Il y aura toujours un soleil, il y aura toujours un ciel. Refuge dans la langue russe

Dans un centre d’hébergement d’urgence d’une ville française, des personnes originaires des pays de l’ex-Union soviétique attendent un hypothétique titre de séjour. Comment, face à une situation difficile, une communauté se reconstitue autour d’une langue, le russe, et d’un passé commun.


Pourquoi, dans la file d’attente pour le repas du soir, fatigués d’avoir patienté toute la journée pour savoir si une place d’hébergement leur serait attribuée cette nuit, et d’avoir, encore, fait la queue à l’accueil pour un lit dans un dortoir, Daniel, un Polonais de Cracovie, Andreï, un Biélorusse, Roma et Roman, les Arméniens, ou encore Beka, un Géorgien, reprennent en chœur la mélodie: «Kipoutchaia, magoutchaia,…strana moia, Moskva moia. Ty samaia lioubimaia»[1] chantonnée doucement par deux Russes, Dimitri et Roustan?

Comme des ondes qui se propagent, perdant petit à petit leur force, une infime part des soubresauts de la planète vient s’échouer dans ce lieu. Par ricochets successifs arrive jusque dans un centre d’hébergement d’urgence d’une ville française moyenne, un faible écho de l’agitation de notre monde. Un drame, une guerre à un endroit quelconque de notre globe, et quelque temps après, l’onde de cette vague mortifère frappe à la porte de ce lieu qui reçoit sans demander de comptes.
La mondialisation ne concerne pas seulement les marchandises et la finance, la misère et la désespérance circulent aussi, mais librement n’est pas le mot qui conviendrait. C’est un trop-plein qui se déverse, une souffrance qui s’échappe et les canaux qui la conduisent jusqu’à ce lieu ne sont pas des canaux tracés par une volonté, mais comme l’eau débordant de son réceptacle, ils tracent leur chenal au gré des obstacles, stagnant, contournant, s’accélérant, se dissimulant, mais allant inexorablement vers le point le plus bas, le centre d’hébergement d’urgence.

Très peu d’énergie suffit pour impressionner la surface sensible d’un négatif sur verre; le microcosme d’un foyer peut nous révéler une image de ce monde. Un tiers des personnes viennent de pays post-communistes, un tiers d’Afrique et le tiers suivant du reste du monde, dont certains de France. Dans le tiers qui vient de l’Est, nous retrouvons toutes les nationalités: des Russes, des Ukrainiens, des Biélorusses, des Arméniens, des Géorgiens, des Tchétchènes… mais aussi des Polonais, des Serbes, des Roumains, plus rarement des Tchèques ou des Hongrois. La résonance du choc de l’après-Mur est encore forte, réactivée par les secousses sismiques des conflits géopolitiques de ces dernières années. Il y avait encore beaucoup de Tchétchènes l’année dernière et cette année sont arrivés des Géorgiens de Gori.

Dans leur pays d’origine, les tensions sont grandes, le capitalisme y coexiste avec certains modes de fonctionnement de l’époque soviétique. Près de 20 ans après la chute du Mur, les problèmes nationaux et identitaires restent aigus. Les nouveaux espaces géopolitiques soit avec la CEI, autour de la Russie, ou encore en Asie centrale sont toujours en mutation. Rien n’est stabilisé dans les grands remous de la mondialisation, sur fond de crise financière et économique avec de fortes inquiétudes sur l’environnement. Quelles images peut-on saisir dans la petite société d’un centre d’hébergement d’urgence?

Pavle, Alexander, Andreï… et les autres

Pavle, venu de Gori, partage un saucisson et du thé avec Alexander de Voronej et Andreï de la banlieue de Minsk, alors que les chars russes n’ont pas encore quitté sa ville, qu’il a vu la maison de ses parents détruite, un oncle mourir, sa famille dispersée. On parle (en russe évidement), on fume, on se tait, pas trop longtemps, pour ne pas laisser la mélancolie s’installer. Destins croisés, froissés, souvent écrasés par de confus enjeux. Que faire quand on s’appelle Iakov avec un père géorgien, une mère russe et de la famille en Azerbaïdjan? Autrefois, il n’y a pas si longtemps, cela ne posait aucun problème d’aller les uns chez les autres. Aujourd’hui, au pire, il y a la guerre, et quand il y a la paix, ce sont des frontières difficiles à franchir, de l’argent qu’on ne peut pas toujours changer. Alors il y a eu l’immigration; et seulement ici, dans ce centre, il peut parler aux uns et aux autres et même compter sur eux.

