Chenderovitch, l’humoriste pédagogue

Victor Chenderovitch compte parmi les créateurs des émissions populaires Koukly[1] et Itogo[2]. Les deux projets ont débuté au milieu des années 90, sur la chaîne NTV, alors contrôlée par Goussinski. Lorsque la société Gazprom s'est emparée de NTV, Itogo a déménagé sur TV6. Chenderovitch, le premier scénariste des Guignols russes, a quitté son poste en avril 2001.


"L'humour a le même effet que les bains: il ouvre les pores. Une personne qui rit est prête à percevoir des principes moraux qu'elle ne peut pas avaler sous forme d'une pilule sèche", estime l'écrivain satirique Victor Chenderovitch qui est parmi les créateurs des émissions populaires Koukly[1] et Itogo[2]. Les deux projets ont débuté au milieu des années 90, sur la chaîne NTV, alors contrôlée par Goussinski. Lorsque la société Gazprom s'est emparée de NTV, Itogo a déménagé sur TV6 et beaucoup de journalistes ont démissionné. Chenderovitch, le premier scénariste des Guignols russes, a quitté son poste en avril 2001. Koukly dont l'idée et les droits d'auteur appartiennent au producteur Vassily Grigoriev, sont eux restés sur NTV.

La structure des Koukly est bien différente de celle des Guignols, souligne Victor Chenderovitch. "Chez nous, ce n'est pas une succession d'épisodes mais une présentation achevée de douze minutes, une pièce de télé", explique-t-il. Des allusions à l'histoire et à la littérature russes sont fréquentes: "Nous sommes tous de l'Union soviétique. Dix ans d'école obligatoire pour tous nous permettent de jouer sur le programme scolaire. Tout le monde a lu Tourgueniev". Les sujets littéraires sont utilisés comme des supports qui facilitent la tâche du scénariste: "Il ne reste qu'à distribuer précisément les rôles entre marionnettes, puis la métaphore travaille toute seule".

L'humour et la puissance des Koukly

Ainsi Koukly ont pastiché Hamlet en janvier 1995, au plus fort de la première guerre tchétchène. Hamlet-Eltsine prononçait son monologue célèbre, "Etre ou ne pas être" -cherchant à décider s'il voulait être le tsar russe ou bien le président d'un pays démocratique. Ophélie était représentée par la marionnette de Gaïdar[3], son frère Laèrte, devenu fou, par celle de Jirinovski[4]. Ziouganov[5] tenait l'emploi du Fantôme du communisme. "Nous avons trouvé un juste milieu", se félicite Chenderovitch. "Eltsine était tout d'un coup devenu prince, avec un crâne de mort dans une main et une épée dans l'autre. L'absurdité de cette situation amusait le public simple. Et ceux qui avaient lu Hamlet, prenaient plaisir à la métaphore".

L'absence d'événements était difficile pour les créateurs des Koukly: "On était heureux lors des changements politiques. Les sujets les plus forts sont nés grâce dans des situations difficiles, tragiques, voire dangereuses". Certains de ces sujets réussis ont même entraîné des poursuites judiciaires. En 1995, l'Etat, qui cherchait à renouer avec la propagande populiste, a élevé les retraites jusqu'à la somme dérisoire de 13 dollars par mois. L'équipe de Koukly a réagi dans un sketch intitulé Les Bas-Fonds[6] dans lequel Eltsine déguisé en mendiant, se promenait dans un wagon métro avec Korjakov[7] dans ses bras, en disant: "On n'est pas d'ici…".

Alexeï Ilyuchenko, à l'époque le procureur général, a engagé un procès au pénal qui n'a cependant pas abouti. Plus récemment, la marionnette de Poutine a, à son tour, failli devenir l'objet d'un litige. Plusieurs juristes pétersbourgeois ont lancé un appel pour "protéger l'honneur et la dignité du futur président" (Vladimir Poutine n'était encore que président par intérim). Ils ont publié une lettre ouverte où ils affirmaient que Poutine était "représenté d'une façon inadmissible". "Au fond, ces gens cherchaient à faire carrière", résume Chenderovitch.

Les hommes politiques "plus ou moins intelligents" doivent accepter la critique. Selon Chenderovitch, la transparence de leur vie est le prix qu'ils doivent payer pour les énormes biens matériels que le pouvoir leur donne. Par ailleurs, avoir sa marionnette est un gage de notoriété. Comme en France, par exemple, l'émission des Koukly est aussi un indice d'influence politique: les plus actifs et les plus populaires y apparaissent le plus souvent. Si l'un d'eux se voit relégué au second plan politiquement, sa marionnette va attendre son tour dans le coffre. Certains acteurs de la scène politique russe sont prêts à payer des sommes astronomiques, pour que leur marionnette apparaisse dans l'émission. "On nous a proposé un million de dollars de la part de Bryntsalov[8]. Je ne crois pas que c'était une blague", raconte Chenderovitch.

Il avoue aimer ses personnages. "Mais il faut faire la différence entre le politique préféré et la marionnette préférée", insiste-t-il. "Un homme politique doit être décent, compétent et instruit, autant que possible. Un guignol, au contraire, doit être vulgaire, ignorant, incapable de s'exprimer, stupide, brutal. Il n'y a rien de plus dégoûtant que Jirinovski et rien de plus admirable que sa marionnette. A la fin des années 90, Boris Eltsine était un grand problème pour la Russie. Mais la marionnette de Eltsine est un personnage éclatant".

