La création du premier okroug national dans le nord de la Russie: l’okroug nenets

En 1929 a été créé l’okroug national nenets, première entité administrative à caractère national du Grand Nord russe. Néanmoins, cet arrondissement ne couvre que la partie occidentale du territoire habité par les populations nenets qui s’étend en réalité de la presqu’île de Kola au Taïmyr. C’est sur son modèle que seront créés au début des années 1930 des entités administratives de ce type en Sibérie. Penchons-nous de plus près sur l’origine de ce territoire.


oukroug national nenetsL’idée –ou l’une des idées– qui présidait en principe à sa création était de créer un cadre territorial permettant la reconnaissance et l’épanouissement de la nationalité éponyme, pour démolir les barrières entre les peuples du Nord et le reste des citoyens soviétiques[1].

L’une des dimensions de la Révolution d’Octobre a incontestablement été sa politique tournée vers la multiplicité des ethnies de l’Empire russe, prônant une rupture avec celle de l’époque tsariste. Ce problème n’intéressait guère en soi les révolutionnaires qui, néanmoins, stratégiquement, ont dû le prendre à bras-le-corps pour canaliser en leur faveur la puissance de réaction des nationalités de Russie. C’est pourquoi le jeune pouvoir soviétique a laissé au début des années 1920 les mains libres à bien des groupes ethniques qui aspiraient à une reconnaissance. Toutefois, dans les régions du Nord, la conscience de l’existence de populations particulières n’est arrivée qu’après la guerre civile. Au cours de celle-ci, les autochtones avaient été ballottés entre les groupes de passage, blancs ou rouges qu’ils fussent, et avaient été réduits, avec l’interruption de tout commerce, à retourner intégralement à des pratiques de subsistance.

Deux postures différentes face aux peuples du Nord

C’est une fois que la Russie soviétique se prépare à devenir Union soviétique que la maîtrise économique et stratégique du territoire reprend le dessus et que les régions boréales attirent l’intérêt des autorités. Le Nord est riche en ressources, il représente une voie de passage précieuse et, de plus, il est vulnérable –des bateaux anglais et norvégiens y circulent encore librement. Autant de raisons pour y regarder de plus près et pour mieux l’intégrer dans l’Union soviétique, créée en 1922. C’est ainsi qu’on prend conscience de l’existence de populations autochtones, que les bolcheviques, majoritairement urbains, ne savaient comment approcher. Ils se servent alors de ceux qui connaissaient le mieux ces populations: les professionnels, les ethnographes, et ceux, parmi les sympathisants ou les militants, qui, ayant été exilés dans le Nord, les avaient rencontrées et les connaissaient peu ou prou. Avec eux, un Comité d’entraide aux populations du Nord est mis en place en 1924, dont les membres connaissent mieux d’autres ethnies que les Nenets, comme les groupes d’Extrême Orient –Vladimir Bogoraz-Tan a travaillé chez les Tchouktches, Lev Sternberg chez les Nivkhs et chez les ethnies tungouso-mandchoues de l’Amour.

Ces positions initiales, qui veillaient à surprotéger les cultures du Nord, seront néanmoins mises en question sur le terrain par ceux qui se trouvaient confrontés directement à la gestion de ces terres ressenties comme ingrates, et où les autochtones apparaissent comme des trouble-fêtes. Il y a donc deux types de pouvoir dans les années 1920, avant que, en 1936, se mette en place un statut provisoire des peuples autochtones et se prépare le futur système administratif. Moscou, d’une part, avec le Comité du Nord et le souci de développement de ces peuples pour qu’ils se retrouvent intégrés à part entière parmi les peuples de l’URSS, et des autorités locales d’autre part, qui sont prêtes à ignorer, voire écraser, ces populations vues comme sauvages. C’est dans ce contexte que se dessine la carte administrative du Nord. La région la plus occidentale, où habitaient les Nenets, les premiers de ces peuples à avoir rencontré les Russes à l’époque où Novgorod était leur principal centre d’expansion, servira de test.

