Le tourisme des racines au Bélarus

Depuis l’éclatement de l'URSS, les visites au Bélarus de citoyens israéliens et américains, descendants de Juifs émigrés à la fin du 19e et dans la première moitié du 20e siècles, se multiplient. Ces touristes en quête de leur passé familial sont accueillis par une communauté juive locale démographiquement et économiquement fragile, pour laquelle les enjeux de ce tourisme mémoriel sont tout autres. 


Mémoriaux aux Juifs allemands et autrichiens déportés à Minsk, site du ghetto de MinskLa médiocrité des relations diplomatiques qu’entretiennent actuellement l’Etat d’Israël et le Bélarus reflètent bien mal l’importance et l’ancienneté des liens qui unissent les communautés juives à cette région.

Des liens anciens

Présentes dès le 8e siècle sur le territoire de la future Biélorussie, les populations juives furent en effet étroitement impliquées dans la vie culturelle, économique et politique des confins occidentaux de l’empire russe, au point que le yiddish devint l’une des quatre langues officielles de l’éphémère République populaire de Biélorussie, à sa création en 1918.

Dès la seconde moitié du 19e siècle, les Juifs de Biélorussie fuyant les pogroms et les conflits armés alimentèrent l’émigration européenne vers les États-Unis et la Palestine. A cette première vague d’émigration vinrent ensuite s’ajouter les deux grandes vagues de départ qui marquèrent la fin du 20e siècle: plus de 150.000 Juifs d’origine soviétique partirent en effet pour Israël au début des années 1970, suivis au début des années 1990 par un afflux massif de migrants fuyant les conséquences de la désintégration économique et sociale de l’URSS. Ainsi, sur un total de 112.000 Juifs habitant alors le Bélarus, plus de 49.000 d’entre eux choisirent de partir pour Israël après 1989. Il est donc compréhensible que de nombreux hommes politiques originaires de Biélorussie, tels Chaïm Weizmann (le premier Président israélien, né à Motol), Menahem Begin (Premier ministre et Prix Nobel de la Paix, originaire de Brest-Litovsk) ou encore Shimon Peres (né à Wiśniew, ville alors polonaise), aient marqué l’histoire contemporaine israélienne.

Un nouveau tourisme, le tourisme des racines

C’est en regard de ce contexte historique très spécifique que l’on assiste, depuis une dizaine d’années, au développement d’un tourisme des racines qui voit des centaines de Juifs vivant désormais en Israël, aux États-Unis ou en Europe, venir visiter le pays de leurs aïeux. Ce tourisme est essentiellement estival (concentré entre les mois d’avril et d’octobre) et concerne principalement des individus, des familles réunissant parfois trois générations ou de petits groupes rassemblant parents, amis et connaissances. Il est à ce titre bien différent de l’important tourisme qui marque la renaissance de certains centres religieux juifs d’Europe centrale et orientale, comme Ouman en Ukraine, où se déroule chaque année un important pèlerinage réunissant plusieurs dizaines de milliers de jeunes Hassidim de Braslav pour la célébration de la mémoire de Rabbi Nahman, l’un des fondateurs du hassidisme.

Le tourisme juif des racines que l’on peut observer au Bélarus est en effet moins visible et plus diffus que le tourisme religieux hassidique. Ce tourisme mémoriel se concentre plus volontiers sur la ville de Minsk, à partir de laquelle sont organisées diverses excursions régionales dont la durée et les centres d’intérêt varient en fonction des demandes: architecture, culture, villages d’origine. Ainsi, plusieurs circuits types dénommés «Shtetl Tour» ou encore «Jewish Heritage Tour» alternant visites de lieux incontournables de la culture juive biélorusse et visites personnalisées de villages sont-ils proposés par les prestataires de services locaux. Comme l’illustre parfaitement le programme de cet «Ancestor Shtetl Tours» proposé par le Jewish Heritage Research Groupbasé à Minsk:

Jour 1:
Arrivée à l’aéroport international Minsk-2.
Transfert à l’hôtel avec un guide, enregistrement administratif.
En option: visite à Minsk des Archives historiques nationales, où sont conservés tous les documents concernant les communautés juives du Bélarus depuis 1795.

