La perception tchèque de la Shoah dans l’après-communisme

Depuis quelques années, au printemps, Juifs et non-juifs se rassemblent sur la place de la Paix à Prague et lisent les noms des personnes assassinées par les nazis pour commémorer la Shoah sous le Protectorat de Bohême-Moravie (1939-1945). Cette journée, appelée Yom-ha-Shoah, a pour objectif de rappeler le judéocide, mais aussi, de façon plus universaliste, de lutter contre l’indifférence à l’égard des minorités dans la société tchèque actuelle. 


Jour de Yom HaShoah sur la place de la Paix à Prague Cet événement est principalement soutenu par l’Institut de l’Initiative de Terezín et la Fondation des victimes de l’Holocauste. La mémoire de la Shoah a largement pénétré l’espace public tchèque, dans lequel on porte un vif intérêt à l’histoire de la Catastrophe juive mais aussi à la communauté juive d’avant-guerre. Le 21 mai 2011, à Vyšehrad, a par exemple été inaugurée une exposition sur 669 enfants juifs tchèques sauvés par Nicolas Winton[1], auquel le président Václav Havel attribua en 1998 l’ordre de Tomáš Garrigue Masaryk. Si l’histoire du judéocide est très présente, c’est qu’elle s’appuie sur un travail de mémoire initié bien avant 1989.

Le mythe de l’oubli du génocide juif sous le communisme

Après 1945, la Tchécoslovaquie a rapidement entamé un processus de dénazification. D’innombrables ouvrages scientifiques ou de souvenirs ont alors été publiés, des œuvres cinématographiques réalisées… Lors des périodes de libéralisation culturelle, à la fin des années 1950 et au cours des années 1960 en particulier, la mémoire de la Shoah a plus facilement encore pénétré le champ public.

La période communiste est toutefois problématique et contradictoire. L’historiographie officielle a été travestie par l’idéologie marxiste-léniniste et l’histoire de la Shoah noyée par un discours antifasciste redondant visant les pays capitalistes. L’idéologie antisioniste s’est affirmée dans la première moitié des années 1950 avec le procès Slánský[2], qui comportait des traits indéniablement antisémites. Au fil du conflit israélo-arabe, avec la guerre des Six-Jours en 1967 et celle du Kippour en 1973, les discours officiels ont tenté de dénier toute singularité à la Shoah.

Mais cette ligne idéologique est brisée lors de la Révolution de velours. Les historiens de l’Institut d’histoire contemporaine (ÚSD) de Prague publient, en 1991, un recueil d’études intitulé Le destin des Juifs sous le Protectorat 1939-1945. Ils constatent que l’approche historique sur la condition des Juifs est désormais libre, ce qui leur permet, ainsi qu’à leurs collègues étrangers travaillant sur la Shoah en Bohême, de réaliser des avancées considérables.

Ces travaux montrent que l’antisionisme a été une des composantes malfaisantes du discours officiel sous la « normalisation » (1969-1989). C’est au cours de cette période que des romans désignent Dubček et son communisme à visage humain comme une tentative issue d’un «complot international juif». Lorsque la Charte 77 est créée pour défendre les principes démocratiques fondamentaux bafoués par le régime, la propagande officielle s’en donne à cœur joie pour traiter les «chartistes» de « Juifs cabalistes » ! Dans ce contexte, une histoire objective des Juifs des Pays tchèques et de la Shoah s’avérait difficile.

Recherches scientifiques après la Révolution de velours

En 1991, lors de la commémoration du 50e anniversaire de la fondation du ghetto de Terezín[3], une conférence internationale est organisée sur «Le rôle de Terezín dans l’histoire de la Solution finale de la question juive». Plus de 75 historiens tchécoslovaques et étrangers y assistent afin de réintégrer pleinement les études sur le ghetto-camp de Terezín dans le cadre de l’histoire tchèque. Depuis, on constate une véritable explosion de travaux historiques consacrés au Protectorat de Bohême-Moravie et à la condition des Juifs sous l’Occupation. Cependant, une des grandes faiblesses de l’historiographie de Terezín consiste alors dans l’isolement des historiens tchèques, coupés de leurs collègues occidentaux. Depuis, en vingt ans, cette lacune a été comblée par des échanges incessants.

L’Association de Terezín, fondée en 1990, a largement contribué à cette amélioration. La création de l’institut de l’Initiative de Terezín en est le fruit. Il joue un rôle considérable dans la transmission de la mémoire de Terezín au sein de la société tchèque. Sa deuxième fonction est d’établir et de maintenir une étroite collaboration avec les centres de recherche à l’étranger (notamment avec les pays qui ont un lien direct avec l’histoire de Terezín, à savoir l’Allemagne, l’Autriche, les Pays-Bas et le Danemark).