Les conditions de la création du premier okroug

Pourquoi créer une subdivision administrative seulement pour les Nenets occidentaux ? La première raison est certainement l’immense territoire couvert par ce groupe et surtout son hétérogénéité historique. En effet, une partie du territoire occupé par les Nenets se trouve en Europe, l’autre en Asie, c’est-à-dire en Sibérie. Derrière l’Oural, quelque franchissable que cette frontière fût physiquement, se trouvaient des étendues longtemps largement inexplorées, et jusqu’à une date récente imparfaitement contrôlées. Les premiers habitants connus de ces contrées où les faits ont longtemps rejoint le mythe, sont les Samoyèdes (ancien nom donné par les Russes aux Nenets), habitant les terres de part et d’autre de cette frontière. Ce sont là, en effet, les premiers autochtones des régions boréales que les Russes, dès le 11e siècle, ont rencontrés lors de leur expansion vers l’Est. Dans les premières rencontres, la peur de l’inconnu et de l’incompréhensible était modérée par les avantages commerciaux, car ces êtres curieux étaient prêts à entrer en échange avec les « occidentaux » et à leur fournir des fourrures en échange des biens qui allaient rapidement devenir d’utilité quotidienne, comme le pain, le thé, le sucre, la poudre, les armes à feu[2]. Aujourd’hui encore, la culture quotidienne des Nenets s’inscrit dans ce tissu d’échanges et a totalement intégré ces éléments exogènes.

C’est naturellement avec les Nenets européens que les Russes avaient eu les contacts les plus étroits. Ainsi que les Komis, qui étaient leurs voisins: ceux de l’Ijma les avaient fréquentés suffisamment pour leur emprunter les principes de l’élevage du renne, les avoir adoptés comme mode de vie et même pour avoir, au cours du 19e siècle, asservi une partie d’entre eux.

Par là même, les Nenets occidentaux apparaissent aux gestionnaires bolcheviques d’une part comme « exploités », « prolétarisés », d’autre part comme « proches » : la plupart d’entre eux parlaient le russe, étaient baptisés et avaient intégré dans leur vécu des éléments d’orthodoxie, se rapprochant ainsi des paysans russes ou komis. Pour voir les choses du point de vue des colonisateurs, ces Nenets étaient des sauvages « semi-apprivoisés ». C’est pour cette raison qu’ils ont été pris pour cobayes de l’organisation administrative qui se met en place à la fin des années 1920. Que faire en effet de nationalités encore inconnues et non intégrées, non conscientes du grand projet soviétique ? C’est pour cela que la mise en place d’un système administratif particulier aux peuples premiers de Russie a pris du temps et a demandé une réflexion particulière.

Quelle réelle autonomie pour l’okroug national ?

Même si, à l’époque, il était question de « donner l’autonomie » à ces peuples, il s’agissait en fait de délimiter les territoires habités par eux et dans lesquels ils seraient pris en compte pour la mise en œuvre de programmes de développement culturel. D’emblée, les ambitions étaient moindres que pour les populations plus proches de ce qu’on appelle en russe « civilisation », et qui étaient censées prendre d’emblée en main, par l’intermédiaire de leurs cadres communistes, la gestion de leurs territoires. Les populations du Nord ne pouvaient aspirer à avoir le moindre rôle décisionnel. De ce point de vue, la mise en place des okrougs nationaux au début des années 1930, c'est-à-dire à un moment où le pouvoir soviétique, avec la collectivisation, avait commencé la réalisation de son « projet » d’uniformisation et de collectivisation, annonce de manière patente ce que deviendront les autonomies dans tout le pays : des territoires la plupart du temps gérés par des Russes (à quelques rares exceptions près), avec une participation souvent formelle des nationalités éponymes, mais où les cadres qui en sont issus sont censés prendre en compte les intérêts de celles-ci et surtout préserver les apparences.

