Le Klezmer, bande sonore d’un renouveau du monde juif

Depuis la chute du Mur de Berlin le 9 novembre 1989 – soit, ironiquement, jour pour jour 56 ans après la fameuse Nuit de cristal[1] qui a marqué le début de la fin de la vie juive en Europe centrale et orientale–, les pays qui ont été témoins des hurlements et des pleurs des Juifs raflés dans les rues vibrent maintenant au son de la musique klezmer et de chansons yiddish.


Yale Klezmer, concert in Västerås (Sweden). Yale Klezmer, concert à Västerås (Suède)La musique klezmer est devenue aujourd’hui la bande sonore du renouveau de la vie juive en Europe centrale et orientale. Dans des villes comme Berlin, Budapest, Prague et Varsovie, la vie juive se manifeste de diverses manières : écoles juives, services religieux, magasins d’alimentation et restaurants cachers, colonies de vacances juives, salons du livre, festivals cinématographiques… A l’origine de cette renaissance, tant ironique qu’étonnante, il y a l’organisation de festivals de culture juive. Or, ces festivals de culture juive ont d’abord été nourris par le klezmer[2].

Des Juifs en quête d’identité

Aller à la synagogue ou participer à une quelconque cérémonie religieuse était étranger, pour ne pas dire même contraire à la posture athée ou même agnostique de nombreux Juifs installés dans des pays de l’ancien bloc de l’Est. Pourtant, nombreux sont ceux qui, désireux de fouiller leur identité juive, ont commencé à le faire. D’une manière ou d’une autre, le pintely yid –yiddésignant ici la quintessence de l’identité juive–vibrait toujours en eux. De quelle façon pouvaient-ils assouvir et exprimer leur ardent désir d’être juif sans avoir à suivre de cours d’hébreu ou à apprendre par cœur « Judaism 101 » (une encyclopédie en ligne sur le judaïsme, ndlr). Pour ces Juifs, la réponse a consisté à fréquenter des festivals de culture juive et à écouter des groupes de musique klezmer d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. C’est simplement en écoutant le violon ou la clarinette jouer un doyne qu’ils ont commencé à comprendre l’histoire belle et complexe –mais aussi souvent triste– des Juifs d’Europe de l’Est. Les cordes d’un freylekhs sonnant à leurs oreilles, ils ont pu imaginer à quoi ressemblait un mariage juif avant la Shoah. En apprenant à danser un sher, ils ont commencé à ressentir l’exaltation absolue de la musique klezmer et à se représenter comment les Juifs des shtetlekh et des villes se réunissaient pour célébrer un mariage juif. C’est le plus souvent à un concert de musique klezmer que ces Juifs ont découvert le yiddish, langue teintée du sceau du secret et tachée par la mémoire de familles entières ayant péri durant la Shoah.

Ils ont ainsi pu, en écoutant autour d’une bière les sons obsédants du klezmer, en apprendre plus sur eux-mêmes et leur culture et vivre cette expérience métamorphosante sans que le fait de savoir peu de choses sur leur propre héritage juif soit en quoi que ce soit gênant.

Les non-juifs, entre curiosité et culpabilité

Parallèlement, depuis la chute du Mur de Berlin, les non-juifs qui ont commencé à assister à des concerts ou à jouer eux-mêmes de la musique klezmer ont été motivés par l’exotisme, la culpabilité, le capitalisme, l’engouement ou encore une combinaison de tout cela. Quand les Juifs de ces pays ont commencé à redécouvrir, à écrire et à afficher leur religion et leur culture, beaucoup de non-juifs ont été fascinés par ces exotiques locaux. Quarante-cinq ans après la Shoah, les petits-enfants des non-juifs qui vivaient durant la Guerre se sont trouvés suffisamment éloignés dans le temps pour être à même de comprendre les conséquences du large fossé culturel creusé sur leurs terres, où la plupart des Juifs ont été tués. Ils n’ont pas eu à chercher de l’autre côté de l’océan un quelconque groupe exotique à admirer et auquel s’intéresser. Il leur a suffi de regarder derrière chez eux ; c’est là que se trouvaient des Juifs. L’attitude prévalente a été : « étudions ce peuple exotique et aidons-le à être davantage juif puisqu’il y a si peu de Juifs » –une posture paternaliste et ignorante qui n’est pas si différente de celle de nombreux Américains vis-à-vis des Indiens d’Amérique dans les années 1960. Plutôt que d’étudier et de s’attarder avec le « dernier des Mohicans », beaucoup de non-juifs ont décidé de plancher sur le klezmer, l’hébreu, le yiddish, la littérature, les coutumes, l’histoire juives… et de rester avec le dernier des Levine.