En 2009, un colloque sur la question des restitutions s’est tenu en République tchèque. Des questions longtemps occultées sur l’implication des Tchèques dans le processus d’aryanisation et le destin des biens juifs y ont été abordées.

En outre, l’Institut de l’Initiative de Terezín édite en allemand depuis 1994 la revue annuelle Theresienstädter Studien und Dokumente, publiée en tchèque depuis 1996 et qui occupe une place importante. Elle permet aux chercheurs tchèques et étrangers de participer à la publication de leurs travaux sur Terezín et, plus largement, sur le Protectorat de Bohême-Moravie.

Un considérable «travail de mémoire»

La collecte des noms des victimes de la Shoah sous le Protectorat est aujourd’hui informatisée, complétée et élargie. Elle comportait en 2001 des informations portant sur plus de 165 000 personnes. Le Terezín Memorial Book, publié en tchèque par Miroslav Kárný (et préfacé par Serge Klarsfeld), rassemble les noms de Juifs tchèques assassinés – l’écrasante majorité d’entre eux est passée par Terezín. D’autres publications sont parues, collectant les noms des déportés en provenance d’Allemagne et d’Autriche. Par ailleurs, de nombreux journaux intimes de victimes ou de rescapés de la Shoah ont été collectés et publiés au cours des dernières années.

Cet important travail de mémoire, utile aux historiens, l’est aussi aux rescapés, auxquels il permet de faire leur deuil dans la dignité. Comme l’a évoqué G.Bensoussan, « l’effacement des preuves est l'obsession des assassins, comme l’oubli est le souci obsédant des mourants »[4].

L’historiographie de la Shoah

Cependant, des lacunes subsistent dans l’historiographie de Terezín, les chercheurs n’ayant pas, notamment, accordé suffisamment d’attention aux aspects de la vie quotidienne des prisonniers qui y ont été internés. Tous les journaux intimes des internés n’ont pas encore été méthodiquement collationnés et les chercheurs regrettent fréquemment l’absence d’une grande monographie récente sur Terezín. Celle réalisée par H. G. Adler[5] n’a été traduite en tchèque qu’en 2007, alors que sa première publication en allemand date de 1955.

Même si la production historiographique sur Terezín a gagné en qualité (comme en quantité) au cours des vingt dernières années – ce qui en fait l’une des plus riches de la production européenne et mondiale consacrée à la Shoah –, elle n’est pas exempte de défauts : on lui reproche fréquemment un certain fétichisme de l’archive, une histoire trop factuelle et une absence de réflexion synthétique sur l’enseignement ou la mémoire de la Shoah, telle qu’on peut la lire chez des historiens français comme Georges Bensoussan ou Annette Wieviorka par exemple. Toutefois, la confrontation actuelle avec les ouvrages des historiens occidentaux invite les historiens tchèques à faire émerger de nouvelles réflexions méthodologiques, ouvrant un avenir très prometteur.

Des transpositions artificielles hasardeuses

Dans un compte rendu publié dans Britské listy en septembre 2010 sous le titre « La République tchèque a-t-elle su s’acquitter de ses souvenirs de la Seconde Guerre mondiale ? », l’historienne française Muriel Blaive a estimé que ce pays aurait besoin d’un historien capable de secouer les consciences et de susciter des controverses, comme Jan T. Gross a pu le faire pour la Pologne ou Robert Paxton pour la France. Affirmation peut-être hasardeuse, compte tenu de la différence des situations de ces pays durant la guerre.

De telles transpositions peuvent même alimenter de nouvelles formes de judéophobie. Ainsi, à Prague en 2006, Pavel Barša rédigea une introduction au pamphlet haineux de Norman Finkelstein L’industrie de l’holocauste, qui qualifie la singularité de la Shoah de « mystification » servant à « justifier la politique de l’Etat hébreu à l’égard des Palestiniens ». L’ouvrage de Finkelstein stigmatise les organisations juives américaines, accusées de pratiquer un « racket » en « terrorisant » les banques et le gouvernement suisses. Le politologue Pavel Barša avait connaissance des débats suscités à l’étranger par ce pamphlet. Le fait de l’introduire sur la scène tchèque alimenta un antisionisme aussi bien dans le discours de l’extrême gauche que de l’extrême droite et amena une partie de la communauté juive tchèque à y déceler certaines concordances avec l’antisionisme de la période communiste[6]. On peut se demander si cette transposition délibérée de la critique des organisations juives américaines ne s’attaque pas implicitement aux organisations juives en République tchèque. Dans le pays, des ouvrages sur la Shoah et leur médiatisation ont pu faire l’objet, comme ailleurs, de très vifs débats.

