La « menace islamiste » en Russie et en Asie centrale

Le thème de la " menace islamiste " agité en Occident depuis la révolution iranienne a repris de la vigueur depuis la conquête de Kaboul par les Taliban en Afghanistan en 1996. L'un des principaux fronts des dernières années de la Guerre Froide serait aujourd'hui devenu la base arrière de militants fondamentalistes combattant pour l'instauration de républiques islamiques en Asie Centrale et dans le nord-Caucase. Les discours stratégiques de chaque camp, occidental et oriental, se sont redéfinis à l'égard d'un tiers acteur, identifié comme islamiste(1).


menace islamiste asie centraleLa présentation de la « menace islamiste » ainsi, au singulier, tend à accréditer la thèse des dirigeants des Etats ex-soviétiques : le danger résiderait dans une union des islamistes. Des combattants seraient financés, formés idéologiquement par l'Arabie Saoudite, le Pakistan, armés et entraînés en Tchétchénie, en Afghanistan, au Tadjikistan.

On connaissait la « petite phrase » de Vladimir Poutine exprimant sa détermination à aller « buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes. » Avec beaucoup moins de retentissement et pourtant sur un ton tout à fait analogue, le président ouzbek Islam Karimov déclarait à ses députés le 1er mai 1998 à propos des « wahhabites » accusés d'actes de terrorisme : « Ces gens-là, on devrait leur tirer dans la tête. Si c'est nécessaire, je le ferai moi-même ».

Communauté de style des dirigeants post-soviétiques, communauté de lutte également. Ils sont prompts en effet à s'accorder pour désigner l'islamisme comme une menace globale ceignant les confins méridionaux de l'ancien empire soviétique, du Caucase à l'Asie centrale. Aux prises avec des combattants du Mouvement islamique d'Ouzbékistan dans le district de Batken, dans le sud du pays, au moment-même où Chamil Bassaev et Khattab orchestraient un soulèvement au Daghestan , Askar Akaev, le président du Kirghizstan, a lui-aussi dénoncé les liens unissant les instigateurs de ces deux événements, et a été l'un des premiers chefs d'Etat à soutenir l'offensive russe en Tchétchénie, dans laquelle il a vu la réponse appropriée à la « menace islamiste ».

Wahhabisme et islam traditionnel

Il convient tout d'abord de ne pas exagérer l'ampleur de la « menace islamiste ». La présence de combattants ou de terroristes « islamistes » est très localisée : le Tadjikistan, la vallée de Ferghana, la région de Tachkent, la Tchétchénie et la frontière daghestano-tchétchène, constituent bout à bout une zone très réduite comparée à l'ensemble des régions musulmanes d'ex-URSS. De plus, ce ne sont que des groupuscules d'hommes qui sont à chaque fois concernés. Il s'agit évidemment de ne pas faire d'amalgame entre l'« islamiste » et le « musulman », aussi pratiquant soit-il.

La Russie, qui s'est choisie comme allié le moufti de Tchétchénie Ahmed Kadyrov, et les Etats d'Asie Centrale, musulmans, se défendent bien sûr d'opérer cette grossière simplification. Ils arborent leur confiance en un islam traditionnel « tolérant » qu'ils opposent au fondamentalisme rigoriste des « nouveaux extrémistes wahhabites ». D'un point de vue idéologique, le wahhabisme s'est construit en opposition à un islam traditionnel et notamment à l'islam confrérique très répandu dans le Caucase et en Asie centrale. Né au XVIIIème siècle des enseignements de Mohamed ibn Abd-Al-Wahhab (1703-1791), le wahhabisme affirme la nécessité de revenir à un islam plus pur, débarrassé des pratiques et des croyances postérieures à la mort du Prophète et des premiers califes. Les wahhabites s'en prennent notamment au culte des saints pratiqués par les Soufis. Les représentants de l'islam traditionnel sont nombreux à dénoncer le « wahhabisme ». Des affrontements armés se sont même produits dans le village daghestanais de Chabanmakhi en mai 1997 entre « wahhabites » et soufis. Mais encore faudrait-il être s'accorder sur le sens du terme « wahhabites » tel qu'il est aujourd'hui rabâché en Russie et en Asie Centrale. Il ne sert en effet pas toujours à désigner les seuls adeptes de la doctrine forgée par Ibn Wahhab.

