement – surtout si elle souhaite tenir compte de l’opinion des partis d’opposition –, elle sera institutionnellement en mesure d’utiliser son droit de veto. Quel sera son réel degré de liberté vis-à-vis du Rêve géorgien et de B. Ivanichvili ? Ne risque-t-elle pas d’apparaître comme une Présidente « de l’extérieur », privilégiant la politique étrangère et négligeant les valeurs nationales (comme certains de ses adversaires le lui ont déjà reproché, remettant en cause sa pratique de la langue géorgienne) ? Après l’avertissement donné par les électeurs, le Rêve géorgien dispose d’un sursis de deux années (d’ici les prochaines élections législatives) pour obtenir plus de résultats. A contrario, la revitalisation du Mouvement national (et l’éloignement de l’ombre de M. Saakachvili) fait avancer l’hypothèse d’une alternance parlementaire. La bipolarisation politique ainsi recréée risque d’exacerber les tensions, donnant implicitement à la présidence de la République un rôle d’arbitre : la mission n’en sera que plus ardue.

Notes :

(1) « Key Points of Newly Adopted Constitution », Civil Georgia, 15 octobre 2010.

(2) « President Vetoes Constitutional Amendments », Civil Georgia, 17 octobre 2017.

(3) « Final results of presidential elections released (First round) », Agenda Georgia, 29 octobre 2018.

(4) « Ruling party supported candidate says she and her family have been threatened », Agenda Georgia, 27 novembre 2018.

(5) Benoît Vitkine, « En Géorgie, tensions et cadeaux électoraux avant la présidentielle », Le Monde, 22 novembre 2018.

(6) « Central Election Commission releases final results of presidential elections », Agenda Georgia, 29 novembre 2018.

 

Lien vers le détail des résultats officiels du scrutin du 28 novembre 2018.

Vignette : Photo officielle de la campagne de Salomé Zourabichvili.

* Mirian MELOUA est rédacteur en chef des Infos Brèves France Géorgie.

 

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