Le nationalisme par des moyens transnationaux

“Je ne serais pas un touriste dans mon propre pays”, a lancé Olivér Boldoghy d'un ton amer dans un entretien en novembre 2011. Il avait de bonnes raisons d'être irrité. L'entrepreneur, né en Slovaquie d'origine hongroise, venait d'être déchu de sa citoyenneté slovaque après avoir reçu celle de Hongrie. 


Un Turul, oiseau légendaire, protecteur de la nation hongroise, déploie ses ailes au-dessus de Budapest Les autorités slovaques l'ont informé que sa citoyenneté lui avait été retirée, signifiant par là que son permis de résidence permanente avait aussi été annulée, ainsi que son adhésion au régime de sécurité sociale nationale. Le ministère de l'Intérieur souligna que son permis de conduire, sa carte d'identité et son passeport seraient bientôt invalidés. Boldoghy est de jure devenu un touriste dans son propre pays. Bien qu'il pourrait facilement obtenir un permis de résidence; il a annoncé ne pas en avoir l'intention, dans la mesure où cela reviendrait à «reconnaître qu'il est un étranger chez lui». La question se pose maintenant de savoir si la Slovaquie va l'expulser après trois mois de résidence dans le pays. Cette possibilité est néanmoins assez faible: selon le droit communautaire, son expulsion ne serait envisageable que dans le cas où la Slovaquie considérait sa présence (sans moyens de subsistance suffisants) comme un poids déraisonnable pour le système de sécurité de sociale, ou bien comme une menace à l'ordre public[1].

Pour le gouvernement hongrois, la déchéance de citoyenneté infligée à Boldoghy viole les principes de base du droit international, de même que la Constitution slovaque. Selon cette dernière, un citoyen ne peut être privé de sa citoyenneté sans le consentement de l'individu en question. Le Premier ministre Viktor Orbán a ajouté que l'État hongrois se doit de défendre les droits des Hongrois dans le bassin des Carpates, et que la Hongrie «ne peut tolérer que des Hongrois soient déchus de leur citoyenneté dans un État où ils résident»[2]. Et les autorités slovaques de remarquer que, d'une part, l'interdiction des cas de citoyenneté multiple s'accorde parfaitement avec les normes européennes en matière de citoyenneté, et que, d'autre part, la Hongrie ne devrait pas offrir sa citoyenneté à des Hongrois non-résidents dans le pays.

Comment une telle controverse a pu surgir entre deux États membres de l'Union européenne? Comment expliquer que la double citoyenneté, qui est promue par nombre d'universitaires comme l'instrument le plus libéral pour renforcer des affiliations politiques transnationales, déclenche des débats aussi houleux? Pour répondre à cette question, un bref retour sur les problèmes de citoyenneté entre la Slovaquie et la Hongrie de ces dernières années est de rigueur.

Le Fidesz et la «réunification nationale»

Le parti de centre-droit Fidesz a de longue date œuvré pour promouvoir les intérêts de la diaspora hongroise, en particulier ceux des Hongrois ethniques éparpillés dans les pays alentours, sur des territoires de la «Grande Hongrie» amputés par les Traités de Paix de 1920. En 2004, alors un parti d'opposition, le Fidesz a soutenu un référendum supprimant la condition de résidence pour l'accès à la citoyenneté des Hongrois résidant à l'étranger. Le référendum fut invalidé à cause d'un trop faible taux de participation. Et en tout, seulement 20% de l'électorat approuva cette proposition. Un résultat que le Fidesz a néanmoins considéré comme une preuve d'une volonté d'attribuer la citoyenneté hongroise aux co-ethniques résidant dans les pays voisins. Depuis lors, la question de la «réunification nationale» est restée ouverte.

En octobre 2009, c'est un projet de loi que le Fidesz soumet au Parlement, abolissant la condition de résidence dans l'obtention de la citoyenneté hongroise pour des Hongrois ethniques. Ayant démontré sa détermination (et, ce faisant, s'étant attiré les grâces d'une partie de l'électorat favorable à cette idée), le Fidesz retira sa proposition avant qu'un débat parlementaire ne se penche sur les conséquences politiques, sociales et économiques de l'initiative.

Après sa large victoire aux élections législatives d'avril 2010, le Fidesz lança un nouveau message très symbolique dès l'entrée en fonction du nouveau gouvernement. Dans le cadre de sa politique de «réunification nationale», il introduisit une nouvelle loi sur la citoyenneté, offrant aux Hongrois de l'étranger la citoyenneté hongroise sans condition de résidence. La déclaration fut doublée, le même jour, de l'annonce d'une nouvelle loi sur la commémoration des conséquences tragiques du Traité de Trianon de 1920. Les lois furent adoptées par le Parlement le 20 août, jour anniversaire de la fondation de l'État hongrois.