Ce sont les Britanniques qui ont commencé à utiliser ce terme au XIXème siècle dans un sens plus large, pour désigner les réformateurs musulmans de leur empire colonial qui avaient fait le pèlerinage en Arabie, où Ibn Wahhab avait vécu et rallié à ses préceptes une partie de la population dont Ibn Saoud, le fondateur de la dynastie saoudienne. A la suite des Britanniques, on s'est mis en Russie et en Asie centrale à employer le terme de « wahhabites » pour qualifier l'ensemble des musulmans réformateurs radicaux, souvent formés au Pakistan, en Inde ou dans les pays arabes.

L'islamisme ou la menace d'une intrusion étrangère

L'emploi prédominant du terme « wahhabite » préféré à celui, par exemple, de « fondamentaliste », manifeste également la volonté de désigner comme étrangère toute forme de radicalisme musulman. Sous le label « wahhabite » la menace islamiste est envisagée comme un corps étranger à l'intérieur des Etats issus de l'Union soviétique. Plus qu'une question idéologique, le problème du fondamentalisme musulman est, aux yeux des dirigeants de ces pays, une question géopolitique : ils dénoncent l'intrusion sur leur territoire de groupes armés, de prédicateurs, d'organisations « commandités » depuis des pays étrangers : Afghanistan, Pakistan, Arabie Saoudite.

En Russie, à l'accusation portée contre la collusion entre indépendantistes tchétchènes et combattants islamistes envoyés par de « puissants pays islamistes » se greffe une explication en termes de géopolitique pétrolière : les monarchies du Golfe, l'Arabie Saoudite en tête, chercheraient, grâce à leurs réseaux islamistes, à empêcher l'exploitation du pétrole de la mer Caspienne. Certes, la présence sur le sol tchétchène d'organisations humanitaires islamiques faisant la promotion d'une interprétation radicale de l'islam -telles la « société des réformes sociales » (Koweït), la « société internationale de charité Qatar », le « Congrès islamique international du Salut » (Djedda)- est avérée. De plus, une collecte en faveur de la Tchétchénie a été organisée par la branche jordanienne des Frères Musulmans. Mais, de l'avis de spécialistes, plus de 90 % des combattants de Tchétchénie sont des locaux, tandis que ceux qui viennent du Moyen Orient sont pour la plupart des mohadjirs, caucasiens exilés au XIXème siècle au moment de la conquête russe. Quant au financement, il proviendrait essentiellement d'un partage de l'argent versé par les Russes de manière illicite à l'opposition tchétchène pro-russe entre les deux guerres(2).

En Asie Centrale, selon les dirigeants ouzbeks et kirghizes, le Mouvement islamique d'Ouzbékistan, responsable de plusieurs offensives (été 1999 et été 2000) dans le district de Batken (sud du Kirghizstan) et accusé d'avoir organisé un attentat à Tachkent en février 1999, est soutenu par le gouvernement des Taliban et le Pakistan. La politique étrangère menée par le Pakistan depuis l'invasion de l'Afghanistan par l'Union soviétique a en effet consisté à appuyer des mouvements radicaux islamiques (tel le Hizb-i islami de Goulboulddin Hekmatyar) afin de faire progresser son influence en Afghanistan et, plus récemment, en Asie centrale ex-soviétique. Ce qui peut justifier la crainte des dirigeants des pays d'Asie centrale d'autant plus que les mouvements néo-fondamentalistes aujourd'hui abrités et aidés par le Pakistan sont partisans du « djihadisme », c'est-à-dire d'une lutte sur tous les fronts « islamistes » (Tchétchénie, Philippines...)(3).

Dans cette perspective, les Taliban agiraient de concert avec le Pakistan. Leur récente progression aux dépens des forces de l'Alliance du nord du commandant Massoud a suscité l'inquiétude des dirigeants d'Asie Centrale. Les « cinq de Shangaï » (Kazakhstan, Kirghizstan, Tadjikistan, Chine, Russie) ont réaffirmé leur volonté d'unir leurs forces pour lutter contre l'expansion de l'islamisme à partir du territoire afghan. La Russie a renoué des relations avec l'Ouzbékistan qui s'était, depuis quelques années, émancipé de sa tutelle. Elle cherche aujourd'hui à retrouver une position dominante en Asie centrale. Depuis le printemps 2000, Moscou a même menacé à plusieurs reprises de bombarder l'Afghanistan qu'elle accuse d'abriter des camps d'entraînement destinés aux combattants tchétchènes.

Solidarités régionales et ethniques, logiques de reconversion

La solidarité pan-islamiste, assurant le succès des groupes radicaux religieux par-delà les frontières, ne doit cependant pas être surévaluée.

