Les musées juifs de Budapest, Prague et Bratislava

Les trois musées juifs de Hongrie, République tchèque et Slovaquie ont pour principale tâche de proposer une synthèse équilibrée entre la mémoire de la Shoah et le souvenir de la vie juive culturelle et religieuse si particulière à l’Europe centrale.


Entrée du musée juif de BudapestDans l’idée qu’il n’est pas souhaitable que le rappel, nécessaire et incontestable, de la Shoah occulte la contribution exceptionnelle des Juifs à l’histoire de la région centre-européenne, le but de ces musées est de faire comprendre à tous les visiteurs, Juifs et non-juifs, que la présence des Juifs a été un apport considérable à leur propre développement, à leur propre culture, à la structure de leurs villes et de leurs campagnes.

Les musées juifs d’Europe centrale s’efforcent de faire œuvre didactique envers un public qui, la plupart du temps dans les pays de l’ancien bloc communiste, a longtemps cru à la «disparition» des juifs en raison tout d’abord de leur élimination physique pendant la Seconde Guerre mondiale puis de la dissimulation organisée par les régimes communistes. Une autre mission est de réunir les générations, alors même que les jeunes sont avides de redécouverte identitaire mais peu séduits par le martyrologe ou par l’aspect strictement religieux. Les musées cherchent donc à offrir une autre image de la judéité, ce que rendent possible les approches récentes de la muséographie. Toutefois, si, pour remplir ces objectifs, ils disposent le plus souvent de suffisamment d’enthousiasme et de bonnes volontés, ainsi que du soutien des communautés juives, ils souffrent aussi d’un manque de professionnalisme et surtout de fonds pour lancer des opérations ambitieuses[1].

La situation préoccupante du musée de Bratislava

Le musée de la culture juive de Bratislava a ouvert ses portes le 20 mai 1993[2]. S’il est le plus récent de la région, il n’est pas le plus ancien de Slovaquie, où un musée juif avait été fondé à Prešov en 1928 grâce à l’énergie et à la curiosité d’Eugen Bárkány. Cet architecte né à Prešov en 1885, passionné toute sa vie durant par la culture juive de Slovaquie orientale, avait constitué une collection remarquable d’objets qui fut à la base de la constitution du musée, à l’origine installé dans une maison privée. En 1938, pressentant le danger, Bárkány expédia sa collection au Musée juif de Prague, où elle put ainsi échapper aux destructions. Après la Guerre, Bárkány reprit ses investigations en Slovaquie orientale et rebâtit une nouvelle collection, dont il fit don au Musée national slovaque[3]. Depuis la séparation des Pays tchèques et de la Slovaquie, les objets qui étaient conservés à Prague ont été restitués à la Slovaquie et la seconde collection détenue par le Musée national slovaque a été transférée au Musée de la culture juive de Bratislava, de sorte que la collection de Bárkány est aujourd’hui exposée à Bratislava ainsi que dans la synagogue orthodoxe de Prešov restaurée. Avec la synagogue de Nitra, consacrée à l’histoire de la Shoah, la Slovaquie possède ainsi trois lieux historiques et culturels dédiés à la vie juive, qui forment un espace mémoriel permettant aux Juifs d’exister en tant qu’acteurs du destin du pays.

Toutefois, dépendant entièrement de l’État –par l’intermédiaire du ministère de la Culture[4]–, le musée de Bratislava est dans une situation préoccupante. Il doit prélever sur son maigre budget le loyer destiné aux locaux qu’il occupe dans la vieille ville –ironie du sort, le musée est hébergé dans l’une des rares maisons non juives du quartier– et ses bureaux sont situés au bord du Danube, soit relativement loin des lieux d’exposition.

Á Budapest, un musée ouvert sur l’extérieur

Inauguré en 1916, le musée juif de Budapest vient en quatrième position dans la liste des plus anciens musées juifs d’Europe, après Vienne (1895), Francfort (1897) et Prague (1906). Il est installé dans ses locaux actuels depuis 1932, à l’endroit exact où se trouvait la maison natale de Theodor Herzl. En 1943, ses collections furent mises à l’abri dans les coffres de la Banque nationale hongroise, où elles restèrent jusqu’en 1946. Rouvert l’année suivante, le musée a traversé toute la période communiste dans l’indifférence générale. Une section consacrée à la persécution et à l’extermination des Juifs de Hongrie a néanmoins été inaugurée en 1984. Structure affiliée à l’Alliance des communautés juives de Hongrie, le musée est financé par la communauté, ses recettes propres et des donations privées et ne peut de ce fait attendre de l’État que des subventions et des aides ponctuelles.