Jour 2: Minsk
Visite du Musée de l’histoire et de la culture juive du Bélarus; du quartier juif datant du 19e siècle; du lieu principal de la destruction des Juifs de Minsk, la Yama, où se situe le Mémorial de l’Holocauste; du centre communautaire juif; de la principale synagogue de la ville; du vieux cimetière juif et du Mémorial aux Juifs originaires d’Allemagne assassinés à Minsk; du Musée de la Seconde Guerre mondiale.

Jour 3: Minsk, Khatyn, camp de concentration Malyj Trostenets, Dudutki
Visite du complexe mémoriel «Khatyn» construit en mémoire des 2,2 millions d’habitants du Bélarus victimes de la Seconde Guerre mondiale.
Visite du camp de concentration de Malyj Trostenets où plus de 200.000 Juifs originaires du Bélarus et d’Europe de l’Ouest furent exterminés entre 1941 et 1944.
A Dudutki, visite d’un musée original montrant le Bélarus du 19e siècle (fabrication de pain frais, artisanat de poterie, distillerie de vodka locale).

Jours 4-6: Visite de Shtetl

Jour 7: Minsk - Stolbtsy - Mir - Nesvizh – Minsk
A Stolbtsy – visite de l’ancien cimetière juif datant de 1795, du Mémorial dédié aux 3.000 Juifs assassinés dans la ville en 1941-1942, rencontre avec les familles juives de la ville.
A Mir, visite de la Maison Radzivila datant du 17e siècle, du quartier juif comprenant une synagogue et une yeshiva, une bibliothèque; visite de l’ancien cimetière juif datant de 1731, du mémorial dédié aux 1.500 Juifs de la ville assassinés, de la tombe du dernier rabbin en exercice, du lieu d’exécution de plus de 700 Juifs.
A Nesvizh, visite du quartier juif, lieu de l’assassinat de 1.500 Juifs; du bâtiment qui abritait la synagogue, du musée historique local, du musée Radzivilov, célèbre marchand et entrepreneur du Moyen-Âge.

Jour 8: Minsk
A la demande des clients, acquisitions de souvenirs, rencontre avec des responsables de la communauté juive.
Départ

L’ampleur quantitative de ce tourisme des racines demeure difficile à évaluer en l’absence de chiffres officiels, mais elle trouve une traduction concrète dans la fréquence des liaisons aériennes entre Minsk et Tel-Aviv (trois fois plus importantes qu’entre Minsk et Paris). Cela alors que le Bélarus est loin de représenter une destination phare du tourisme international puisque, selon les données fournies par les Nations unies, moins d’une centaine de milliers de visiteurs s’y rendent chaque année[1]. Il n’est donc pas impossible que la croissance du tourisme à destination du Bélarus entre 2000 et 2008 (le nombre de touristes passant de 60.000 à 91.000) soit partiellement imputable au développement de ce tourisme mémoriel.

Mémoires généalogiques et identités collectives

Les ressorts de ce tourisme des racines sont semblables dans leurs grandes lignes aux enjeux du tourisme mémoriel documentés et analysés depuis plusieurs années par les sociologues et les anthropologues[2]: il s’agit pour ces touristes d’un genre un peu particulier de donner une consistance à une mémoire généalogique fragilisée par le temps et la distance. Car l’objectif principal de ces touristes est d’adosser enfin les noms entendus ou évoqués en famille à des images, des lieux ou des objets tangibles, et d’offrir ainsi un paysage tout autant qu’un véritable ancrage à une mémoire déterritorialisée.

Ces voyages ne ressemblent pas à ceux que proposent généralement les tour-operators. Ils sont de ceux dont les enjeux symboliques et identitaires demeurent essentiels: chaque lieu revêt un sens intime, chaque événement rapporté recèle un écho personnel. Pourtant, leur déroulement est souvent source de frustration, de déception et de malaise tant se révèle radical le décalage entre la mémoire orale des uns et la réalité des autres, et tant s’avère important le hiatus entre un passé souvent mythifié (resté dans les mémoires familiales sur la base de récits oraux) et un présent désenchanté: celui d’un État issu du démantèlement de l’URSS dont les paysages autant que les modes de vies restent extrêmement marqués par la période soviétique.