En Asie Centrale, l'emportent souvent des solidarités d'ordre ethnique ou régional ; si les frontières peuvent s'avérer perméables, c'est aussi pour cette raison. En effet, leur tracé ne recoupe que très rarement les limites de la répartition des peuples de la région. Les forces afghanes de l'Alliance du nord du commandant Massoud sont tadjikes et amplement aidées par le gouvernement du gouvernement tadjik de l'autre côté d'une frontière devenue largement perméable. De plus, dans la guerre civile tadjike présentée en 1992 comme un affrontement entre « néo-communistes » et « islamistes » du Parti de la Renaissance islamique, importait surtout l'allégeance à deux des principaux groupes régionaux : les Kouliabi et les Gharmi.

Les « islamistes » tadjiks refusèrent d'ailleurs la proposition des Taliban de se joindre à leur djihad contre les forces de Massoud. De même, en Tchétchénie, c'est la cause nationaliste qui l'emporte sur tout mot d'ordre religieux. Le président Maskhadov, pourtant opposé au wahhabisme, s'est rallié à Chamil Bassaïev et à Khattab, lorsque la « patrie tchétchène » a été mise en danger par l'attaque de l'armée russe.

Par ailleurs, les interconnections constatées entre les combattants d'Afghanistan, du Tadjikistan, de Tchétchénie et aujourd'hui d'Ouzbékistan et du Kirghizstan peuvent aussi s'expliquer par une forme de « reconversion » des acteurs de ces conflits qui tient aussi bien à des stratégies d'ordre individuel qu'aux nécessités entraînées par la prolongation d'une économie de guerre.

Les combattants du Mouvement islamique d'Ouzbékistan responsables de l'offensive d'août 1999 dans le district de Batken provenaient de la vallée de Karategin au Tadjikistan où ils étaient affiliés à l'Opposition tadjike unie (OTU). Ils ont dû quitter le Tadjikistan lorsque l'OTU a annoncé, conformément à l'accord de paix signé en 1997 avec le gouvernement tadjik pour mettre fin à la guerre civile, qu'elle renonçait officiellement à ses activités militaires et n'agirait désormais que dans un cadre politique. Devenu indésirable au Tadjikistan, le groupe armé, mené par un chef ouzbek, Jumaboï Namangani, a donc tenté de s'installer en force dans la vallée de Ferghana. Paradoxalement, le règlement du conflit au Tadjikistan aurait donc pour conséquence des troubles, qui se sont d'ailleurs reproduits cet été, dans la vallée de Ferghana.

Ce système de « reconversion » peut d'ailleurs être envisagé à l'échelle de l'ensemble de la région. Les « anciens d'Afghanistan » essaiment en ex-URSS des chefs de guerre, tel Khattab, qui poursuivent leur carrière dans d'autres conflits locaux. En outre, l'économie locale de guerre qui s'est mise en place en Afghanistan fonctionne grâce à un trafic d'armes et de drogues(4) dont les routes coupent les frontières des pays de l'ex-URSS. C'est pourquoi l'offensive de Batken peut également être interprétée comme une stratégie visant à percer une nouvelle route de la drogue dans la vallée de Ferghana.

Renouveau religieux, islamisme et sociétés

Si le danger représenté par les groupes terroristes islamistes est tout à fait perceptible, l'est beaucoup moins la menace qu'incarnent, aux yeux des dirigeants, les organisations qui mènent des actions de bienfaisance ou construisent des mosquées.

En Asie centrale et dans le nord-Caucase, l'actuel foisonnement religieux en dehors ou en marge des institutions islamiques officielles, est pour une part le fruit de l'activité d'organisations néo-fondamentalistes mais il est également l'un des traits de l'islam en général, qui n'est pas structuré par un véritable clergé. Il est aussi spécifique de l'islam réprimé de l'ex-URSS qui a survécu pour une grande part dans l'ombre de la hiérarchie officielle créée en 1943. Enfin, ce foisonnement est sans aucun doute le signe d'un renouveau religieux, somme toute compréhensible, après 70 ans de répression de la liberté de conscience.

Certes, ce renouveau religieux fait la part belle au fondamentalisme. Mais est-il possible d'attribuer une dangerosité au fondamentalisme en tant que tel et notamment au fondamentalisme tel qu'il se développe en Asie centrale et dans le Caucase ?

Bien que quelques groupes prônent le djihadisme, les fondamentalistes sont loin d'être tous en faveur d'un recours à la violence pour l'instauration de régimes islamiques ; ils se tiennent même, pour beaucoup d'entre eux, à l'écart du politique. La révolution islamique n'est plus à l'ordre du jour. Selon Olivier Roy, un glissement s'est opéré à l'intérieur du mouvement islamiste : leur stratégie ne vise plus la conquête de l'Etat par en haut mais la réislamisation des sociétés par des actions de prédication, d'éducation.

