Une grande partie des Roumains a du mal à accepter encore que l’État roumain ait exterminé entre 280 000 et 380 000 citoyens roumains pour la simple raison qu'ils étaient Juifs. La Shoah a été officiellement reconnue en 2004 à la suite d’un énorme scandale international déclenché par les déclarations négationnistes du gouvernement d’Adrian Năstase et du président de l’époque Ion Iliescu, anciens dirigeants communistes. Cet article revient sur le contexte de cette reconnaissance et sur ses conséquences encore limitées.
Le présent qui tue le passé
La reconnaissance de la Shoah a été presque impossible dans les années qui ont suivi le coup d’État, ou la Révolution, de décembre 1989, du fait notamment du respect porté dans les années 1990 au maréchal Antonescu. Allié d'Hitler, ce Premier ministre de la Roumanie entre 1940 et 1944 a fait l’objet d’un culte quasiment officiel. Le parlement roumain a ainsi observé une minute de silence à la mémoire du maréchal Antonescu lors d’une séance solennelle, en 1991. Les initiatives menées pour réhabiliter sa mémoire se sont amplifiées pour le laver de son statut de criminel de guerre, pourtant établi par le Tribunal du Peuple de Bucarest le 17 mai 1947. Des politiques, des historiens, des mouvements nationalistes d’extrême droite de même qu’une littérature de propagande fort dynamique qui prône la «redécouverte de la vérité sur le passé», ont diffusé leurs idées antisémites pendant toute la période qui a suivi. Des personnalités politiques comme Corneliu Vadim Tudor, Ion Coja, Petre Turlea et Paul Goma ont ainsi compté parmi les promoteurs de ces courants qui niaient la responsabilité de l’État roumain dans la Shoah commise à Iasi ou en Transnistrie (où se trouvaient les camps d’extermination et qui était à l’époque intégrée la Roumanie).
Parmi les causes du négationnisme roumain, Michael Shafir[1] explique comment la machine de propagande soviétique a à la fois «internationalisé» et «nationalisé» la Shoah sans pour autant jamais prononcer le mot «juif». M.Shafir parle d’une «banalisation de la Shoah qui rend le travail des négationnistes plus facile» dans toute l’Europe postcommuniste. Il se réfère à la première plaque commémorative installée à Auschwitz, en 1947, qui ne mentionne pas les Juifs comme victimes.
Dans les années 1990, cet héritage lié au fort déclin économique, à la corruption politique, à l’ignorance, aux changements radicaux dans la société roumaine et aux nombreuses années de propagande communiste a contribué à ce que les comportements antisémites se multiplient à l’époque postcommuniste.
«Pas de trace de Shoah en Roumanie»
Telle est l’idée communément partagée en 2003, année charnière dans l’expression d’un certain antisémitisme. À un point tel que l’historien Radu Ioanid, directeur du Mémorial de la Shoah de Washington, estime, dans un article sur la question, que «l’année 2003, en Roumanie, est similaire à l’année 1932 en Allemagne»[2].