Itogo, parodie absurde de journal télévisé

En avril 1994, Victor Chenderovitch a engagé un autre projet télévisuel, Itogo. Cette émission hebdomadaire n'est pas une satire du monde politique comme les Koukly mais plutôt un tribunal des injustices. Elle offre une analyse ironique des actualités russes et internationales, des propos des hommes politiques, des faits de la vie courante. Son présentateur, Chenderovitch, est assisté par ses amis, le poète-pravdoroub[9] Igor Irteniev et le médécin-mozgoved[10] Andreï Biljo. Itogo parodie un journal télévisé, en reprenant les rubriques traditionnelles. La presse de l'avenir imagine le retentissement que les dernières actualités pourraient avoir dans les journaux dix ans plus tard, en imitant les titres, la thématique et le style des périodiques russes.

Le reportage spécifique raconte un événement inventé, joué par des comédiens professionnels, mais qui est invraisemblable. "Itogo donne une vision des actualités propre non pas à un parti politique ou à un groupe bancaire, mais à une personne normale, cultivée, qui respecte au moins trois commandements: tu ne tueras pas, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage", telle est la profession de foi de Chenderovitch. Itogo est conçue comme une émission des "petites gens": "Si un fonctionnaire détourne les fonds publics et raconte des mensonges, c'est moi qui en souffre.

Parce que c'est mon argent qu'il a volé et c'est moi qu'il a trompé. Les détails m'intéressent peu". Cette émission est devenue très populaire: "On est suivis par des partisans de Iabloko[11] comme par des communistes décervelés".

Un patriote de l'humour

Pour Chenderovitch, le comique est fondé sur un paradoxe qui se passe souvent de commentaire. Il suffit de rendre ce paradoxe évident, et le rire devient une réaction à la vérité: "Soudain le spectateur s'aperçoit de ce qu'il ne voyait pas -d'un mensonge, d'un désaccord entre les ambitions et la réalité. Un politique éminent se révèle mesquin, escroc". L'humour, comme le tragique, est dissout dans la vie. "Tout peut être objet d'humour"

Fondamentalement "cosmopolite", Chenderovitch se prétend pourtant "patriote cocardier" en ce qui concerne l'humour: "beaucoup d'humoristes étrangers contemporains me font pitié. C'est impossible d'expliquer pourquoi les oeuvres de Gogol font à la fois rire et pleurer. Il faut naître ici pour le comprendre". L'humour russe joint le comique au tragique, estime Victor. Ce type d'humour n'est pas destiné qu'à l'amusement, il doit pousser vers la réflexion: "Benny Hill ne s'est pas acclimaté sur notre territoire.

Par contre Chaplin, Buster Keaton - c'est un humour de sens". Dans la société russe, l'humour joue un rôle exceptionnel: "Chez nous, l'art et surtout la littérature s'étaient depuis toujours substitués à la loi. Arkadi Raïkin était à la place de la Cour suprême, du parquet, de la police. Des innocents condamnés, des gens expulsés de leur domicile lui envoyaient des lettres. Imaginez donc un Anglais se plaindre à Mr Bean!" Avant la perestroïka, l'humour était la seule façon de résister au pouvoir omniprésent: "L'Etat soviétique tenait sous contrôle même la vie intime des citoyens -on ne pouvait même pas avoir une maîtresse. Mais la liberté a percé à travers l'anecdote".

Le comique est une arme absolue qui doit être utilisée contre les politiques malhonnêtes: "Pourquoi Jirinovski s'enrage-t-il? Il a corrompu et intimidé tout le monde, on ne peut pas l'incarcérer bien qu'il soit un criminel, il y a pourtant des preuves. Si je dis qu'il est voleur, on m'accusera de diffamation, je payerai une amende et m'excuserai devant lui. Mais si je le montre tel qu'il est, dans tous ses respects et avec un commentaire, il sera traîné dans la merde, tout le monde le montrera du doigt et il ne pourra rien faire contre ça". Néanmoins Chenderovitch n'en veut pas aux élus du peuple: "C'est nous qui avons voté pour eux. Je m'intéresse aux cerveaux des gens ordinaires persuadés que Vladimir Vladimirovitch Poutine doit devenir leur président, à ce qu'ils pensent de la vie, de la loi, des valeurs bibliques...C'est à eux que j'adresse mes messages. Peut-être, la fois prochaine, réfléchiront-ils avant de cocher la case dans le bulletin".

 

[1] Marionnettes.
[2] Bilan, au total.
[3] Yegor Gaïdar, un des "jeunes réformateurs" et ancien premier-ministre russe tombé en défaveur et remplacé par Victor Tchernomyrdine.
[4] Vladimir Jirinovski, homme politique, député de la Douma et leader du parti LDPR, connu par ses propos extravagants et souvent xénophobes.
[5] Guennadi Ziouganov, leader du Parti communiste de la Fédération de Russie, député de la Douma.
[6] Un drame de Maxime Gorki où l'auteur décrit la vie misérable des vagabonds
[7] A. Kojakov:ancien chef de la sécurité du Président Eltsine. Il est licencié en 1996 après la réélection de ce dernier. Il a publié ses Mémoires en 1997, "Boris Eltsine, de l'aube au coucher".
[8] V. Byrtsalov, homme d'affaire russe, directeur de la société pharmaceutique "Fereïn", député de la Douma depuis 1995, il s'est porté candidat à la présidentielle de 1996 et n'a obtenu que 0.2% des voix.
[9] Qui dit ses quatre vérités.
[10] Spécialiste des cerveaux.
[11] Parti politique russe de tendance libérale dirigé par Grigori Iavlinsski

Par Olia SINKOVA