«La Pologne n’est pas Auschwitz» Entretien avec Jonathan Ornstein, directeur du Centre communautaire juif de Cracovie

Créé à l’initiative du prince Charles d’Angleterre, le Centre communautaire juif de Cracovie (Centrum Społeczności Żydowskiej w Krakowie) a été inauguré en 2008. Il se trouve à Kazimierz, dans l’ancien quartier juif de la ville, juste derrière la Synagogue du Temple, dont il occupe l’ancien jardin. Jonathan Ornstein en est le directeur.


onathan Ornstein polissant la plaque du Centre communautaire juif de Cracovie le jour de son inaugurationComment expliquer la création d’un centre communautaire juif à Cracovie plus de soixante ans après la Shoah ? Cela est-il symbolique ou est-ce la réponse à un véritable besoin ?

La création du Centre communautaire juif (CCJ) n’est pas du tout symbolique. En fait, tout a commencé avec la visite d’Etat du prince Charles en Pologne en 2002. Quand, lors de son passage à Cracovie, le Prince a rencontré les personnes âgées de la communauté juive et leur a demandé ce qu’il pouvait faire pour elles, celles-ci ont exprimé leur souhait d’avoir un endroit où se rencontrer. Après son retour à Londres, le World Jewish Relief[1] a été contacté par les services du prince Charles. Il a alors été décidé d’élaborer un projet qui satisfasse le vœu des membres âgés de la communauté mais regarde également vers l’avenir. C’est ainsi qu’est née l’idée de créer le CCJ, dont le financement a été conjointement assuré par le World Jewish Reliefl’American Jewish Joint Distribution Committee[2] et le prince Charles, lequel est venu avec son épouse Camilla inaugurer le Centre le 29 avril 2008.

On se rend compte aujourd’hui que la fondation du CCJ correspond à un besoin que les gens n’avaient pas identifié à l’origine. Il faut dire qu’après la Seconde Guerre mondiale, la communauté juive avait connu un second choc, en 1968. L’antisémitisme d’Etat qui régnait alors dans le pays avait amené les Juifs ayant une forte identité religieuse à quitter le pays, tandis que ceux qui sont restés ont vécu cachés, d’une manière un peu comparable à ce qui s’est passé en Espagne après l’Inquisition. De sorte que, jusqu’en 1989, le judaïsme en Pologne s’est vécu « underground », dans la clandestinité. Ce n’est qu’après la chute du Mur de Berlin qu’il y a eu un retour de la vie juive. Le CCJ s’efforce aujourd’hui d’attirer ce public qui redécouvre son identité.

Qui fréquente le CCJ et dans quel but ? Quel type d’activités le Centre propose-t-il ?

Le CCJ accueille des Juifs et des non-juifs. Il faut savoir qu’après 1968 les mariages mixtes ont été très, très nombreux. De sorte que le public du CCJ a le plus souvent –pas toujours pour autant– des racines juives, parfois très lointaines.

Comme tous les CCJ dans le monde, le CCJ de Cracovie a vocation à servir la communauté. Il abrite ainsi un jardin d’enfants, un Talmud-Torah [cours de religion à destination des enfants, ndlr], un club d’étudiants, un club pour les adultes et un club pour les seniors. Sur le plan religieux, il propose des repas de chabbat, auxquels participent chaque semaine quelque 70 personnes, essentiellement des étudiants, et organise des célébrations lors des fêtes juives. On peut aussi y participer à des ateliers, à des conférences ou encore y suivre des cours de langue (hébreu, yiddish, allemand, italien…), de danse israélienne, de yoga… Enfin, ceux qui le souhaitent peuvent rencontrer au CCJ des généalogistes, des psychologues et des travailleurs sociaux.

Ces activités sont ouvertes à tous. Chacun est le bienvenu au Centre. Le CCJ conçoit sa mission à la fois en direction de la communauté juive, mais aussi à destination des gens qui habitent le quartier dans lequel il se trouve. Il s’agit à la fois de faire revivre la communauté et de participer à la vie du quartier.

Enfin, le CCJ vise également un autre type de public: les touristes juifs. Ceux-là viennent nombreux chaque année, notamment parce que le camp d’extermination d’Auschwitz n’est pas loin. Le CCJ s’efforce de leur faire prendre conscience que l’histoire juive en Pologne ne se résume pas à l’horreur des pogroms et de la Shoah et que la vie juive en Pologne est une réalité d’aujourd’hui, promise à un bel avenir. La Pologne n’est pas Auschwitz.

