La crise du Covid-19: un moment critique pour l’Ukraine et pour le monde (1/2)

Réflexion autour de la pandémie actuelle et de ses répercussions politiques sur les relations internationales et la politique étrangère ukrainienne.


Andreas Umland et Pavlo KlimkinCe texte a été publié une première fois, en anglais, par New Eastern Europe, le 4 mai 2020. Traduction en français par Adrien Nonjon***, avec l’aimable autorisation de New Eastern Europe.

Première partie.

Dans leur étude phare de 2012 intitulée Pourquoi les nations échouent : les origines de la puissance, de la prospérité et de la pauvreté (Why Nations Fail: The Origins of Power, Prosperity and Poverty), les économistes Daren Acemoglu et James A. Robinson ont identifié la peste bubonique de 1346-1353 non seulement comme l'une des plus grandes calamités de l'histoire de l'humanité, mais également comme un tournant décisif dans l’histoire politique européenne. Si la peste noire – comme on appelle aussi cette pandémie – du XIVème siècle a encouragé l'abolition progressive de la féodalité en Europe occidentale, elle a aussi contribué à l’instauration du « second servage » dans la plupart des pays d'Europe de l'Est et, notamment, dans certaines régions de l’actuelle l'Ukraine.

La peste noire a donc fondamentalement bouleversé les affaires européennes au Moyen Âge, certaines de ses conséquences étant perceptibles jusqu’à nos jours. La pandémie de Covid-19 aura vraisemblablement un bilan humain moindre que celui de la peste bubonique qui a fait entre 70 et 200 millions de morts. Pourtant, la crise du coronavirus pourrait être aussi un facteur de rupture significatif dans l’histoire mondiale, avec des répercussions considérables sur les affaires intérieures des États et sur leurs relations internationales.

Aujourd'hui, la plupart des politiciens et des experts s’accordent quant à l’ampleur des conséquences de la pandémie sur l’ordre mondial. Cependant, il n’existe pour le moment aucune analyse de la nature exacte de ces répercussions politiques et des moyens d’y réagir de manière adéquate. Ce constat est encore plus flagrant lorsqu’il s’agit de réfléchir aux alliances internationales qui devront être créées pour mettre en œuvre les programmes censés répondre aux conséquences socio-politiques de la pandémie. Pour le moment, la plupart des intellectuels restent prudents dans leurs conclusions, prévisions et propositions.

Membres d’un think-tank ukrainien fort à propos baptisé Institute for the Future, nous avons décidé d’adopter une démarche opposée. Alors que l'on ne sait toujours pas comment et quand cette crise et le désordre qu’elle entraîne vont se terminer, nous avons initié une série d’études consacrées à la façon dont le système mondial pourrait et devrait changer. On peut en effet émettre des hypothèses, car la crise actuelle provoque une rupture fondamentale avec le passé, préfigurant l’apparition d’autres défis dans les années à venir. Pour l'Ukraine, ces enjeux sont particulièrement importants au regard de la façon dont cette crise et celles à venir seront résolues sur le plan international.

La transformation du système international reste bien sûr difficile à prévoir et plus encore à mettre en œuvre, de par sa nature même. Pourtant, reporter ce débat pourrait retarder notre compréhension de ces changements fondamentaux. Une transition vers un nouvel ordre mondial se profile déjà, qui risque d'être contestée demain. Commencer à débattre de ces questions dès aujourd’hui peut, en fin de compte, contribuer à améliorer les résultats futurs.

De telles réflexions ne peuvent, à ce stade précoce, être ni systématiques, ni définitives. Il s'agit plutôt, à travers ces textes, d’identifier l’ensemble des domaines dans lesquels des changements radicaux sont probables, voire souhaitables. Par la suite, nous développerons quelques propositions. Les transformations géopolitiques dont nous traiterons peuvent, bien sûr, ne pas se produire dans un avenir immédiat. Toutefois, nous nous attendons à ce qu’elles surviennent et soient totales.

L'Ukraine doit prendre une part active aux discussions internationales concernant ces nouveaux défis politiques. Kyiv devrait dès lors participer, dans la mesure du possible, à la recherche de solutions et à leur mise en œuvre. La crise actuelle et ses répercussions politiques comportent de sérieux risques pour la nation ukrainienne. Mais elles peuvent aussi apparaître comme une chance à saisir pour un pays jusque-là relégué à la périphérie des centres de décision.