C’est en 1929, soit plus d’un an avant la généralisation du principe à toutes les autres régions du Nord, qu’a été formé l’arrondissement national nenets, dans le Nord de la Russie européenne. Sa formation n’a pas fait l’unanimité. Elle s’inscrivait en effet dans une organisation plus générale des frontières administratives du Nord de la Russie : la création d’un kraï d’Arkhangelsk, dans lequel était comprise la nouvelle entité, et dans lequel allait être noyée l’oblast autonome komie créée en 1920, dirigée par des communistes komis qui avaient à l’époque des aspirations –qui allaient se révéler velléités– de véritable autonomie vis-à-vis du pouvoir central. Par ailleurs, la création d’un arrondissement national nenets était un moyen parmi d’autres d’affaiblir cette région irritante, et qui aspirait à réunir en son sein tous les Komis –Komis de l’Ijma aussi bien que Permiaks. C’est ainsi l’oblast autonome komie qui a été la plus opposée à la création de cet arrondissement nenets. Par ailleurs, les oppositions locales à la création d’une entité nominativement dédiée à la population autochtone a pris d’autres formes: des voix se sont élevées, avec suffisamment d’autorité pour que la littérature subséquente les mentionne, pour qu’on ne crée pas une langue littéraire nenets et qu’on ne mette pas en place un système d’enseignement basé sur cette langue, sous prétexte que les Nenets étaient déjà suffisamment assimilés : ils connaissaient déjà le russe et n’avaient pas besoin de mesures ad hoc.

Généralisation de la forme de l’okroug national

Il n’en reste pas moins que le premier okroug national vit le jour et servit de modèle à tous les autres, formés dans les années suivantes dans l’ensemble de la Sibérie. Et les deux autres entités créées sur les territoires où vivaient des Nenets furent appelées de leur nom. Mais dans ces deux nouveaux cas, le principe ethnique et le principe territorial étaient associés. A la fin de l’année 1930, à l’est de l’Oural, jouxtant l’okroug national nenets, fut créé un arrondissement dit « iamalo-nenets », c'est-à-dire « des Nenets de Iamal », dont le nom mélange la territorialité et l’ethnicité : le Iamal, en effet, est la presqu'île qui forme la plus grande partie dudit arrondissement.

Au même moment était également créé un okroug national dans le Taïmyr (aujourd’hui raïon municipal), cette immense péninsule entièrement située au nord du cercle polaire. Ce n’est qu’en 1977 qu’on a ajouté à son nom, entre parenthèses, les indication de deux des ethnies qui l’habitent, les Dolganes et les Nenets, et que l’adjectif « national » a été remplacé par « autonome », comme partout ailleurs en Russie (cette région a connu récemment une nouvelle modification de son statut (voir l'article "Les découpages administratifs nenets – contexte, enjeux et identités"). Cette histoire suggère que le tout premier critère de formation de l’arrondissement n’était pas ethnique mais géographique.

En effet, d’autres groupes ethniques habitent le Taïmyr. Toutefois, en 1977, les autres ethnies, Nganassans et Enets, presque inconnues en 1930, ne le sont pas davantage. Le nombre des habitants qui se disent nganassans ou enets est très faible, voire en diminution, et ils ne jouent pas de rôle significatif dans la vie publique : les premiers à être intégrés dans le système soviétique et à adhérer au Parti sont bien des Dolganes et des Nenets. Les Nenets, en fait, occupent l’angle sud-ouest du Taïmyr, à l’extrémité orientale d’une chaîne de continuité linguistique et culturelle et sont étroitement liés avec des groupes enets, au point qu’il est parfois difficile de les en distinguer ; d’ailleurs, beaucoup d’Enets ont été assimilés.

Avec cette carte administrative, donc, les Nenets ont bien comme territoire trois entités administratives dont ils représentent l’ethnie principale ou bien la plus représentative. Une situation unique en Russie.

[1] Iouri Slezkine, Arctic mirrors. Russia and the small peoples of the North, Ithaca, Cornell University Press, 1994.
[2] Art Leete, Põhjarahvad antiigist tänapäevani [Les peuples du Nord, de l’Antiquité à nos jours], Tartu, ERM, 2000.

 

Par Eva TOULOUZE

Source vignette : www.adm-nao.ru/