Directeur du musée dans les années 1990, Róbert Turán a assigné au musée des missions ambitieuses. Désireux d’ériger son établissement en symbole d’un retour au judaïsme, il a cherché à faire de l’endroit autant un lieu de présentation du patrimoine juif qu’un centre polyvalent accueillant expositions temporaires et événements, l’objectif étant donc d’offrir aux visiteurs non seulement un musée avec tout ce que cela suppose d’activités culturelles et pédagogiques, mais aussi un lieu de rencontre intergénérationnel. Cette intention est évidente dans la muséographie: le parcours conduit le visiteur des objets de culte et des grandes césures qui rythment la vie de la communauté à l’histoire des Juifs de Hongrie et à la Shoah, tandis que le second étage est dédié aux expositions temporaires, dont la thématique est parfois assez éloignée des thèmes traditionnels juifs. L’intention est claire: attirer des non-juifs et réconcilier les Hongrois avec leur passé. Ce qui n’est pas seulement un souhait du directeur du musée, mais rejoint également les préoccupations des dirigeants de la communauté, lesquels veulent faire du musée un lieu de vie dans une acception laïque et ouverte. L’actuelle directrice, Szilvia Peremiczky, poursuit dans cette voie, avec une alternance d’expositions d’art contemporain et de thématiques juives dont les catalogues sont édités par le musée[5].

Le musée de Prague : des projets de grande envergure

Á Prague, les sites eux-mêmes ont beaucoup évolué depuis la transition démocratique. Actuellement, le parcours constitué par l’ensemble regroupé sous l’appellation « Musée juif de Prague » comprend les synagogues Vieille-neuve, Pinkas, Maisel, Klaus, Espagnole, le cimetière et la maison des Cérémonies attenante.

Le musée juif en tant qu’institution avait été créé en 1906 suite aux travaux d’assainissement du quartier juif de Josefov, qui avaient nécessité la destruction de deux synagogues dont il avait alors fallu sauvegarder les objets cultuels. Après avoir changé plusieurs fois de site, le musée juif a été installé en 1926 dans le pavillon des Cérémonies du cimetière. Il semble que le projet des occupants allemands de faire de l’ancien quartier juif de Prague un musée à ciel ouvert consacré au judaïsme –une fois les juifs éliminés–, malgré sa dimension monstrueuse et perverse, ait rejoint le souci des dirigeants de la communauté de préserver leur patrimoine: en 1942, a ainsi été constitué le Musée central juif, destiné tout d’abord à rassembler les objets raflés dans les synagogues de Bohême-Moravie fermées et le plus souvent détruites, ainsi que les collections du musée juif de Mikulov en Moravie. Le personnel juif a ainsi réussi à sauver la plus grande partie de la mémoire juive des Pays tchèques, avant que tous les Juifs ne soient déportés entre l’été 1944 et février 1945. Après-guerre, des expositions ont pu être présentées avant que l’ensemble ne tombe sous l’administration de l’État socialiste. À partir de 1961, une détente s’est fait sentir: un nombre croissant de manifestations a été organisé et on a commencé à s’inquiéter de la restauration des bâtiments. Cependant, à la suite de la «normalisation» de 1968, le musée était alors seulement autorisé à prêter des objets pour des expositions à l’étranger. Sa renaissance ne date véritablement que de 1990.

La Fédération des communautés juives, qui assume la responsabilité du musée depuis 1994, s’est d’abord assigné comme tâche de rouvrir les sites fermés durant de nombreuses années. Les travaux ont pu être réalisés rapidement grâce aux subventions de l’État, ce qui a permis la réouverture de la synagogue Maisel dès 1995, puis des synagogues Pinkas et Klaus en 1996, dont la première est consacrée à la mémoire des déportés et la seconde présente les traditions et coutumes religieuses juives et est également utilisée pour des expositions temporaires. Le pavillon des Cérémonies du cimetière expose, quant à lui, l’émouvante collection de dessins des enfants déportés de Terezin.

