La question abkhaze et les Jeux olympiques de Sotchi

Les Jeux olympiques de Sotchi qui se sont ouverts le 7 février 2014 sont riches d’enjeux politiques. C’est le cas, notamment, au regard de leur proximité avec l’Abkhazie, entité sécessionniste géorgienne soutenue par Moscou et située à quelques kilomètres des sites olympiques. 


Sotchi sur une carteLes Jeux olympiques font partie des compétitions les plus prestigieuses au monde et sont dotés de multiples enjeux géopolitiques et économiques plus ou moins larvés[1]. La question de la participation aux JO est, notamment, un élément-clé: le pays organisateur, celui qui remporte le plus de médailles, ainsi que ceux qui boycottent, délivrent des messages diplomatiques et géopolitiques. Mais la participation aux Jeux reflète aussi une géographie de la reconnaissance des États et entités étatiques[2].

L’Abkhazie (Apsny en abzhaze), État autoproclamé situé en Géorgie, profite du sport pour se faire reconnaître, lentement. Aujourd’hui, l’organisation des Jeux d’hiver, juste à sa frontière, contribue à dynamiser l’économie de l’entité, au grand dam de la Géorgie qui dénonce un scandale écologique et a même appelé au boycott. La grande proximité de l’Abkhazie avec les sites olympiques avait d’ailleurs poussé la Russie à tenter de s’approprier une portion frontalière de territoire abkhaze, mais l’entité autoproclamée a su exprimer une opposition ferme au projet de ce trop encombrant protecteur, quand bien même il reste l’allié principal.

Le contexte abkhaze depuis 2007 et la désignation de Sotchi

En 2005, lorsque se clôt le dépôt des candidatures pour les Jeux olympiques de 2014, figurent notamment au nombre des candidats Borjomi en Géorgie et Sotchi en Russie. La seconde fait partie des finalistes pour le vote de 2006 et l’emporte en 2007. Les relations russo-géorgiennes se dégradent sensiblement les mois suivants, avec une accélération au printemps 2008. Au début du mois d’août 2008, le monde a les yeux rivés sur Pékin, où les JO d’été s’ouvrent, grande démonstration de puissance de la Chine.

C’est le moment que choisit la Géorgie pour tenter de reprendre le contrôle de l’Ossétie du Sud, État autoproclamé situé juste au nord de la capitale, Tbilissi. La Russie réagit immédiatement en aidant les Ossètes. Dans le même temps, l’Abkhazie reçoit également une aide de Moscou, qui lui permet de (re)prendre la vallée de Kodori et le district de Gali. À l’issue de la Guerre des cinq jours, dont les responsabilités sont complexes et difficiles à établir[3], un accord est trouvé sous l’égide de la France, qui assure alors la présidence de l’UE. Les accords Medvedev-Sarkozy sont cependant détournés par la Russie. Deux jours après la fin des Jeux olympiques de Pékin, la Russie reconnaît l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie, qu’elles avaient proclamée dès 1992.

La victoire militaire abkhaze, certes due à l’intervention russe, renforce le pouvoir sécessionniste. À partir de là, Moscou mène une intense campagne auprès de ses alliés pour faire reconnaître l’Abkhazie (et l’Ossétie du Sud). Le Nicaragua et le Venezuela, que la Russie aide financièrement, cèdent, tout comme Nauru et le Vanuatu à qui la Russie octroie également des prêts, au point que certains parlent d’un « monnayage de souveraineté ». Les Jeux de 2008 ont porté chance à l’Abkhazie ; mais cette dernière tire aussi parti de ceux de 2014.

L’Abkhazie et les bénéfices du sport…

En effet, l’Abkhazie a bénéficié de la préparation des Jeux de Sotchi. Si la médiatisation liée aux JO ne peut que lui être profitable, le bénéfice pour l’Abkhazie n’est pas tant à chercher sur le plan de la reconnaissance puisqu’elle n’y participe pas, faute justement de reconnaissance (toutefois son statut mal défini ne l’a pas empêchée d’accueillir en 2011 le championnat du monde de dominos). L’avantage est de nature économique. Les sites olympiques, notamment le complexe côtier d’Adler, sont tout proches de la frontière. En juin 2010, la voie ferrée reliant Adler en Russie à Gagra en Abkhazie a été rouverte après quelques mois de travaux. Entre 2008 et 2011, la Russie a largement réhabilité le réseau ferré abkhaze, ce qui obéit principalement à des considérations stratégiques (relier notamment la base navale russe d’Otchamtchira) mais s’avère utile pour exporter vers la Russie des pondéreux, comme les matériaux de construction, à destination des sites olympiques.

La grande proximité joue mais il faut aussi ajouter le fait que les matériaux de construction (extraction de sable et de graviers) font partie des principales exportations de l’Abkhazie, certes très loin derrière le vin selon le service des douanes de l’entité. Au premier semestre 2012, le sable et les graviers ont représenté 7 % des exportations de l’entité et les gravats 12 %. Des contrats ont été signés pour l’exportation de 30 millions de tonnes de gravats destinées à la réalisation des infrastructures des JO[4].