Bien plus, l’une des spécificités de ce tourisme mémoriel est d’être également, dans le cas du Bélarus, un tourisme de la destruction et de la mort. Ce tourisme des racines voit en effet se succéder visites de cimetières, de lieux d’exécutions ou d’assassinats, et alterner ghettos et camps de concentration. De cette façon, ce tourisme des racines relève aussi d’un «thanatotourisme» ou dark tourism analysé par les sociologues[3].

A ce titre, ce tourisme joue au Bélarus un rôle extrêmement complexe de stimulateur tout autant que de perturbateur de la mémoire collective en venant, à certains endroits, mettre à mal la ligne mémorielle officielle qui insiste sur les pertes humaines de la Seconde Guerre mondiale et glorifie le rôle des résistants communistes, sans véritablement souligner la spécificité antisémite de l’agenda nazi. Il n’est pas rare en effet que ces visiteurs singuliers qui fouillent dans le passé et cherchent leurs morts, en suscitant localement des évocations et des souvenirs, en sollicitant des informations supplémentaires, des détails historiques ou topographiques, éveillent chez leurs hôtes une mémoire historique complexe enfouie avec soin, et parfois mise en veille depuis des décennies. Diverses structures associatives telles que l’association Yahad in Unum que dirige le père Desbois, s’occupent à leur suite d’offrir un espace de collecte et d’enregistrement à ces témoignages revenus du néant[4].

Entre patrimoine culturel et survie matérielle

Pour les communautés juives locales qui reçoivent et accompagnent ces touristes dans leurs périples, les enjeux de ces visites sont plus complexes que ceux d’une simple solidarité communautaire. Pour les représentants de ces communautés locales, le fait d’avoir à agir en tant qu’interlocuteurs et intermédiaires auprès des autorités communales, régionales voire même nationales, leur offre tout d’abord l’occasion de se forger une légitimité dans un contexte d’ensemble où la lisibilité de la présence juive est désormais très ténue: la communauté est en effet démographiquement dix fois moins importante qu’avant-guerre, regroupant à peine 55.000 personnes sur une population totale de 10 millions d’habitants.

Par ailleurs, l’accueil de touristes dont les revenus et les moyens matériels sont sans commune mesure avec ceux des familles juives bélarussiennes, offre aussi une occasion inespérée d’engager et de faire financer des projets de sauvegarde de sites architecturaux ou patrimoniaux, dont l’intérêt et la valeur sont inestimables, et qui ont été laissés à l’abandon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Il en va ainsi par exemple de la restauration de la synagogue de Kobryn entamée en 2008[5]. A ce titre, ce tourisme mémoriel vient aussi assurer une part de la survie matérielle des communautés juives locales (en permettant de mettre en place des programmes culturels ciblant l’apprentissage de l’hébreu), mais aussi sociaux (tels que ceux visant à offrir une aide aux personnes âgées les plus démunies) ou encore religieux (pour offrir à ces communautés maintenues pendant des décennies dans un système laïque et antireligieux de bénéficier de la présence d’un rabbin). Ainsi, de façon étonnamment comparable, le passé des uns vient-il ancrer le présent et le futur des autres dans une sorte de jeu de miroirs à la dynamique complexe.

Notes :
[1] Chiffres pour 2005 et 2008, http://data.un.org/CountryProfile.aspx?crName=BELARUS.
[2] Voir à ce sujet le numéro que la revue Teoros a récemment consacré au tourisme des racines, http://teoros.revues.org/199.
[3] Voir, notamment, J.John Lennon & Malcolm Foley (eds), Dark Tourism, Continuum, 2000 et Richard Sharpley & Philip R.Stone (eds.), The Darker Side of Travel: the Theory and Practice of Dark Tourism, Channel View Publications, 2009.
[4] Pour plus de détails sur cette entreprise voir le site www.shoahparballes.com.
[5] Concernant ce projet voir http://kobrinsynagogue.com/index.asp.

Vignette : Mémoriaux aux Juifs allemands et autrichiens déportés à Minsk, site du ghetto de Minsk. © André Kapsas, 2009.

* Elisabeth ANSTETT est chargée de recherches CNRS, EHESS Iris (Institut de recherches interdisciplinaires sur les enjeux sociaux).

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