La dangereuse agonie de la Flotte russe du Nord

Si par le passé, l'Union soviétique s'est imposée sur la scène internationale comme une puissance militaire, c'est aujourd'hui sa faiblesse qui constitue une menace potentielle. L'affaire du Koursk est venue rappeler aux opinions publiques occidentales et à leurs gouvernements la situation catastrophique de la Flotte nucléaire russe en mer de Barents.


De l'ordre au désordre nucléaire: l'apparition de nouveaux risques

La fin de la Guerre Froide a signifié la fin de "l'ordre nucléaire" dont la "logique de la mort assurée" était l'élément fondateur[1]. Le caractère total de l'arme nucléaire excluait de fait son emploi: la guerre nucléaire était improbable car impensable. Si le nouvel ordre mondial et les traités de désarmemenent mutuel ont mis fin au paroxysme d'un monde nucléaire, qui ne devait son existence qu'à l'ordre bipolaire, le risque nucléaire n'a pas pour autant disparu. Au danger clairement identifié de la guerre totale ont succédé de nouveaux risques nucléaires aux caractères plus diffus. S'il est relativement aisé d'énoncer de nouvelles doctrines stratégiques, l'application de ces nouveaux principes s'avère plus difficile. C'est ainsi qu'à l'ordre nucléaire succède aujourd'hui un désordre nucléaire.

Celui-ci s'articule autour de deux questions: celle de la dissémination du savoir et des technologies et celle du processus de restructuration des équipements militaires. La dissémination nucléaire est une conséquence directe du démantèlement de l'URSS: la fuite des cerveaux vers des Etats soucieux de posséder une force de frappe s'est accompagnée d'un trafic de matières premières radioactives et de technologies nucléaires. Ce trafic est favorisé par le démantèlement de l'arsenal nucléaire russe, qui alimente le marché illégal de l'armement nucléaire.

La redéfinition des risques nucléaires s'accompagne de la prise en compte des dangers du nucléaire civil et d'une nouvelle forme de menace. La catastrophe de Tchernobyl a mis en évidence le danger de la pollution environnementale. Si l'arme nucléaire a effrayé par sa capacité à détruire massivement et immédiatement, sur une très grande échelle, la prise de conscience du risque écologique n'a eu lieu que plus tardivement. Or, le désordre nucléaire évoqué précédemment engendre avant tout ce type de menace: ce qui est aujourd'hui à craindre, ce n'est pas tant l'explosion d'une ogive russe que la lente irradiation de zones géographiques importantes, à l'image de la mer de Barents et la mer Blanche, de la péninsule de Kola et des côtes norvégiennes. Si le risque n'est pas spectaculaire, les conséquences pourraient à terme être des plus désastreuses.

La Flotte russe du Nord: une reconversion sous contraintes[2]

La Flotte russe du Nord, dont les ports d'attache sont situés sur la presqu'île de Kola et de Severodvinsk, représente la plus forte concentration au monde de réacteurs (18% des réacteurs nucléaires mondiaux). On compte aujourd'hui 40 sous-marins en service et près de 130 désaffectés (52 ne sont ni désarmés, ni démantelés). L'histoire du programme d'armement nucléaire soviétique fut liée dès ses débuts à cette presqu'île aux confins de la Russie et de la Norvège[3]. A elle seule, la Flotte du Nord a reçu les deux tiers des bâtiments construits par l'URSS, tandis que la Flotte du Pacifique se contentait du tiers restant.

Après avoir été le fleuron de l'armée soviétiq ue, la Flotte du Nord est aujourd'hui un des problèmes central de l'armée russe. La Flotte du Nord est confrontée à une grave crise financière. Alors que sous l'URSS, elle dépendait directement de l'Etat, et qu'elle n'avait pas à se soucier des questions de financement, la Flotte du Nord se trouve actuellement en situation "d'autonomie financière". Elle doit se contenter du budget qui lui est alloué -quand ce dernier lui est versé. Elle manque ainsi de fonds pour entretenir normalement ses sous-marins opérationnels. Par conséquent, la plupart restent à quai et les marins ne sont plus payés. Quant aux chantiers navals, chargé de l'entretien, ils doivent fonctionner grâce aux commandes de la Flotte...

