Goritsy : Les laissés-pour-compte de la saison touristique

Série d’été : de Saint-Pétersbourg à Moscou en 4 escales fluviales.


GoritsyNotre troisième escale sur la route de Moscou tire l’essentiel de son revenu de l’arrivée des bateaux de touristes venus visiter le monastère de Saint-Cyrille-du-lac-Blanc, installé dans la ville de Kirillov, à 8 km de route. Au cœur de la région administrative de Vologda, ce village de 3.000 habitants offre pourtant un exemple saisissant du désastre social dont la Russie peine à sortir.

Est-ce un cochon qu’on égorge dans un abattoir tout proche? En ce mois de juillet, le paisible village de Goritsy est traversé à intervalles réguliers par l’horrible bruit métallique d’une grue de dragage mal huilée flottant sur les eaux de la Cheksna. La tranquillité de ce village de 3.000 habitants, inscrit dans la région administrative de Vologda, est en effet perturbée depuis le début de la saison estivale par des travaux destinés à creuser une deuxième voie de passage aux bateaux sur la rivière. Installé sur la rive orientale du canal qui relie la Volga à la Baltique, à environ 1.000 km au nord de Moscou, Goritsy est en effet le seul point de la zone à offrir un accès fluvial à la ville de Kirillov, située à 8 km de route de là. Célèbre dans la Russie entière pour le monastère de Saint-Cyrille-du-lac-Blanc, Kirillov, qui compte à l’heure actuelle 30.000 habitants, voit converger chaque année des dizaines de milliers de touristes du monde entier.

La période de prospérité de la région peut sembler lointaine. Fondé à la fin du XIVe siècle, le monastère s’enrichit au fil des ans de dotations des princes de Moscou, qui lui vouent une telle dévotion qu’au milieu du XVIIIe siècle, le monastère possède plus de 20.000 paysans serfs, 400 villages et une mine de sel, sa principale source de revenu. C’est, avec le monastère de Féraponte, situé à 20 km de là, célèbre pour les fresques de la cathédrale de la Nativité-de-la-Vierge, inscrites sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco, le centre religieux le plus important de la région. Mais depuis 1991, ses bâtiments, qui n’abritent plus que deux moines, ont vu les touristes remplacer les pèlerins. De timides restaurations ont été entreprises. Le musée d’histoire et d’architecture du monastère, héritier d’une structure identique mise en place par les Soviétiques en 1969, abrite aujourd’hui l’une des plus belles collections d’icônes du XVe siècle de toute la Russie.

Depuis 1991, le monastère de Saint-Cyrille-du-lac-Blanc a retrouvé de son importance dans le système économique local. Comme au XVIIIe siècle, le marché de Kirillov se tient en face de l’entrée principale. Surtout, l’afflux touristique aidant, le monastère emploie à l’heure actuelle environ 200 personnes à l’année. Andreï, chauffeur de bus à Kirillov, transporte des visiteurs européens, mais aussi des Russes, à Kirillov. «L’été, les touristes arrivent par le fleuve. Il arrive presque une dizaine de bateaux par jour. Mais nous travaillons aussi en hiver: c’est alors la saison des Russes, qui, ayant retrouvé la foi, viennent visiter le monastère pendant la saison la plus froide. Le bureau du tourisme de Kirillov fonctionne ainsi toute l’année: pour les guides, les chauffeurs et le personnel du musée, il n’y a pas de basse saison.»

La Voix du peuple, «Russie soviétique»

Directement ou indirectement, l’activité du monastère continue de nourrir l’essentiel de la population de la ville, où aucune industrie dominante ne s’est implantée jusque-là. Autour de ses vieilles tours blanches et de ses épaisses murailles, Kirillov fonctionne comme une petite ville provinciale russe type. Une exposition de reptiles itinérante s’est installée dans la seule salle d’exposition de la ville, dans les rues de laquelle se croisent des attelages de chevaux et des motocyclettes, frôlant les maisonnettes de bois branlantes, les khrouchtchevki(1) et les demeures des marchands du XIXe siècle qui abritent aujourd’hui les administrations. Sur le panneau d’affichage du département local du ministère de l’Intérieur, on peut encore lire chaque semaine les pages de la Voix du peuple, sous-titré «Russie soviétique».