Mené à bien grâce à une aide de l’État, mais aussi de donateurs privés, le projet le plus important a été la rénovation de la Synagogue espagnole, rouverte en novembre 1998 à l’occasion du 130e anniversaire de sa construction. Les sites du musée juif ont été de nouveau réorganisés, la Synagogue espagnole présentant l’histoire des Juifs dans les Pays tchèques des origines au XVIIIe siècle et la synagogue Maisel la période suivante jusqu’à la Seconde Guerre mondiale[6]. Cependant, le musée souffre d’une insuffisance de moyens qui le limite dans ses ambitions, cela, d’autant que, considéré par la loi comme une fondation de droit privé, il est assujetti à l’imposition fiscale au même titre qu’une entreprise privée. Ses ressources proviennent essentiellement des entrées payantes: la moyenne des visiteurs oscille entre 800 000 et un million par an, ce qui génère des revenus non négligeables, mais reste toutefois insuffisant pour entreprendre des actions d’envergure en province. Les collections de l’ancien musée de Mikulov ont ainsi été intégrées à celle de Prague, mais la synagogue a été restaurée et la ville a créé un « parcours » touristique dans l’ancien quartier juif. De manière générale, il n’y a pas de politique de « décentralisation » du musée juif de Prague, mais son directeur Leo Pavlát (nommé et reconduit depuis 1994) souhaiterait toutefois qu’on puisse aménager dans certains musées de province des espaces consacrés à l’histoire locale des juifs.

Les prochains projets du musée sont tournés vers la restauration des bâtiments et la conservation préventive des objets. On a ainsi pu rénover l’ancien hôpital juif attenant à la Synagogue espagnole, qui abrite désormais l’administration du musée, la bibliothèque et le centre de recherche. La restauration de la synagogue de Smíchov à Prague est un autre projet dont l’urgence est évidente compte tenu de l’état du bâtiment. On envisage enfin, à plus long terme, la restauration de l’ancien Hôtel de ville juif de Prague.

Leo Pavlát est par ailleurs chargé de négocier avec la Galerie nationale la destination des œuvres d’art spoliées que cette institution détient. La plupart ont été saisies par les communistes avant 1951, lors de la vague de nationalisations et de confiscations de la propriété privée. Sur les 80 tableaux inventoriés à l’époque, seuls 67 ont été effectivement retrouvés dans les dépôts de la Galerie nationale, les autres ayant probablement disparu dans les appartements et villas d’anciens apparatchiks, les ambassades et les ministères. Les tableaux sont juridiquement restitués, mais laissés en dépôt à la Galerie nationale, qui s’engage en contrepartie à les exposer en précisant leur provenance[7].

Leo Pavlát attache en outre une extrême importance à la mission éducative du musée, ce pour quoi il a reçu le soutien du ministère de l’Éducation, ainsi que d’autres partenaires comme la Fondation israélienne pour les centres éducatifs. Le 29 août 1996, le Centre culturel et éducatif du Musée juif de Prague a ainsi été inauguré par Václav Havel, alors Président de la République, ce qui était un signe de l’intérêt des autorités de l’époque pour ce projet. Son objectif est de diffuser en direction du grand public un contenu explicatif sur le judaïsme.

Le renouveau de l’identité juive en Europe centrale concerne non seulement les Juifs mais bien entendu aussi la société qui les entoure et qui doit redécouvrir leur signification après des décennies de tabous et de mythes. Les musées sont à cet égard plus accessibles que les lieux de culte ou les cimetières qui portent la mémoire juive. Ils sont devenus dans les trois pays ici considérés –à un moindre degré en Slovaquie toutefois– des acteurs importants de la vie culturelle et ont contribué à redonner aux juifs un cadre identitaire qui ne se limite pas à la Shoah.

Notes :
[1] Cette contribution constitue un extrait mis à jour de la thèse d’habilitation de l’auteur, soutenue en 1999 et publiée sous le titre La Restitution des biens juifs et le renouveau juif en Europe centrale (Hongrie, Slovaquie, République Tchèque), Peter Lang, Berne, 2002.
[2] Pour une vue d’ensemble du patrimoine juif de Slovaquie, voir le site web du Centre pour l’héritage juif (Slovenské centrum židovského kulturného dedičstva) qui, créé en 2006 par la Fondation Menorah et la communauté juive de Bratislava, est une interface importante du musée et un portail d’accès vers le patrimoine juif de Slovaquie. http://www.slovak-jewish-heritage.org/.
[3] Eugen Bárkány et L’udovit Dojč, Židovské náboženské obce na Slovensku[Les communautés religieuses juives de Slovaquie], Vesna, Bratislava, 1991, p. 6.
[4] Indépendante depuis 1993, la Slovaquie n’a pas opéré de séparation entre l’Église et l’État.
[5] Voir le site web du musée https://www.milev.hu/.
[6] Voir le site web du musée https://www.jewishmuseum.cz/.
[7] Un procédé semblable a été mis en place au Musée des beaux-arts de Budapest, où figure sur les cartels la date d’acquisition, ce qui permet de retracer la provenance du tableau.

*  Catherine HOREL est directrice de recherche au CNRS (Unité mixte de recherche IRICE, Paris I)

Vignette :  Entrée du musée juif de Budapest. © Céline Bayou 2011.