Cependant ce changement de méthode s'est également accompagné d'une modification d'ordre idéologique : à la différence des islamistes révolutionnaires, les néo-fondamentalistes rejettent la modernité et refusent la participation des femmes à la vie publique(5). La stratégie sociale et conservatrice du néo-fondamentalisme est illustrée en Asie centrale par le Hizb-e Tahrir, proche des Talibans, qui entend progresser en Ouzbékistan, au Tadjikistan, et au Kirghizstan grâce la multiplication de petites cellules de base comprenant cinq personnes. Il croit en un changement pacifique grâce à un mouvement des masses populaires qui finiraient par s'élever contre les actuels dirigeants. Mais quelle est réellement l'influence d'un mouvement tel le Hizb-e Tahrir, qui affiche plusieurs milliers de membres en Asie centrale ?

Les amalgames de la lutte anti-islamiste

La crainte que le néo-fondamentalisme, qu'il soit ou non pacifiste, suscite auprès des dirigeants d'Asie centrale, les conduit à réprimer le radicalisme religieux. En Ouzbékistan, c'est une lutte acharnée contre les « extrémistes » qui est menée par le gouvernement depuis l'assassinat fin 1997 de policiers dans la région de Namangan, attribué à des « militants wahhabites ». Les autorités ont procédé à des centaines d'arrestations, nombre d'entre elles étant totalement arbitraires. Une loi très restrictive sur la liberté religieuse a été adoptée en mai 1998 et une série de procès pour « tentative de déstabilisation du pays dans le but de mettre en place un régime islamiste » a été engagée. La répression s'est renforcée après l'attentat commis à Tachkent en février 1999 qui a causé la mort de 16 personnes et qui a été également attribué à des terroristes islamistes.

D'après des organisations de défense des droits de l'homme, dont Amnesty International, les procédures d'arrestation et de jugement des suspects sont loin de respecter des conditions normales d'équité (preuves falsifiées, charges non sérieusement établies, usage de la torture..).

De plus, la lutte contre les islamistes est également le prétexte d'une lutte contre l'opposition politique, déjà considérablement réprimée en Ouzbékistan, depuis 1993. Lors du récent procès des membres dirigeants du Mouvement islamique d'Ouzbékistan, Mohammed Salih, chef du parti Erk, en exil depuis 1993, a été accusé de collaboration avec les islamistes et condamné à 15 ans de prison.

Cette tendance à confondre sur un même plan les terroristes, les mouvements religieux modérés et extrémistes, et les membres de l'opposition politique a sans aucun doute pour effet d'une part de radicaliser l'opposition islamiste -dont l'expression risque de revenir aux seuls groupuscules clandestins terroristes- et d'autre part d'assimiler opposition et islamisme. D'autant plus que dans un contexte économique de crise, dans lequel les dirigeants politiques issus pour la plupart de l'ancien parti communiste soviétique sont perçus comme des individus hautement corrompus, les islamistes tiennent un discours moraliste.

Ainsi, au Daghestan, le conflit entre les « wahhabites » des villages de la région de Kadar et Makhachkala est apparu pour la première fois lorsque les fondamentalistes ont refusé de donner de l'argent à des structures criminalisées du pouvoir.

Ne leur en déplaise, l'autoritarisme et la corruption des dirigeants risque de rendre plus crédible un discours islamiste de la troisième voie : anti-occidental, anti-communiste et même anti-nationaliste.

 

Par Eva KOCHKAN

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(1) La redéfinition du discours n'équivaut cependant pas toujours à un changement diplomatique réel, accompli en toute objectivité : Les Etats-Unis qui condamnent l'islamisme (de l'Iran notamment) ne s'élèvent pas contre l'extrémisme religieux des régimes saoudien, pakistanais, ou afghan des Taliban.
(2) cf Gordadzé, Thorniké « Le cercle de feu caucasien » in Politique internationale n°86, hiver 1999/2000.
(3) cf. Roy, Olivier « Pakistan : un nouvel "Etat-voyou" ? » in Politique internationale n°86, hiver 1999/2000
(4) L'Afghanistan produit 75 % de l'opium dans le monde comme l'a rappelé Pino Arlacchi, secrétaire adjoint de l'ONU lors d'une récente réunion à Tachkent.
(5) Roy, Olivier, L'échec de l'islam politique, Paris, Seuil, 1992.

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