Le 12 juin 2003, le gouvernement d'Adrian Năstase annonçait la signature d’un accord d’échange entre le Mémorial de la Shoah de Washington et les Archives nationales de Roumanie. Dans son communiqué de presse, le gouvernement roumain déclarait: «Les discussions concernant ce sujet ont finalement montré la position du gouvernement de Roumanie: il encourage les recherches liées au phénomène de la Shoah en Europe –y compris sur les documents similaires qui se trouvent dans les archives roumaines– mais il souligne fortement le fait qu'à l’intérieur des frontières de la Roumanie des années 1940, il n’y a pas eu de Shoah».[3]
La négation de la Shoah par le pouvoir, représenté par le Premier ministre Adrian Năstase et le Président Ion Iliescu, a choqué le monde entier. Le Premier ministre et le Président -anciens membres de la nomenklatura de Ceausescu, selon les archives dépouillées quelques années plus tard-, étaient-ils intimement convaincus de la «vérité» énoncée par la propagande soviétique ou jouaient-ils la carte du populisme pour séduire leur électorat? L’ambassadeur des États-Unis à Bucarest de l’époque, M. Michael Guest, a immédiatement et ouvertement critiqué, le 12 juin même, le gouvernement roumain. Israël a rappelé son ambassadeur de Bucarest, les organisations, à savoir la Ligue Anti-Diffamation des États-Unis, le Centre Simon Wiesenthal et le musée Yad Vashem ont eux aussi officiellement protesté. Le gouvernement roumain a tenté de modifier sa position en faisant des efforts diplomatiques gigantesques pour minimiser l’acte de négationnisme, le réduisant à un simple «incident». Un mois plus tard, le 25 juillet 2003, le président Iliescu affirmait: «La Shoah n’a pas concerné les seuls les Juifs. Beaucoup d'autres ont été tués de la même manière, même des Polonais. En Roumanie, sous les nazis, les Juifs et les communistes ont été traités de manière identique».[4]
«Commission Wiesel»: plus de 280 000 juifs ont été exterminés par l’État roumain
Parmi les rares ONG indépendantes et apolitiques qui s’occupent des questions liées à la Shoah et à l’antisémitisme, le Centre de surveillance et de lutte contre l’antisémitisme en Roumanie (MCA) a été en fondé en 2003 par Marco Maximilian Katz, Juif roumain dans la mémoire de son grand-père, Marco Katz, qui a survécu au pogrom de Bucarest en janvier 1941 et de son oncle, Isidor Katz, tué dans les même jours. Le MCA s’est donné pour mission de dénoncer l’antisémitisme public (discours officiels, universitaires, veille Internet, etc.) et de promouvoir l’avancée de la recherche sur l’histoire de la Shoah en Roumanie, en collaboration avec le Centre Wiesel. En juin 2003, le MCA a dénoncé les déclarations du gouvernement.
Une commission d’étude de la Shoah, dite «Commission Wiesel», a alors été mise en place en octobre 2003 pour permettre l’étude de l’histoire de la Shoah par le président Ion Iliescu et le lauréat du Prix Nobel de la paix et rescapé de la Shoah, Elie Wiesel, qui a accepté de la présider. Ce dernier, né en Roumanie, a déclaré à cette occasion: «Tout cela doit être très difficile pour un pays comme la Roumanie, qui se reconstruit après un demi-siècle de totalitarisme, alors que les crimes du régime nazi et les crimes du régime communiste ont été consciencieusement cachés et niés en permanence»[5]. Les conditions garantissent l’objectivité des recherches: accès total aux archives, participation des meilleurs historiens juifs et roumains, aucune ingérence politique. Le gouvernement roumain avait le devoir d’accepter les résultats des recherches, les recommandations et les conclusions de cette commission indépendante.
Le rapport de la Commission Wiesel a ainsi enfin pu mettre la vérité en lumière et les autorités, qui auparavant niaient la Shoah, ont officiellement reconnu les évidences historiques. Une partie des recommandations de la Commission Wiesel a été respectée, dont l’intégration d’heures d’histoire sur la Shoah dans l’enseignement scolaire et la création de l’Institut National pour l’Étude de la Shoah, nommé «Elie Wiesel». D’autres recommandations ont été mises en place par les gouvernements suivants. Parmi elles, le Mémorial des victimes de la Shoah, proposé par le MCA Roumanie, est inauguré six années plus tard, en octobre 2009.
Origine et persistance du négationnisme roumain
Entre 1944 et 1989, la Roumanie a été un pays satellite de l’Union soviétique. De 1965 à 1989, le dictateur Nicolae Ceausescu a littéralement régné en Roumanie. Après 1989, la dénonciation des crimes du régime communiste a pris le pas dans la mémoire collective sur celle des massacres commis par le régime du maréchal Antonescu. Ces deux périodes totalitaires ont abouti à une forme de «martyrologie compétitive Shoah-Goulag», selon le concept de M. Shafir, à l’issue de laquelle le régime dictatorial du maréchal Ion Antonescu a bénéficié d’une aura positive.