Selon vous, peut-on parler d’une redécouverte du patrimoine culturel juif en Pologne ? Et, si oui, comment expliquer une telle tendance ?

S’il y a une redécouverte du patrimoine culturel juif en Pologne ? Absolument ! En particulier à Cracovie. Et surtout de la part des jeunes.

Les Polonais, Juifs et non-juifs, redécouvrent que l’histoire polonaise et l’histoire juive, loin d’être séparées, sont intiment liées, cela notamment en raison de la présence de Juifs dans le pays pendant plus de 1 000 ans. L’histoire juive est partie intégrante de l’histoire polonaise ; les Juifs sont partie intégrante de la vie polonaise.

Cette interconnexion a été interrompue de 1939 à 1989. En quelque sorte, on peut dire que la Seconde Guerre mondiale a duré jusqu’en 1989.

Les Polonais aujourd’hui se rendent compte que, pendant longtemps, plus de 3 millions de Juifs ont vécu en Pologne. D’ailleurs, l’existence du CCJ serait impossible sans l’intérêt très vif des non-juifs pour la culture juive. C’est du fait de la curiosité des non-juifs pour la culture juive que les adolescents fréquentent le CCJ, qui pour y apprendre l’hébreu, qui pour prendre part à un voyage en Israël…

Je n’ai pu observer nulle part ailleurs un intérêt pour les choses juives tel que celui que je vois en Pologne, qui accueille aujourd’hui à Cracovie le plus grand festival de culture juive d’Europe, dont la 21e édition se tient fin juin 2011. Toutes les institutions, à tous les niveaux, participent à cette redécouverte de la vie juive, tant le gouvernement, que des organisations juives ou encore l’Eglise catholique ; le CCJ a déjà reçu la visite de deux cardinaux, dont l’un a pris part à une cérémonie de havdala [cérémonie marquant la fin de chabbat, ndlr] dans la synagogue qui jouxte le Centre.

En fait, la vie est agréable pour les Juifs en Pologne.

Comment voyez-vous l’avenir du judaïsme, de la culture juive et de la vie juive en Pologne ?

Je suis très optimiste. La vie juive se porte beaucoup mieux en Pologne que dans la plupart des autres pays européens. Alors que, dans de nombreux endroits, les Juifs se plaignent d’une résurgence de l’antisémitisme, aussi bien en Europe du Nord qu’en Europe orientale, comme en Ukraine ou en Russie, ici, les Juifs ne sont pas inquiets en tant que Juifs: en Pologne, on n’a pas peur de sortir dans la rue avec une kippa ou de se dire Juif. Cela, tout simplement parce qu’il n’y aucune raison de s’inquiéter, parce que tout va bien.

Comparativement avec les autres pays d’Europe centrale, il y a donc une spécificité de la Pologne. Ce n’est pas évident de l’expliquer. Peut-être le fait que la Shoah s’est en grande partie déroulée dans le pays contribue-t-il à la prise de conscience des dangers de l’antisémitisme. Probablement aussi que les Polonais ressentent la perte qu’a représentée la disparition des nombreux juifs qui habitaient en Pologne avant la Seconde Guerre mondiale, surtout quand on pense qu’une forte proportion d’avocats ou encore de médecins était juive.

En fait, nous nous trouvons aujourd’hui au milieu d’une seconde renaissance juive en Pologne. La première phase de cette renaissance a eu lieu en 1989, avec l’émergence d’un intérêt des Polonais pour le passé et le patrimoine juifs du pays. Maintenant, les Juifs prennent, eux, conscience de cet intérêt.

D’après moi, les chiffres qu’on donne habituellement quant au nombre de Juifs vivant en Pologne ne reflètent pas la réalité. Il y a à mon avis plusieurs dizaines de milliers de Polonais qui ont des racines juives.

Je suis convaincu que les choses ne vont aller qu’en s’améliorant pour ce qui est de la vie juive dans le pays. Selon moi, les Juifs devraient venir vivre en Pologne. Et, plus largement, je pense que la Pologne est un exemple pour les autres pays.

 

Par Sophie ENOS-ATTALI et Daniela HEIMERL

Notes :
[1] Fondé en 1933 et basé à Londres, le World Jewish Relief vient au secours de communautés juives –mais pas exclusivement– partout dans le monde en cas de crise.
[2] Fondé à New York en 1914, l’American Jewish Joint Distribution Committeeintervient dans plus de 70 pays, au service des populations juives en détresse.

Photo vignette : Jonathan Ornstein polissant la plaque du Centre communautaire juif de Cracovie le jour de son inauguration. © Sylwia Plucisz