Entièrement dépendant de l’arrivée des bateaux de croisière, le village de Goritsy, à 8 km de là, doit profiter de la saison estivale pour bénéficier de la manne touristique liée au monastère de Saint-Cyrille. A la sortie de ce petit port fluvial champêtre, situé à l’orée du parc national de la Russie du Nord, les boutiques de souvenirs de toute sorte happent, dès leur arrivée, les touristes sur le chemin du parking où les attendent les autobus qui doivent les conduire au monastère. La boutique d’Ahmed est l’une des plus prospères de l’embarcadère. Arrivé de Grozny, la capitale de la Tchétchénie, en 1998, Ahmed a rejoint son père, installé à Kirillov depuis vingt ans. Juriste de formation, âgé de 32 ans, père de trois filles, il apprécie la tranquillité de la région. «En 1994, à Grozny, j’entendais les balles siffler au-dessus de ma tête. J’ai préféré venir rejoindre mon père, installé à Kirillov depuis la fin des années 1980, avec ma femme et mes enfants, ainsi que ma sœur et mon petit frère, qui souffre d’un lourd handicap mental.» Toute la famille s’occupe maintenant à tour de rôle des sept magasins d’alimentation et de souvenirs de la famille, installés à Goritsy et à Kirillov.

«Les Caucasiens ne sont pas bien vus dans la région»

Doté d’un sens des affaires que l’on dirait inné, Ahmed prête son téléphone pour des appels internationaux et propose des réductions tout l’été sur les produits des deux magasins mitoyens de l’embarcadère. Besoin d’une voiture? Ahmed propose les services de son ami taxi Casbek, arrivé à Kirillov au milieu des années 1990, de la région des Adyguéens, une autre république caucasienne de la Fédération de Russie. Entre les deux hommes règne un sentiment de solidarité auquel l’origine caucasienne et la religion musulmane ne sont pas étrangères. «Les Caucasiens ne sont pas tellement bien vus dans cette partie de la Russie», avoue Ahmed. «Et l’opinion que beaucoup de gens de la région ont de nous ne tient pas seulement au succès commercial de notre famille. » Le développement de la petite entreprise paternelle fait des envieux. Les commerçants de l’embarcadère Goritsy concentrent en effet l’essentiel du revenu du village dans leurs échoppes. La plupart d’entre eux se rend chaque matin, parfois en 4x4 japonais, sur leur lieu de travail depuis la ville de Kirillov où ils habitent.

Pour le reste, le village de Goritsy ne bénéficie pas vraiment de l’arrivée des touristes. Le couvent de la Résurrection, pourtant situé à deux pas de l’embarcadère, attire peu de visiteurs étrangers; plutôt des groupes de femmes russes sur le chemin de la piété ouvert par Efrosinia, la tante d’Ivan le Terrible, fondatrice du monastère. Contemporain du monastère de Saint-Cyrille, dont il constitue le pendant féminin, cet ensemble religieux délabré, aux bâtiments écroulés, abandonnés, dont une seule des trois églises a été entièrement restaurée, abrite aujourd’hui une poignée de religieuses cultivant dans la journée un potager au milieu des ruines. Un échafaudage soutient les trois bulbes noirs de l’église de la Résurrection. A l’ombre des remparts du couvent, creusés d’innombrables brèches et peuplé de chiens errants, des femmes entre deux âges sortent des tapis humides de leurs maisons de guingois.