Le sentiment de culpabilité a été la force motrice du soutien enthousiaste de certains d’entre eux à la musique klezmer et, plus largement, aux choses ayant un rapport avec les Juifs. Cela a été pour eux une manière non seulement de demander pardon, mais aussi d’assumer une responsabilité collective pour les péchés que non pas eux, mais leurs parents et/ou leurs grands parents avaient commis. Autrement dit, assister à des manifestations juives, voire y participer et prendre le temps d’apprendre quelque peu sur la culture, est revenu à dire: «non, la culture juive n’a pas et ne peut pas complètement disparaître de notre pays». La culture juive a contribué si intrinsèquement au développement et à l’histoire de l’Europe centrale et orientale pendant près de mille ans qu’il est inévitable que, deux générations après la Shoah, les non-juifs redécouvrent la grande perte dont ils ont souffert quand 90 % des Juifs de la région ont été assassinés.

Le marché de la culture juive

La redécouverte du klezmer aide Juifs et non-juifs à remplir le vide qu’a créé la Shoah. Quant au marché du tourisme juif, il aide à remplir les caisses en divers lieux d’Europe centrale et orientale. Venus d’Amérique du Nord, d’Israël et d’Europe occidentale, de nombreux groupes de touristes, poussés par la nostalgie et la curiosité intellectuelle, sont allés en Russie et dans les pays d’Europe centrale et orientale sans crier gare. Bien que la grande majorité des Juifs aient disparu –même s’il y en a un nombre significatif en Hongrie, en Ukraine et en Russie–, restent les synagogues, les cimetières, ce qui était avant des écoles, des hôpitaux et des maisons juifs, mais aussi des livres, de la poésie, des chansons, de la musique, des peintures, des photographies, l’art rituel et plus encore.

Ironiquement, quelques-uns des plus grands festivals de culture juive prennent place dans des villes où habitent peu de Juifs indigènes. Parmi eux, le festival de Cracovie, le plus grand d’Europe, attire quelque 15 000 personnes à son concert final. Dans de tels festivals, où les touristes et visiteurs juifs et non-juifs venus de l’étranger dépassent de loin le nombre d’artistes et de spectateurs juifs locaux, le klezmer remplit l’atmosphère et le kitsch caractérise le business. Ce kitsch, parfois à la limite de l’offensant, prend la place de la réalité, tandis que le fétichisme de la victime –juive et rom– est devenu une sorte de religion séculaire, surtout pour les non-juifs. Ainsi, il est possible de visiter l’ancien camp de concentration d’Auschwitz-Birkenau dans la journée, puis d’aller prendre un verre le soir dans un café juif et de savourer de la cuisine juive tout en écoutant de pseudo musiciens klezmer affublés de pseudo-tenues hassidiques et, enfin, de passer la nuit dans un hôtel à Kazimierz, qui est la reconstitution du quartier juif de Cracovie du XIXe siècle et de s’endormir en regardant les peintures et les figurines de bois représentant des musiciens klezmer itinérants achetées plus tôt dans un magasin…, tout cela sans parfois rencontrer un seul Juif tout au long de cette expérience «juive».

Du klezmer à la musique rom

Aujourd’hui, la renaissance de la culture juive en Europe centrale et orientale se nourrit, outre du klezmer, d’autres activités artistiques et académiques. Dans la mesure où les anciens musiciens klezmer sont pour la plupart décédés et où ceux qui sont toujours en vie ont été largement interviewés et puisque la majeure partie des archives a été très largement exploitée, les musiciens klezmer ont dû trouver une autre manière de susciter l’intérêt du public : c’est en 2000 que la popularité du klezmer a atteint son apogée en Europe centrale et orientale, grâce à la recherche d’une relation de symbiose entre les Juifs et les Roms (les Gitans). Pour beaucoup, les Roms sont un groupe exotique de gens mal compris, connus surtout pour leur patrimoine musical. Des musiciens klezmer conduisant d’importantes recherches ethnographiques sur les Roms ont ainsi découvert quelques airs klezmer qui avaient été perdus et en ont appris plus sur la relation spéciale qui unissait les musiciens juifs et roms avant la Shoah, en particulier en Transylvanie, dans les Carpates et en Moldavie.