La loi 107 de 2006 sur le racisme et l’antisémitisme, qui punit la négation de la Shoah et les manifestations racistes, extrémistes et antisémites, n’est que rarement appliquée; toutefois cette loi est souvent invoquée comme étant l’expression de la volonté politique de combattre l’antisémitisme. Ion Coja, professeur universitaire, est aujourd'hui le principal négationniste en action en Roumanie. Chaque semaine, son site Internet, véritable référence pour les publications négationnistes, publie librement ses articles sulfureux qui nient la Shoah roumaine, et «dénoncent» le «complot juif» dont la «Roumanie est victime». En dépit d’une plainte déposée contre lui par la Fédération des communautés juives de Roumanie en 2007 (porte-parole des quelques 4000 Juifs qui vivent actuellement dispersés en Roumanie), ce professeur n’est pas inquiété. Autre exemple: la revue «Romania Mare», organe officiel du parti du même nom, dont le président Corneliu Vadim Tudor est député européen, continue de tenir des propos antisémites. En 2007, au parlement roumain, Vadim a vitupéré les Juifs, les Américains, la Shoah et son discours a été salué par les applaudissements des parlementaires présents, selon la transcription officielle. La presse de Corneliu Vadim Tudor ridiculise et traite de falsificateurs de l’histoire les rescapés juifs, tel Iancu Tucarman, survivant du «Train de la mort à Iasi». Paul Goma, écrivain roumain résidant en France, nie constamment la Shoah sur son site Internet, mais aussi dans ses livres. Le 23 juin 2011, l’historien Gheorghe Buzatu a publié une deuxième édition de son ouvrage négationniste qui minimise la responsabilité du gouvernement Antonescu dans la Shoah et même falsifie cette période sombre de l’histoire roumaine.
L’incapacité des autorités roumaines à faire respecter la loi a été largement démontrée par le cas «Mazãre». En novembre 2009, le maire de Constanta, Radu Mazãre, influent membre du Parti social démocrate, a défilé dans un spectacle de mode en uniforme d’officier nazi dont il affichait avec fierté la svastika, suivi par son fils mineur, lui aussi habillé en uniforme nazi. Deux années plus tard, et ce malgré les évidences, les procureurs ont annoncé en mai 2011 que le maire n’avait pas enfreint la loi qui interdit pourtant l’affichage des symboles nazis. L’antisémitisme n’est toujours pas considéré comme un crime ni comme une provocation, les négationnistes se savent tolérés et se sentent même soutenus dans leur position.
L’ignorance des Roumains et de leurs représentants sur la période fasciste de leur pays, la poursuite des affirmations négationnistes dans l’espace public sans aucune sanction, la tolérance et la cécité des hommes de loi et des politiciens montrent que la reconnaissance officielle de la Shoah par les autorités roumaines n’était qu’une façade politicienne en direction de la communauté internationale. Il reste beaucoup de travail pédagogique, législatif et politique à faire pour que les Roumains acceptent le reflet de leur histoire dans le «miroir du passé», se réconcilient avec eux-mêmes et poursuivent la construction de leur démocratie sur des valeurs d’humanisme, de tolérance et de retour sur soi en harmonie qui ont présidé à la fondation du projet européen.
Notes:
[1] Michael Shafir, «Between Denial and Comparative Trivialization, Holocaust Negationism in Post-Communist East Central Europe», Vidal Center APSA, 2002.
[2] «Romania se afla in situatia Germaniei din 1932», Ziua, novembre 2003.
[3] Communiqué de presse du gouvernement roumain, 12 mai 2003.
[4] «Romania faces up to its Holocaust past», Revue VIVID, novembre 2004.
[5] «Romania se afla in situatia Germaniei din 1932»,Ziua, novembre 2003.
Photographie : Adrian Năstase et Ion Iliescu (ec.europa.eu - 2003)
* Marius DRĂGHICI est octorant en Science Politique, Université Bordeaux 4 Montesquieu, Centre de Politiques Montesquieu; directeur des Relations Internationales au Centre de surveillance et de lutte contre l’antisémitisme (MCA Roumanie, www.antisemitism.ro).
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