La guerre des images

On évoque souvent une guerre psychologique entre l'Union soviétique et l'Allemagne nazie, entre 1936 et 1945. Cette guerre est celle des représentations, des images et des mots. Dans cette logique, l'affiche de propagande trouve sa place : pour se glorifier ou se valoriser, le pouvoir soviétique diffuse des affiches qui mettent en scène, souvent de manière ridicule ou simplifiée, ses adversaires idéologiques.


Pendant la Seconde guerre mondiale, la production d'affiches augmente de manière significative. Leur but est assez simple: inciter à la mobilisation, et surtout empêcher les sympathies pro-allemandes. Car à la fin des années 30, le bilan sociologique en URSS est assez catastrophique : la société soviétique est totalement atomisée[1], et elle supporte mal certaines mutations mal contrôlées par le régime[2]. A cela s'ajoutent les problèmes des campagnes ou encore les aspirations de certains peuples à l'indépendance. En somme, tous les mécontents du régime apparaissent soudainement, après l'attaque du 22 juin 1941, comme des partisans potentiels d'Hitler. C'est pourquoi Staline décide de suivre une stratégie politique qui tend à utiliser au mieux les sursauts patriotique et nationaliste. En très peu de temps, il mobilise la radio et les journaux, les artistes et les intellectuels. La réaction du pouvoir est telle qu'au lendemain de l'invasion allemande, les premières affiches de guerre sont déjà sur les murs de Moscou.

Malgré la rapidité de leur réalisation, ces affiches n'en demeurent pas moins pleines de sens. Elles ont plusieurs niveaux de lecture, et sont élaborées en référence à des faits connus de tous: les artistes s'appuient sur les craintes et les pensées des Soviétiques. La propagande, une affaire d'Etat

Les auteurs des affiches les plus célèbres viennent tous de la caricature. En première ligne viennent les Kukryniksy, dont le pseudonyme est la contraction des noms de Mikhail Kuprianov, Porfiri Krylov et Nikolaï Sokolov. On peut aussi citer Denisovski (qui signe ses dessins du nom de Deni), Koretski, Pavel Sokolov-Skalia, Boris Efimov, Dmitri Moor ou Iraklie Toïdzé.

La plupart des caricaturistes ont d'abord fait leurs armes dans la presse pré-révolutionnaire et, bien souvent, ils ont été membres de l'Association des Artistes Révolutionnaires (AKhR) dans les années 20. Tous sont choisis par le régime, et des biographes sont chargés de reconstituer leur itinéraire idéal de caricaturiste. Leur notoriété est accrue par des récompenses reçues et par leurs nombreuses publications (comme dans L'Humanité ou La Clarté). Officiellement ils soutiennent l'effort de guerre[3] ; administrativement, ils occupent des postes importants à l'Académie des Arts.

Dans le domaine idéologique, ces auteurs font figure de meneurs car beaucoup ont une démarche artistique très engagée. Moor, par exemple, n'admet pas "le rire pour rire", chaque image devant être porteuse d'un message. Pour Efimov, le rire provoqué par ses dessins est "le rire sain et vivifiant d'un peuple fort et solide, un rire dont les origines se trouvent dans l'optimisme éclairé des hommes soviétiques, leur confiance dans le lendemain, leur conscience dans leur supériorité morale et idéologique sur leurs ennemis malfaisants, orgueilleux et obtus".

Si les relations entre Staline et les artistes sont aussi bonnes, c'est que le maître du Kremlin connaît bon nombre d'entre eux depuis longtemps: beaucoup furent ses portraitistes. Tous ont représenté un Staline glorifié, auréolé, acclamé par le peuple, dans un genre annonciateur du plus pur style stalinien de l'après-guerre : celui des visages souriants et des lendemains qui chantent, genre lui-même influencé par le courant réaliste, voire impressionniste ou romantique. Ces dessinateurs sont donc entièrement à la solde du régime, et leur regard, en temps de guerre, est avant tout patriotique et pro-soviétique.

Après l'opération Barbarossa en juin 1941, les affiches soviétiques changent de cible : elles n'attaquent plus les dirigeants occidentaux mais les Nazis. Ces affiches sont le résultat des décisions prises par un appareil culturel centralisé et contrôlé par le Parti. Ces structures permettent de lancer rapidement une campagne et de changer son orientation au gré des événements. Tous les films interdits depuis le Pacte germano-soviétique de 1939 sont ressortis sur les écrans, le Alexandre Nevskï de Eisenstein est diffusé dans le métro moscovite.

Les images sont adaptées aux phases de la guerre : en 1941, elles appellent à la mobilisation. En 1942, suite aux défaites soviétiques de l'été, elles suscitent la vengeance. Après les premières grandes victoires, elles glorifient l'Armée rouge. Le régime fait alors le choix de se tourner vers les valeurs oubliées, jugées plus sûres en ces temps de guerre. Les affiches magnifient le passé, exaltent la Patrie. Les années 1941 et 1942 marquent ainsi un tournant dans la politique stalinienne, et par là même dans la création artistique de l'époque.