L’intérêt des Tchèques pour l’histoire et le destin des Juifs

La population tchèque manifeste volontiers de l’engouement pour l’histoire des Juifs du pays. Comment expliquer, par exemple, le grand succès cinématographique des Transports oubliés de Lukaš Přibyl qui relatent les déportations et le destin des Juifs tchécoslovaques ailleurs que dans le ghetto-camp de Terezín ? Des colloques et publications consacrés aux résistants juifs ont également suscité un vif intérêt médiatique. Ces dernières années, la société tchèque semble avoir élevé la mémoire de l’extermination des Juifs à la hauteur de ce que l’Occident a institutionnalisé.

D’où le développement de projets comme celui du Musée juif de Prague, «Les voisins disparus», qui invite les jeunes entre 12 et 18 ans à rechercher les voisins qui, dans les plus proches alentours, ont disparu durant la Seconde Guerre mondiale. Ce projet est appuyé par les plus hautes institutions du pays. Au-delà du rassemblement de documents précieux et par la connaissance des heures les plus sombres de l’histoire des Juifs, ce projet permet une transmission à caractère éducatif sur la banalité du mal passé ou présent[7]. D’autres projets en découlent, comme les Stolpersteine [pierre d’achoppement en français ; pierre sur laquelle on trébuche littéralement en allemand, ndlr] : ces pierres ancrées dans les rues de Prague devant les immeubles d’où les habitants juifs furent déportés ont pris en tchèque le nom «Pierres des disparus».

En 2008, lors de la commémoration du pogrom de novembre (« Kristallnacht »), un groupe d’extrême droite tenta de traverser le quartier juif. Face à cette provocation, un très grand nombre de non-Juifs témoignèrent leur solidarité à la communauté en barrant la route aux extrémistes antisémites. Cet événement révèle une conscience très forte que les Tchèques ont du lien inextricable qui les unit à la culture juive et montre, entre autres, que l’histoire de la coexistence entre Juifs et non-Juifs dans les Pays tchèques se révèle peu conflictuelle, voire moins que dans les pays voisins (Autriche, Hongrie, Pologne ou Slovaquie). De l’après-guerre jusqu’à nos jours, même si l’idéologie pendant le régime communiste s’est montrée très hostile à l’histoire de la Shoah, la mémoire de l’extermination reste ancrée dans la conscience collective des Tchèques. Peut-être est-ce même l’une des spécificités majeures des Pays tchèques dans cette Europe du Centre-Est.

Notes :
[1] Nicolas Winton, citoyen britannique, parvint lors de son séjour en Bohême à organiser brillamment le sauvetage de 669 enfants, surtout juifs, avant que n’éclate la guerre. Ces enfants ont été envoyés en Grande-Bretagne et ont survécu à la Shoah, contrairement à leurs proches restés dans les Pays tchèques. Nicolas Winton, longtemps oublié, est aujourd’hui l’un des «Justes parmi les Nations» les plus connus au monde.
[2] Rudolf Slánský est le premier secrétaire du PCT, jusqu’à son arrestation en novembre 1951. En novembre 1952, après un grand procès très médiatisé, il est condamné à mort avec 10 autres personnes. L’appartenance juive des accusés fut rappelée à tout moment.
[3] La ville de Terezín (ou Theresienstadt) est aménagée, dès novembre 1941, dans le but d’y concentrer tous les Juifs du Protectorat de Bohême-Moravie, puis ceux du « Reich ». Ancienne forteresse construite au XVIIIe siècle, elle servit aux nazis dans la « Solution finale ». Des dizaines de milliers de personnes y périrent, mais ce fut surtout un ghetto-camp de transit vers les camps de la mort à l’Est. Pour la mémoire de ce lieu sous le communisme, voir http://www.fondationshoah.org/FMS/IMG/pdf/14-_Thomas_Hejda.pdf.
[4] Georges Bensoussan, Auschwitz en héritage ? D’un bon usage de la mémoire, Mille et une Nuits, 2003.
[5] H. G. Adler est né en 1910 à Prague, où il a fait des études de sciences, de musique et de littérature. En 1942, il est interné avec ses proches à Terezín. Rescapé d’Auschwitz, il travaille pour le Musée juif de Prague entre 1945 et 1947, avant de fuir le communisme en s’exilant à Londres. Il rédige une œuvre considérable en trois tomes sur Terezín, dans laquelle il cerne les aspects historiques, sociologiques et psychologiques du ghetto-camp.
[6] Viktor CHÁB, « Sur le nouvel antisémitisme», in Roš CHODEŠ, Le bulletin juif des communautés religieuses juives des Pays tchèques et de la Slovaquie, 7/2006, p. 15.
[7] Sur le projet des « Voisins disparus », voir le site http://www.zmizeli-sousede.cz.

* Thomas HEJDA est doctorant à Paris 1 – Panthéon – Sorbonne, il consacre sa thèse à « La perception tchèque de la Shoah ».

Photographie : Jour de Yom HaShoah sur la place de la Paix à Prague (© Thomas Hejda, 2007)

 

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