Le bain, deux fois par semaine

Sergueï et sa femme proposent aux rares étrangers auxquels les compagnies touristiques en laissent le temps de visiter leur maison, située le long de la route de Kirillov, l’unique route carrossable du village. Leur «maison musée» centenaire, encombrée d’objets en bois sculptés par Sergueï n’est pas exactement conforme à l’ «isba traditionnelle» présentée par les magazines de décoration occidentaux. Dépourvu de poêle central ou d’étage supérieur, la maison est bien dotée d’un «coin rouge»: une icône récente occupe un angle de la pièce centrale. Néanmoins, la maison de ce couple de quadragénaire est bel et bien représentative de l’habitat russe des villages d’aujourd’hui. Sur les murs, les encadrements en dentelle de bois posés sur un papier peint à fleurs délavé voisinent avec des calendriers périmés aux couleurs criardes. «Nous proposons aux touristes de visiter notre maison pour que les étrangers voient comment nous vivons», indique Sergueï. «Mais cette activité n’est pas tellement rentable… Qu’est-ce que je fais dans la vie? Rien… je pêche.»

Le couple, qui n’a pas d’enfant, vit principalement des ressources de la rivière et du potager. «Nous n’avons pas les moyens d’avoir des animaux», ajoute Sergueï. «A part les moustiques… et ici on en a plein!» La maison de Sergueï est l’une des rares du village à être dotée d’un banya(2), signe extérieur sinon de richesse, au moins d’un minimum de confort et d’hygiène. Construit dans les années 1960, son plafond est si bas que même son propriétaire, un petit homme d’à peine 1,70 m, doit courber la tête pour s’y tenir debout. Comme l’ensemble de la maison, il est alimenté par un puits, creusé derrière la maison. Le bain public de l’ancien kolkhoze, l’une des rares constructions en pierre de Goritsy en dehors du couvent, pourvoit, deux fois par semaine, le samedi et le dimanche, aux besoins en hygiène de la plupart des habitants du village.

«L’alcoolisme est un fléau »

Pour tuer le temps en hiver, Sergueï distille son propre balzam, un alcool à base de plantes qu’il consomme tout au long de l’année. «Goritsy a l’air d’un village bucolique, mais ne vous y trompez pas: l’alcoolisme est un fléau», indique une jeune guide de Kirillov, désignant quelques jeunes gens accroupis derrière l’un des magasins d’alimentation du village, canette de bière en main. Dans l’épicerie du village, on trouve plus de variétés de vodka, tout type de conditionnement confondu, que de sortes de fromage. Soixante-dix roubles la bouteille: l’exact équivalent de la somme versée par l’Etat à Sveta pour chacun de ses enfants à titre d’allocation familiale. «Comment voulez-vous que je nourrisse mes enfants avec aussi peu d’argent? Qu’est-ce que c’est que ce gouvernement qui se fiche à ce point des pauvres gens?», s’indigne cette femme de 35 ans, qui en paraît dix de plus. «Tout le monde meurt ici», ajoute-t-elle, évoquant la mort précoce de son premier mari, sept ans plus tôt, et de son voisin, enterré la semaine précédente. On vieillit vite à Goritsy.

Sveta, son deuxième mari, chômeur, et leurs deux enfants, partagent une pièce unique de 30 m_, à laquelle il faut ajouter une minuscule cuisine mais aucune salle de bains. L’aînée, Rita, 6 ans, s’apprête à entrer à l’école primaire du village en septembre. Le second, Andreï, dix-huit mois, souffre de malnutrition. Pour donner à ses enfants une chance, Sveta demande aux voyageurs de passage, au personnel des bateaux de croisière, les restes du restaurant, «de la viande pour ses enfants». Certains d’entre eux, Autrichiens ou Allemands, lui envoient de temps en temps des photos de leur Noël en famille, des cartes postales de leurs vacances d’hiver dans les chalets des Alpes. L’été, Sveta s’occupe de ses fleurs, l’une des rares satisfactions, dit-elle, de son existence.

(1) Immeubles d’habitation construits à l’époque de Khrouchtchev, dans les années 1950.
(2) Sauna russe.

 

Le tourisme russe en recherche de développement

 

Photo : Marie-Anne Sorba

Article : Marie-Anne Sorba

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