Vieille politique, nouveaux problèmes

Auparavant, le Fidesz était hostile à accorder des droits politiques aux citoyens de l'étranger. Il a toutefois défendu par la suite une réforme du code électoral abolissant la condition de résidence. «La Constitution actuelle conditionne le droit de vote à une résidence permanente en Hongrie. Nous ne souhaitons pas renouveler cette disposition», a ainsi déclaré, dans un entretien en octobre 2010, Gergely Gulyás, député Fidesz et vice-président du comité parlementaire en charge de rédiger une nouvelle Constitution. L'incorporation d'un l'électorat non-résident s'avère très problématique, et ce pour plusieurs raisons. L'inclusion de Hongrois ethniques résidant à l'étranger sous-tend clairement une idée de ré-ethnicisation de la citoyenneté. Les englober revient à affirmer que la nation hongroise est pensée en termes ethniques.

Un autre problème tient aux proportions électorales. Comme István Mikola, ancien ministre de la santé du gouvernement de V. Orbán, le remarquait avant les élections de 2006, le Fidesz pourrait se maintenir au pouvoir pendant vingt ans, en attribuant citoyenneté et droit de vote aux cinq millions de Hongrois de la diaspora. Plus récemment, l'actuel vice-premier ministre Zsolt Semjén sosu-entendait que son gouvernement estimait que la majorité des votes issus des Hongrois de l'étranger viendrait renforcer la coalition au pouvoir. L'inclusion d'électeurs non-résidents reviendrait ainsi à un «charcutage électoral» par des moyens différents.

On peut aussi se demander si l'inclusion des Hongrois non-résidents est à même de favoriser une «réunification nationale», dans quelque sens que ça soit. Si des Hongrois ethniques de l'étranger sont autorisés à voter, les partis luttant pour le pouvoir en Hongrie vont naturellement tenter de remporter leurs voix. Notamment en multipliant des promesses qui seraient financées par les impôts des citoyens hongrois résidents. Dans le même temps, les partis qui se hisseraient au pouvoir grâce au soutien des électeurs de l'étranger pourraient introduire, comme cela a été le cas lors d'élections en Croatie et en Roumanie, des politiques applicables aux citoyens résidents, sans affecter les électeurs non-résidents. De tels conflits d'intérêts pourraient, à long terme, conduire à des tensions entre citoyens résidents et de l'étranger.

Plus important encore, la double-citoyenneté non-résidente provoque de sérieux dilemmes entre États. De nombreuses critiques ont ainsi souligné que l'initiative du Fidesz pourrait perturber les relations diplomatiques avec les voisins de la Hongrie. C'est déjà le cas avec la Slovaquie, où la position hongroise est utilisé par les partis nationalistes et anti-hongrois. Ces craintes se sont confirmées quand le Premier ministre Robert Fico fit adopter en représailles une loi interdisant la double citoyenneté et établissant que les citoyens slovaques pouvaient être déchus de leur citoyenneté à l'obtention d'un passeport hongrois. Les relations bilatérales se sont détendues depuis les dernières élections slovaques. Mais le nouveau gouvernement n'a cependant pas réussi à abolir l'interdiction de double citoyenneté. Ce qui n'a pas empêché le gouvernement hongrois d'encourager les Hongrois de Slovaquie à demander la citoyenneté hongroise, en assurant que la liste de double citoyens ne serait pas divulguée à des autorités étrangères et que les nouveaux citoyens pourraient conserver secrète leur naturalisation. Pour compliquer les choses, la nouvelle Constitution hongroise, qui doit entrer en vigueur le 1er janvier 2012, affirme que la Hongrie est responsable du sort des Hongrois dans le bassin des Carpates.

Une attaque contre la souveraineté?

Sur le fond, la controverse slovaquo-hongroise ressemble aux disputes du 19e siècle liées aux double-citoyens, à une époque où ceux-ci étaient considérés comme une menace majeure pour la souveraineté d'État ou encore comme une cause de conflits armés. On pourrait se demander si cette querelle embarrassante ne peut être réglée par l'application des normes internationales de citoyenneté en vigueur. Une perspective peu probable malheureusement.