C'est ainsi qu'après avoir cumulé une dette de 4,5 millions de dollars, la base et les magasins d'armes de Gadzhiero se sont vu couper l'électricité. Outre cette situation économique critique, la Flotte du Nord doit faire face à la diminution des compétences des équipages et de l'ensemble du personnel de maintenance. Faute de manœuvres, les entraînements des officiers ont été réduits. En l'absence de personnel qualifié, la Flotte ne peut mener dans des conditions de sécurités optimum ses opérations.

Indépendamment de ces difficultés conjoncturelles, la Flotte du Nord doit faire face à un problème de fond, hérité de l'ère soviétique: la nécessaire restructuration et reconversion de ses bâtiments. Pour des raisons de vétusté, les sous-marins des premières générations doivent être arrêtés et déchargés de leurs réacteurs. Les Russes désarment également car la réduction du budget alloué à la défense exclut l'entretien et le maintien de la Flotte. Enfin, parce que les traités de désarmement internationaux impliquent une réduction de la Flotte sous-marine.

Or ce n'est qu'en 1986 que la question du désarmement a été mise à l'ordre du jour du gouvernement soviétique. Jusque dans les années quatre-vingt, les sous-marins étaient maintenus en service le plus longtemps possible et certains passèrent près de dix ans dans les ateliers de réparation. Ceux dont les assemblages de combustible avaient été tellement endommagés qu'ils interdisaient tout réapprovisionnement ont été démontés ou coulés en mer de Kara. Vingt-huit ans après la mise en service du premier sous-marin, le Comité Central et le Soviet Suprême adoptaient le premier décret prévoyant des procédures de désarmement et de démantèlement. Mais dans les faits, "la Russie n'a pas désarmé un seul sous-marin de façon satisfaisante en ce qui concerne la manipulation et le stockage des compartiments réacteurs".

Des risques majeurs mais difficilement évaluables

Ce processus complexe de reconversion et le manque d'entretien des bâtiments induit des risques majeurs de pollution radioactive qui demeurent néanmoins très difficiles à évaluer en raison du manque d'informations relatives aux installations et à leur fonctionnement. Cependant, sur la seule base des éléments disponibles, on peut souligner deux types de problèmes encourus. Un second Tchernobyl n'est pas à craindre. On est ici en présence d'un risque de pollution radioactive et non d'un risque d'explosion. La pollution pourrait être soit le fait d'une réaction en chaîne incontrôlée, soit le fait d'une fuite radioactive. Ces risques sont présents tout au long de la chaîne: sous-marins opérationnels, sous-marins dont le combustible demeure dans le réacteur, installations de stockage, bâtiments citernes et conteneurs ferroviaires contenant des déchets usagés.

La question du retraitement et du stockage est au centre du problème. Pour le combustible, seule l'usine de Mayak, en Sibérie occidentale, est dotée de la technologie nécessaire. Or, la Flotte du Nord ne constitue nullement son client privilégié. Quand bien même l'usine accepte que le retraitement engendre des coûts non couverts par la Flotte, elle n'envoie des convois exceptionnels qu'après avoir reçu une avance du client, quel qu'il soit. L'académicien Yablokov a ainsi pu répondre en 1995 que le gouvernement russe n'a pas exprimé de position claire sur l'importance du retraitement du combustible nucléaire usagé, pas plus que sur l'évaluation des données écologiques et économiques relatives aux cycles de circulation du combustible nucléaire.

On voit ainsi s'accumuler le combustible usagé dans les bases navales et d'ores et déjà, les responsables de la Flotte ont affirmé que tout le combustible ne pourrait être acheminé avant 30 ou 40 ans. En outre, 10% au moins des assemblages de combustibles ne peuvent plus être retraités en raison de leur état. Faute d'installations de stockage, les sous-marins ne sont plus démantelés mais conservés dans les bassins des chantiers navals. Les techniques nécessaires pour maintenir les sous-marins en surface sont risquées. Avec le temps, l'érosion des coques et le danger de fuites radioactives menacent.