La montée de l’État profond

Tout d’abord, sous l’effet de la crise actuelle, les institutions publiques, nationales et internationales, vont sans doute voir leurs pouvoirs étendus. À l’avenir, elles joueront un rôle beaucoup plus important et même, dans une certaine mesure, autoritaire au sein des sociétés. Les rapports entre les États et le peuple vont probablement changer à mesure que les institutions nationales et inter-gouvernementales vont se concentrer sur la fourniture de biens de première nécessité. Dans certains cas, le transfert de nouveaux pouvoirs à ces institutions peut être bien défini et limité. Dans d'autres cas, comme dans la Hongrie de Orban, cela a conduit et pourrait conduire à un renforcement des pouvoirs exécutifs qui sape la démocratie. Mais ces nouveaux pouvoirs ne conduiront pas nécessairement à plus d’autoritarisme et de nombreux organes publics utiliseront ces compétentes de manière bien différente.

La volonté d'assurer une meilleure protection du peuple et une meilleure expertise professionnelle peut, notamment, mener au renforcement de ce que l'on appelle « l'État profond ». Ce concept est ici compris dans un sens neutre et non de la façon dont il a été utilisé à mauvais escient par Donald Trump et divers théoriciens du complot. L’expression originelle d’« État profond » désigne les bureaucrates, diplomates, experts et chercheurs hautement qualifiés dont le travail, souvent invisible, garantit le bon fonctionnement des institutions gouvernementales ou semi-gouvernementales. Les membres de « l’État profond » sont ainsi censés combiner le dévouement patriotique à leur pays avec un fort professionnalisme. Si d'autres défis mondiaux d'une ampleur comparable à celui du coronavirus viennent à apparaître, on pourrait observer une tendance au renforcement des structures gouvernementales, et de « l'État profond » en particulier.

Concernant les relations internationales, ce rôle croissant des institutions étatiques dans le bien-être des sociétés pourrait signifier deux choses. Premièrement, cela pourrait impliquer un renforcement des politiques réalistes centrées sur l’État et une concurrence accrue entre les institutions nationales. Mais cela pourrait aussi conduire à de nouvelles interactions entre les gouvernements nationaux et les « États profonds » de nombreux pays.

Ce scénario pourrait contribuer à substituer à l’ordre international actuel un « mondialisme profond » bien différent de celui que nous connaissons, basé sur l’ONU et d’autres organisations internationales. Ce « mondialisme profond » ne s’apparenterait pas seulement au regroupement des bureaucrates internationaux. Il s’agirait plutôt de réseaux institutionnels d’experts et habilités : des « communautés épistémiques » dont la tâche serait de collecter et d’analyser des informations vitales à une échelle transnationale. Idéalement, ces réseaux de spécialistes – qui existent déjà dans le milieu universitaire – auraient suffisamment d’autorité pour prendre et mettre en œuvre des décisions fondées sur le meilleur de leurs connaissances.

Cette évolution signifie que la démocratie représentative classique et les relations intergouvernementales ne fonctionneraient plus comme aujourd’hui. Toutefois, mettre en place et légitimer une telle structure internationale fondée et mue par des valeurs scientifiques constitue un défi politique considérable. Il est cependant très clair que les modèles actuels d’interactions et de coopération entre les États sont devenus inadéquats. Ils ne sont aujourd’hui plus capables d’apporter des réponses suffisantes aux crises sanitaires, économiques, environnementales et migratoires auxquelles nous sommes actuellement confrontés et qui seront probablement encore plus fréquentes à l’avenir.

Pour l’instant, seule la posture du « chacun pour soi » reste de mise face à ces défis. Pourtant, alors que nous sommes loin d’en avoir fini avec la pandémie, nous voyons que les modèles nationaux de gestion de crise se heurtent à de nombreux problèmes. Ce constat a été illustré, par exemple, par l’étrange « course aux masques » observée de la part des États entre mars et avril 2020. Une solution internationale à ces problèmes matériels et économiques est donc souhaitable, mais elle ne peut seule suffire.

Un « plan Marshall » global est actuellement en discussion entre gouvernements et organismes internationaux. Tout projet venant soutenir l’économie mondiale ne peut qu’être bienvenu. Mais ces mesures anticrises resteront incomplètes tant qu'elles ne se concentreront que sur les transferts financiers, l’aide au développement et les incitations à l'investissement. Sans une remise à plat du système international, elles n’empêcheront pas la résurgence des crises passées et actuelles. Des mesures purement économiques ne garantiront pas un avenir plus sûr et plus durable.