Différents traités internationaux garantissent le droit aux États souverains de formuler leur propre législation sur la citoyenneté. Même au sein de l'UE, chaque État membre est libre de déterminer ses conditions de naturalisation. Et, bien que toute sélectivité sur base ethnique est interdite, les États membres peuvent offrir des traitements préférentiels à des individus montrant des affinités culturelles avec le pays en question. Entre autres, chaque État peut disposer de critères particuliers d'accès à la citoyenneté pour des résidents d'anciennes colonies, des descendants d'anciens citoyens, ou encore des individus qui parlent la langue officielle. En ce qui concerne la loi sur la citoyenneté non-résidente en Hongrie, l'accès est possible, sur demande individuelle, aux locuteurs du hongrois, aux descendants, résidant à l'étranger, de citoyens hongrois ou d'ancêtres originaires de Hongrie. La formulation ne fait mention d'aucune sélectivité ethnique. Mais il semble clair que seuls les Hongrois ethniques peuvent obtenir la citoyenneté non-résidente. Dans tous les cas, la législation hongroise est parfaitement compatible avec les normes internationales sur la citoyenneté. Il est d'ailleurs intéressant de remarquer que les politiciens hongrois qui défendent l'inclusion des Hongrois non-résidents perçoivent la nouvelle législation non seulement en accord avec les règles internationales, mais aussi dans la droite ligne des tendances les plus progressives et transnationales des politiques de citoyenneté, c'est-à-dire la tolérance de plus en plus répandue de la double citoyenneté.

Dans le même temps, la Slovaquie se réfère aussi au principe de la souveraineté nationale dans l'élaboration de sa politique de citoyenneté. Si la Hongrie a le droit de décider à qui offrir sa citoyenneté, alors la Slovaquie est aussi libre d'interdire la double citoyenneté. Malgré la prolifération des cas de citoyenneté plurielle, aucun traité international n'exige qu'un État autorise la double citoyenneté de ses citoyens qui obtiennent volontairement un passeport d'un autre pays. Tant qu'il n'y a pas de cas d'apatride ou de perte de citoyenneté de l'UE, les États membres peuvent déchoir leurs citoyens qui décident de se naturaliser dans un autre pays.

Un nationalisme en ébullition

Concrètement, le cas d'O.Boldoghy démontre que la dispute slovaquo-hongroise sur la citoyenneté sert les nationalistes des deux côtés. L'introduction d'une citoyenneté non-résidente dédiée aux Hongrois ethniques s'inscrit convenablement dans la rhétorique nationalisante du gouvernement de droite hongrois (qui emprunte beaucoup au vocabulaire des politiques irrédentistes). D'un autre côté, l'interdiction slovaque de la double citoyenneté permet de mobiliser l'opinion publique autour de thèmes xénophobes et anti-hongrois. Dans ce contexte, la politique double citoyenneté se doit d'être interprétée comme la continuation d'une vieille politique nationaliste par d'autres moyens.

Il est impossible de prédire si, et quand, l'affaire O.Boldoghy peut être résolue. Au jour d'aujourd'hui, aucun des deux gouvernements ne peut faire marche arrière sans perdre leur face nationaliste. Un revirement qui leur coûterait le soutien et la sympathie de l'électorat nationaliste dans chaque pays, et créerait une ouverture pour les partis radicaux de droite.

Assez probablement, on ne doit pas s'attendre à des tensions diplomatiques plus sérieuses. Mais la question reste ouverte de savoir si un grand nombre de Hongrois vivant dans la région frontalière avec la Hongrie va demander la citoyenneté hongroise, et quelle sera la réaction slovaque. Selon les traités internationaux, ils auront droit de se tourner vers la Hongrie et de demander sa protection diplomatique, s'ils considèrent que leurs droits sont violés par la Slovaquie. Quelle serait la réaction hongroise? Que signifierait la responsabilité de la Hongrie vis-à-vis de ses citoyens non-résidents? Est-ce qu'une tension de la sorte renforcerait les nationalistes radicaux en Hongrie, eux qui demandaient auparavant la création d'une zone-tampon de citoyens hongrois autour du pays, dans le but de réclamer les territoires perdus en 1920? On peut juste espérer que de telles questions ne deviendront pas de réels dilemmes politiques.

Notes :
[1] Directive 2004/38/EC du Parlement européen et du Conseil, du 29 avril 2004 sur le droit des citoyens de l'Union et les membres de leurs familles de se déplacer et d'habiter librement sur le territoire des États membres.
[2] http://index.hu/kulfold/2011/11/19/elveszitette_szlovak_allampolgarsagat_a_magyar_miatt/

Sources principales :
Duna TV
Magyar Hírlap
Magyar Nemzet
Index
Heti Világgazdaság
Hírszerző
EUDO

Vignette : Un Turul, oiseau légendaire, protecteur de la nation hongroise, déploie ses ailes au-dessus de Budapest (Sébastien Gobert, 2010).

* Professeur du «Nationalism Studies Program» de la Central European University, et Professeur au Département de philosophie de l’Université ELTE, Budapest.

Traduction de l’anglais : Sébastien Gobert

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