Au début de la guerre, les affiches soviétiques sont simplement le pendant des idées allemandes. Elles utilisent les mêmes codes et s'inspirent de ce style satirique (dont une des plus belles vitrines est la revue Simplicissimus). Dans cette guerre des images, les Soviétiques s'approprient une idée largement répandue par les Nazis : si les régimes nazi et fasciste disparaissent, le chaos régnera dans les villes. Dans les affiches soviétiques, ces codes sont conservés, mais les rôles ont été inversés : ainsi, c'est au tour de l'officier nazi de s'attaquer au prototype de l'innocence ou aux faibles civils. L'attitude des Soviétiques apparaît, elle, toujours défensive. Sur ce point, la construction des images est révélatrice. Par exemple, chez Deni et Sokolov-Skalia, une diagonale lie les deux protagonistes de l'affiche : le Nazi occupe le haut de l'image et domine sa victime. Lorsque le rapport s'inverse, la victime en haut de l'image et le Nazi en bas, c'est dans le but de mettre en avant les idées de menace et de danger : les victimes reculent devant une arme pointée sur elles. Dans ce cas, il s'agit d'une fausse inversion du rapport de force.

Le choix des représentations est aussi très réfléchi. Un des objectifs de la propagande est la création d'une forme d'art à la portée du peuple. L'image a l'immense avantage d'interpeller le plus illettré des Soviétiques. Le contexte historique simplifie la lecture de l'image et l'humour est parfois un ingrédient efficace. La guerre, et surtout l'état d'urgence, marquent un retour aux clichés, aux symboles, alors que la satire d'Entre- deux-guerres tendait parfois à être trop intellectuelle. De la manière la plus efficace, l'affiche traduit en images les dires du pouvoir, parfois peu compréhensibles pour le petit peuple.

La condamnation par la satire

L'art de la satire et de la caricature d'abord perçu comme perfide et anti-révolutionnaire est finalement récupéré par le régime comme une véritable arme contre l'ennemi. Par exemple, en 1953 après la mort de Staline, la Grande Encyclopédie soviétique définit la caricature de façon contraire à celle des années 30 : "la caricature participe au combat pour la paix, la démocratie et le socialisme, démasque sans pitié les impérialistes fauteurs de guerre et leurs alliés". En règle générale, le rire demeure salutaire contre les ennemis du régime, jamais assez humiliés.

Dans un premier temps, en 1941-1942 , les Soviétiques n'utilisent pas un genre qui leur est propre. Ils reprennent la technique de l'animalisation des protagonistes, très répandue en Occident[4] : les représentations et les codes sont en quelque sorte internationaux. Ce n'est sans doute pas un hasard si des hommes comme Efimov, Deni ou Moor ont pu être publiés dans les journaux communistes occidentaux de l'époque.

La guerre conduit à une utilisation toujours accrue de la satire. Mais celle-ci se fait moins humoristique que morbide au fur et à mesure que le nombre de victimes s'accroît. Dans leurs affiches, Deni et Sokolov-Skalia dépeignent l'horreur. Leurs dessins décrivent une réalité effrayante afin de pousser le peuple russe à se défendre. L'apparition de ces affiches en URSS correspond à l'entrée des Allemands sur le territoire soviétique, lorsque ces derniers ont choisi d'appliquer la politique du pire envers les civils. Grâce à l'image, les Soviétiques ont su exploiter une réalité: selon eux, les dirigeants allemands sont des êtres sadiques, violents et néfastes. En regardant l'affiche de Deni qui s'intitule "Tue le monstre fasciste !", le peuple russe voit le destin tragique de Zoïa Anatolievna Kosmodiemianskaïa[5]. C'est un appel à l'indignation et à la vengeance.

Avec les nouvelles victoires soviétiques, les affiches de guerre changent de style pour exalter d'autres valeurs passées. Ces dernières affiches influenceront considérablement l'art pictural soviétique d'après guerre. Si la satire perd de son importance à cette époque, elle sera remise à l'honneur pendant la guerre froide. Durant la guerre, Staline a su exploiter une arme redoutable avec laquelle les Allemands n'avaient pas compté. Les affiches de propagandes officielles s'avèrent efficaces et sont même parfois incorporées dans l'humour populaire. Une anecdote de cette période souligne l'importance de ses images : "Un soldat roumain se serait rendu à l'Armée rouge. Il tenait dans sa main un dessin d'Efimov représentant le maréchal Antonescu sous la forme d'une poupée manipulée par Hitler". Si la satire n'a pas suffi pas pour gagner la guerre, cet épisode montre qu'elle n'en demeurerait pas moins nécessaire.

 

[1] Ce phénomène est dû en partie à la disparition des structures sociales traditionnelles.
[2] Par exemple l’urbanisation anarchique qui entraîne la promiscuité, les tensions sociales, etc.
[3] Les Kukryniksy, par exemple, étaient aussi journalistes de guerre.
[4] Ce type de satire prend toute son ampleur en France après la Révolution française.
[5] Encore écolière, Zoïa demande au komsomol à être envoyée au front. Membre d’un détachement de partisans chargés d’agir dans le dos des Allemands, elle est prise en 1941. Torturée, puis exécutée, elle n’a jamais livré ni ses camarades, ni son nom. La légende dit qu’elle aurait prononcé le nom de Staline avant de mourir. Ce mythe est très présent dans la société soviétique.

Par Elena PAVEL
Vignette : affiche soviétique contre le nazisme (Domaine public)