Cette situation ne devrait pas aller en s'améliorant. L'usine Mayak entend se financer en retraitant des déchets radioactifs étrangers. La loi sur l'importation des déchets radioactifs votée par la Douma au printemps 1999 est venue confirmer et faciliter cette politique de rentabilisation. Cet afflux de déchets devrait diminuer d'autant le retraitement des déchets russes[4].

L'absence de bases pour une coopération

Si pour diminuer les risques de pollution radioactive, des fonds importants sont nécessaires, une véritable coopération entre les acteurs est un préalable à toute amélioration. Une meilleure gestion nécessite une redéfinition des responsabilités et une plus grande transparence de l'Etat russe.

L'éclatement de l'URSS a débouché sur une complète redéfinition du partage des responsabilités quant à la gestion de la Flotte du Nord et des questions nucléaires. Ainsi, ne compte-t-on pas moins d'une dizaine d'organismes d'Etat parties prenantes. A ces derniers s'ajoutent des acteurs mixtes et privés. Cet éclatement débouche inévitablement sur des conflits d'intérêts, comme en témoignent les coupures d'électricité et les relations entre la Flotte et l'usine Mayak. Redéfinir les responsabilités, c'est envisager le problème de la pollution radioactive dans son ensemble.

L'absence de gestion globale se double de l'absence d'organes de contrôle indépendants. A la date où la fondation Bellona rédigeait son rapport (1996), l'agence russe pour la radioprotection (Gosatomnadzor) s'était vu refuser l'accès à des informations concernant l'activité de la Flotte. En 1994, alors que Boris Eltsine signait un décret attribuant des compétences de contrôles à ce même comité, la marine lui refusait l'entrée aux bases navales. Actuellement, le ministère de la Défense est directement responsable du contrôle et du stockage des éléments radioactifs...

Quant à l'affaire Nikitine qui a défrayé la presse occidentale, elle a témoigné du refus de transparence des responsables russes. Ancien officier de la Marine ayant rejoint la fondation Bellona, Alexandre Nikitine fut incarcéré et accusé de Haute trahison lors de la préparation du rapport de 1996.

Pourtant la Constitution russe prévoit à son article 7 que "les informations sur l'environnement ne doivent pas être protégées" et l'article 10 dit qu'il est "interdit de limiter l'accès aux documents suivants: situations extraordinaires, informations sur l'environnement et autres informations indispensables à la sécurité des zones habitées et des sites industriels".

Mais comment condamner l'attitude des autorités russes, aussi lourde de conséquences soit-elle? La Russie n'a pas le monopole du manque de transparence et du refus de coopération en matière nucléaire. Il ne semble pas possible que les gouvernements occidentaux s'ingèrent dans la gestion de la Flotte nucléaire russe tant qu'eux-mêmes ne feront pas toute la lumière sur leurs installations.

 

 

Par Ludmyla BYLODUCHNO

 

 

[1]DELMAS, Philippe, Le bel avenir de la guerre, Paris, Gallimard, 1995.
[2]T. NILSEN, I. KUDRIK, A. NIKITINE, La flotte russe du nord, les sources de la pollution radioactive, Genève, 1998.
Site de la fondation Bellona: www.bellona.no
[3]C'est ici que fut mis en service actif, le 9 août 1958, le 1er sous-marin nucléaire K3 Leninsky Komsomol. Depuis 1959, quatre générations de sous-marins nucléaires se sont succédées dans ces eaux polaires.
[4]Greenpeace a été débouté fin novembre par la Cour Constitutionnelle russe: conformément à la Constitution russe, Greenpeace voulait faire convoquer un référendum portant sur la loi d'importation des déchets nucléaire. A cette fin, l'organisation écologiste avait collecté plus de deux millions de signatures. Toutes ne furent pas validées par la Cour Constitutionnelle. Ce rejet est à l'origine de l'échec de Greenpeace. Pour plus d'information: www.greenpeace.org