Ces chiffres sont à mettre en regard de la faible population de l’entité (250 000 habitants) et de sa superficie réduite (environ 8 600 km²): ils représentent 120 tonnes par habitant ou près de 3 500 tonnes par km² en moyenne. Comme les sites d’extraction sont localisés, l’impact local est considérable. Dès mai 2008, la Géorgie a dénoncé auprès de l’OSCE, sans provoquer grande réaction, les destructions environnementales (extraction de sable et gravier dans les embouchures des fleuves) causées en Abkhazie par l’exploitation du sous-sol pour fournir Sotchi, faisant de ces données une raison supplémentaire pour le pays d’appeler au boycott des Jeux de 2014, suggéré dès après la Guerre de 2008[5]. Finalement la Géorgie participe bien aux JO de Sotchi.

Le Plan de développement 2010-2012 de la Russie pour l’Abkhazie, géré par le ministère russe du Développement régional, repose sur l’idée de permettre le bon déroulement des JO de Sotchi mais aussi de développer le tourisme en Abkhazie, cette dernière entendant profiter des emplois liés aux infrastructures mais aussi des retombées positives induites à plus long terme par les Jeux de 2014.

Un conflit russo-abkhaze à replacer dans un processus d’ethnogenèse

Début 2011, l’Abkhazie a également connu un différend frontalier majeur avec son protecteur, la Russie voulant s’arroger quelque 160 km² au nord de l’Abkhazie, près de Sotchi, en prévision des Jeux[6]. Le territoire d’Aigba, situé dans le district de Gagra, a été partagé entre Russie et Géorgie à l’époque soviétique et se trouve aujourd’hui en position frontalière entre les deux pays. Sous couvert d’assurer la sécurité des Jeux de Sotchi, la Russie a cherché début 2011 à s’emparer de la partie appartenant de droit à l’actuelle Géorgie et de fait à l’Abkhazie. En arrière-plan, il faut considérer le fait que la spéculation immobilière fait que les prix à Sotchi sont près de deux fois plus élevés qu’à Moscou alors qu’en Abkhazie, à climat comparable (les datchas de Staline et des autres dirigeants soviétiques en témoignent), les prix sont bien plus faibles. Sans doute le protecteur russe comptait-il obtenir aisément ce qu’il demandait, en jouant sur l’aide décisive apportée à l’Abkhazie, tant sur les plans militaire que financier.

Mais la population abkhaze, et avec elle les autorités, si elle sait bien ce qu’elle doit à la Russie et combien l’Abkhazie en dépend, a manifesté son hostilité à toute cession d’une partie de la terre acquise au prix de nombreux morts lors de la «Guerre d’indépendance» contre les Géorgiens. Ainsi une loi à visée clairement nationaliste dit-elle qu’un étranger, fût-il russe, ne peut pas acheter des propriétés en Abkhazie : l’identité des Abkhazes étant étroitement liée au sol, cette législation entend éviter que la terre ne soit accaparée par des étrangers qui pourraient s’installer plus durablement et plus facilement (le recensement soviétique de 1989 ne comptait que 17 % d’Abkhazes dans la République socialiste soviétique autonome qui leur était dédiée, part qui serait remontée au seuil symbolique de 51 % en 2011 selon les autorités séparatistes). Des Russes ont même pu se voir confisquer certaines de leurs propriétés déjà acquises. Selon cette loi, Apsny appartient aux Abkhazes et non aux Russes, elle n’est pas destinée à devenir une nouvelle République du Caucase nord de la Fédération de Russie. L’opposition territoriale à la Russie qui s’est manifestée à l’occasion de ces JO s’inscrit bien dans le processus d’ethnogenèse à l’œuvre au sein de ce peuple. Fondée sur l’idée d’une identité nationale territorialisée, la conscience nationale qu’ont les Abkhazes de leur existence en tant que peuple s’en trouve aujourd’hui confortée.

Notes :
[1] Jean-Pierre Augustin, Géographie du sport: spatialités contemporaines et mondialisation, Paris, Armand Colin, 2007, pp.201-203.
[2] Pascal Gillon, Frédéric Grosjean, Loïc Ravenel et al.Atlas du sport mondial: business et spectacle, Paris, Autrement, 2010, p.16.
[3] Sophie Tournon, « Le conflit russo-géorgien d’août 2008 : à qui la faute ? », Regard sur l’Est, 15 octobre 2009.
[4] Roman Rozhkov, « Tiajelaïa ekomomitcheskaïa nezavissimost », Kommersant, 8 septembre 2008.
[5] Aurore Charbonneau, « La Géorgie et la question du boycott des JO de Sotchi 2014 » Regard sur l’Est, 15 février 2013.
[6] L’analyse proposée dans les deux paragraphes qui suivent se fonde sur Emil Souleimanov, « Russia and Abkhazia border delimitation », Central Asia Caucasus Institute, 2011.

Vignette : Sotchi cœur du monde. Photo : © Thomas Merle, décembre 2013.

* Thomas MERLE est titulaire d’un master en géographie, auteur d’un mémoire sur «Les États autoproclamés de l’espace post-soviétique» (2013, Lyon III, récompensé par l’IHEDN).

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