Le problématique système de l'après-Seconde Guerre mondiale et l'Ukraine

Deuxième point d’attention, alors que la plupart des pays répondent seuls aux crises, ils tirent naturellement des leçons de leur propres expériences. Jusqu'à présent, seul le coronavirus est apparu, pour la plupart des gens, comme une question véritablement mondiale à résoudre par des réseaux internationaux de chercheurs, de personnel médical et de professionnels de santé. Mais la résolution des problèmes socio-économiques résultant de la pandémie et les défis internationaux actuels restent encore largement appréhendés sous un angle national.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, des structures et des projets majeurs ont bien sûr vu le jour et ce, dans le but de favoriser les coopérations entre les nations et les civilisations. En théorie, ils pourraient et devraient constituer des plateformes de résolution des questions internationales. Pourtant, de nos jours, la plupart des problèmes continuent d’être résolus principalement à des niveaux autres que mondiaux. Ce manque de coordination laisse ainsi le champ libre à des concurrences nationales, locales et régionales. Tant que les pays continueront de donner la priorité à la résolution de leurs propres problèmes, les États les plus riches auront de meilleures chances de s’en sortir et de prospérer. En d’autres termes, les forts deviendront encore plus puissants tandis que les États les plus faibles deviendront encore plus faibles.

Selon la plupart des indicateurs, l’Ukraine est un pays du Tiers-Monde. Même au sein de ce classement, elle n’occupe pas la première place. Par conséquent, il est difficile – voire impossible – pour les Ukrainiens de gagner dans cette compétition croissante entre les nations. Pour l’Ukraine comme pour d’autres États relativement faibles, l’émergence d’institutions intergouvernementales et même supranationales fortes serait une véritable opportunité. Toutefois, pour participer à ces nouveaux modèles de gouvernance ou à la modernisation de ceux déjà existants, l’Ukraine devra procéder à une amélioration significative de ses propres institutions.

Enfin, les Ukrainiens n’ont pas été les seuls à comprendre, lors de l’agression russe contre leur pays en 2014, que le système international d’après-guerre était inefficace. Possédant un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, la Russie utilise constamment sa position et son droit de véto pour empêcher toute reconnaissance de cette agression. Cela a conduit à une situation absurde, dans laquelle une partie de la Charte des Nations Unies ne peut être mise en œuvre du fait du conflit avec un de ses membres. De par sa simple existence, l’organe décisionnel le plus important de l’ONU, le Conseil de Sécurité, a implicitement légitimé une expansion territoriale de l’un de ses membres permanents aux dépens d’un autre État membre reconnu par l’ONU. Paradoxalement, la structure particulière de l’ONU sape ainsi l’une de ses principales valeurs fondatrices.

Par le passé, l'Ukraine n’a eu d’autre choix que de continuer à lutter contre l’agression russe. Certes, certains ont récemment évoqué une réforme du Conseil de sécurité. Des groupes de travail ont été créés, de nouveaux concepts ont été développés. Mais sans résultats ou avancées concrètes.

L’explication vient du fait que les principaux acteurs mondiaux n’ont pas ressenti le besoin de réformer le système. Pire encore, la Russie, malgré les sanctions et son expulsion du G8, a tenté de convoquer un sommet composé uniquement des membres permanents du Conseil de Sécurité. Le Kremlin veut discuter du sort des Ukrainiens et d’autres sans eux, tout en exploitant les failles de la gouvernance onusienne.

 

Vignette : Andreas Umland (à gauche) et Pavlo Klimkin.

 

* Pavlo Klimkin, ancien ministre ukrainien des Affaires étrangères (2014-2019), est à la tête du Programme d'études européennes, régionales et russes de l'Ukrainian Institute for the Future (Kyiv).

** Andreas Umland est directeur du Journal of Soviet and Post-Soviet Politics and Society (Ibidem, Stuttgart) et expert senior à l'Ukrainian Institute for the Future (Kyiv).

 

*** Adrien Nonjon est doctorant en histoire à l’INALCO et Research Fellow à l’Institute for European, Russian, and Eurasian Studies (IERES, George Washington University).

 

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