Hélas, pour quelques-uns de ces musiciens klezmer, ce nouvel intérêt pour la culture rom, plus spécifiquement la musique, est essentiellement une manière de renouveler leur répertoire en exploitant l’exotisme que les Roms revêtent aux yeux des gadje, les non-roms. La plupart du temps, ces groupes ne comprennent pas un seul musicien rom, leur connaissance de l’histoire et de la culture juives est limitée et leur musique est tout sauf rom. Beaucoup de ces musiciens, Juifs et non-juifs, ont ainsi succombé au même besoin de fétichiser et de romancer les «autres parias» d’Europe centrale et orientale. C’est ainsi qu’on trouve aujourd’hui des groupes pseudo-roms à l’affiche de nombreux festivals de culture juive en Europe. Or, le plus souvent, leur principale motivation pour jouer est liée au nombre de cachets qu’ils peuvent obtenir. Car, aujourd’hui, dans certains rendez-vous d’Europe centrale et orientale, ne jouer «que» du klezmer, c’est du passé.

On peut s’interroger sur ce qu’il y a de mal à ce que ces groupes jouent une telle musique: que ce soit ou pas de la musique rom ou klezmer authentique ou toute autre sorte d’hybride, tant que c’est entraînant et respectueux des deux cultures qui ont été anéanties pendant la Shoah, où est le problème ? En apparence, on peut dire qu’il n’y a rien de mal: ainsi, la culture juive et, avec, la culture rom continuent à se développer de diverses manières et à susciter de plus en plus l’adhésion. Toutefois, il est nécessaire d’étudier et de comprendre en profondeur l’histoire de la culture rom et/ou juive en Europe centrale et orientale, des origines à nos jours, en passant par la Shoah. La redécouverte du klezmer par les Juifs et non-juifs est certainement une composante essentielle de la revitalisation de la vie juive dans toutes les communautés ashkénazes d’Europe et joue un rôle de premier plan dans le développement de la vie juive en Europe centrale et orientale. Il y aura toujours des gens qui adoreront jouer et/ou écouter du klezmer simplement parce que c’est de la bonne musique et d’autres qui le feront parce que cela les relie, dans le temps et dans l’espace, à l’avant-Shoah, quand la culture juive vibrait et faisait partie de la vie quotidienne de nombreux Européens. Cela étant, se pose aujourd’hui la question de savoir si l’affection pour le klezmer, qu’elle soit fétichisée ou non, peut suffire à nourrir le développement de la vie et de la culture juives en Europe centrale et orientale dans les cinquante prochaines années. Plus largement, la culture juive va-t-elle continuer à se développer sans que la population juive augmente dans le même temps ? Ou le fait de jouer et d’écouter du klezmer ne va-t-il pas plutôt devenir l’un des derniers liens culturels des Juifs et des non-juifs avec la culture ashkénaze ? L’avenir finira par dire tout cela.

Notes :
[1] Signalons ici que les Allemands, plutôt que de parler de Kristallnacht, terme qui ne reflète pas l’horreur de l’événement, utilisent désormais l’expression « Pogrom de novembre ».
[2] Les mots d’origine yiddish sont définis dans le glossaire ci-dessous.

Glossaire :
Doyne : mélodie d’origine roumaine, aux accents mélancoliques.
Freylekhs : danse joyeuse, traditionnellement jouée lors de mariages.
Klezmer : ce terme yiddish, dérivé de l’hébreu keli zemer soit, littéralement, «instrument de musique», désigne la tradition musicale des juifs ashkénazes d’Europe centrale et orientale qui s’est développée dès la fin du Moyen-Age.
Sher : le sher est considéré comme «la» danse ashkénaze par excellence.
Shtetl (au pluriel shtetlekh) : grand village, petite ville ou quartier abritant de 2.000 à 20.000 personnes en Europe centrale et orientale.

* Yale STROM est éthnographe spécialiste de la culture klezmer, musicien-compositeur et réalisateur, actuellement artiste en résidence au programme d’études juives de l’Université d’Etat de San Diego, auteur de plusieurs ouvrages, parmi lesquels The Book of Klezmer: the History, the Music, the Folklore: From the 14th Century to the 21st, A Cappella Books, 2002.

Texte traduit de l’anglais par Sophie Enos-Attali. Voir le texte original.

Photographie : Yale Klezmer, concert à Västerås (Suède). © Tallulah Strom.