Il y a Malik, dont la famille composée de bergers, de musiciens et de voleurs vit «à cheval» sur trois pays, l’Ossétie, l’Ingouchie et la Tchétchénie. Trois pays, maintenant trois univers. Il se retrouve en France. Son flot de paroles se déverse, du russe à peine articulé, sans ponctuation, qui rendait incompréhensible pour le milicien la distinction du vrai ou du faux, ou qui embobinait la ménagère sur les marchés. Il s’enflamme sur un jeu d’échecs miniature avec Roustan, dont le grand-père cosaque a peut-être poursuivi ses ancêtres jusque dans les chemins escarpés des montagnes du Haut Caucase.

Les Arméniens se déplacent toujours ensemble; Roma, Méroujan et Yeghiché, habitude des petits peuples qui trouvent dans le sédiment de leur âme la possibilité de survivre à côté de leur grand voisin. Leur russe est studieux, haché à l’inverse de la course libre des clarinettes de leur musique. Mais un grand voisin, s’il fait peur, protège aussi. Et avec qui parler, un verre de thé à la main, de poésie ou des femmes.

Aktan, en France depuis 2 ans, est un garçon gentil, tranquille et d’une grande patience. Trois fois par semaine, il part s’entraîner dans une salle de boxe. Son objectif: devenir champion de France dans sa catégorie et obtenir un titre de séjour. A chacun son truc pour obtenir ces fameux papiers. Kirghize, il n’arrive pas à se mettre au français. Le russe et ses poings lui suffisent. Quand il y a une orange ou un steak «en rab», tout le monde trouve normal de les lui laisser, car c’est le champion du foyer, un champion soviétique.

Une petite république autonome

Le régime de l’immigration en France n’est pas sans rappeler ce qui ne fut pas seulement une caricature de certains aspects du régime soviétique. Ici, ils n’ont aucun droit. Ils ont déposé un dossier auprès de l’administration pour un titre de séjour. Il leur faut ensuite attendre. Combien de temps, six mois, deux ans, plus sûrement cinq, avec une sentence toujours possible et bien souvent probable de refus. Durant ces années d’attente, ils n’ont pas le droit de travailler. Une seule alternative: devenir des assistés ou vivre de trafics divers.

Confrontés à la dure réalité de la rue, à la drogue, à l’alcool, à la loi du plus fort et surtout à l’absurdité du système, s’ébauchent des stratégies que leurs parents et grands-parents ont peut-être connu dans d’autres circonstances. La solidarité autour d’une langue, d’une part d’histoire commune, de cultures qui se sont mélangées aux cours des siècles ressort de façon bien limpide dans l’austérité d’un centre d’hébergement. Ils ont refait d’un lieu, où l’on peut manger et dormir, une communauté chaleureuse et vivante dont la langue, le russe est généreusement partagée. Le rêve soviétique d’une société supranationale a pris réalité dans cette petite république autonome d’un foyer d’hébergement.

Cette minuscule république connaîtra la même fin tragique que ses grandes aînées. Le rêve à peine ébauché viendra s’éclater contre un mur. Au 31 mars, le plan hivernal de la région prendra fin et les portes du centre se refermeront. Espérons que Roustan, Roma, Alexander, Malik, Dimitri, Alexeï, Sergueï, Aktan et les autres, avant de se séparer, fredonneront en s’éloignant «Poust vsegda boudet solntse. Poust vsegda boudet neba…»[2].

[1] Traduction: «Bouillonnant, puissant… mon pays, ma Moscou, tu es la plus aimée» Chanson populaire (1937) à la gloire de Moscou, capitale du peuple soviétique.
[2] Traduction: «Pourvu qu'il y ait toujours un soleil, pourvu qu’il y ait toujours un ciel...» Chanson enfantine de L.Ochanine (1962), toujours très populaire, rappelant que contre le malheur, contre la guerre, il y aura toujours le soleil, le ciel… et l’amitié.