Le Nord, une région plus stratégique que jamais pour Moscou

Avec la disparition du soutien de l’État, les activités et, partant, le peuplement du Nord sont en question. La rentabilité est devenue un facteur décisif. En même temps, la confirmation des ressources off-shore en hydrocarbures renforce la dimension stratégique de la région pour la Russie, ce qui suppose un certain degré d'occupation de l'espace.


La baie de Kola entre Kola et MourmanskLa région Nord s’étend sur un espace très homogène. Du nord au sud, on rencontre la toundra, la taïga septentrionale, la taïga moyenne, dans lesquelles la belle saison, trop brève et trop peu ensoleillée, ne permet pas la maturation des récoltes. Hormis quelques îlots d’autosubsistance précaire ou de serres, l’agriculture y est limitée à l’élevage. Les densités y sont respectivement de 1, 3,9 et 4,3 habitants par km2, surtout grâce à la présence de quelques grosses villes : les densités rurales y sont de 0,5 habitant au km2. Seule la moitié de l’oblast de Vologda s’étend sur la taïga du sud, où la maturation de certaines cultures est possible bien qu’aléatoire. La densité y atteint 22 habitants au km2.

Aux marges de l’œkoumène, l’activité économique est limitée à la « cueillette » : fourrures, bois, pêche, extraction minière. L’occupation humaine n’est donc pensable que ponctuellement.

La faiblesse de l’occupation agricole

Peu soucieux de rentabilité, le régime soviétique y avait poussé l’activité agricole. En 1990, la surface labourée s’élevait à 815 000 hectares dans l’oblast de Vologda (dont 58 % en plantes fourragères) et à 503 000 hectares dans les 5 autres régions (dont 75 % en fourrages). En 2006, cette surface s’est rétractée dans l’oblast de Vologda (520 000 hectares, dont 66 % en fourrages). Au nord, elle s’est effondrée à 212 000 hectares (dont 82 % en fourrages). L’agriculture de la région Nord produit essentiellement des pommes de terre pour le marché local. La seule culture commerciale est celle du lin, dans l’oblast de Vologda, mais pour des volumes faibles (1 à 8 % de la production russe) et très fluctuants (4 500 tonnes en 2005, 800 en 2006).

Depuis 1990, l’effectif du cheptel s’est effondré partout en Russie : en 2007, le troupeau de bovins s’était réduit de 59 % et celui de porcs de 55 % par rapport à 1991. Dans l’oblast de Vologda, la réduction du troupeau a été à peu près conforme[1]. Il y a eu en revanche effondrement dans les cinq autres sujets administratifs : l’effectif bovin y a reculé de 75 % (de 698 000 à 179 000 têtes), l’effectif porcin de 82 % (de 556 000 à 105 000). L’élevage des rennes, lié aux populations autochtones, n’est pratiqué que dans le territoire autonome des Nenets (210 000 têtes en 2007), l’oblast de Mourmansk et la république des Komis (170 000 têtes).

Deux ressources biologiques d’importance fédérale

La production de bois est le fait de très nombreux chantiers d’abattage dispersés dans l’espace, et donc difficiles à contrôler. L’extraordinaire chute de la production post-soviétique est donc à relativiser: la production officielle russe est tombée de 256 millions de m3 en 1990 à 91 millions en 1994. En 2006, elle s’est redressée à 120 millions de m3. La région Nord en assure 30 %[2].

A l’inverse, la pêche est une activité très concentrée dans trois ports (Mourmansk, Arkhangelsk, Belomorsk). La forte chute post-soviétique y est également à relativiser. On signale souvent des chalutiers russes déchargeant du poisson dans des ports d’Europe du nord-ouest. Mais le volume de prises déclaré dans la région a été divisé par 2 depuis 1990. Le Nord assure 24 % de la production russe en 2007[3].

Une puissance métallifère montante

A l’ouest, la région Nord s’étend sur le Bouclier scandinave (oblast de Mourmansk et Carélie), qui s’ennoie progressivement sous les sédiments de la Table russe vers le sud. Affleurant, ou à faible profondeur, ce socle s’avère richement minéralisé.

Sur la côte nord, le gisement de Petchenga, qui contient cuivre et nickel (ainsi que des traces de PGM et de cobalt), exploité depuis longtemps, voit sa production revigorée par la mise en valeur de couches profondes. Le centre de Nikel, outre le minerai local, affine des concentrés venus de Norilsk par mer.

Le site minier le plus important est celui de Khibiny (90 % de la production russe de phosphates grâce à l’apatite, 3e producteur mondial). Le minerai concentré est expédié vers la Russie centrale. Une centrale nucléaire a été installée pour assurer son alimentation et celle de l’ensemble urbain polynucléaire de 235 000 habitants qui s’étend sur une cinquantaine de kilomètres[4].

Cent kilomètres à l’ouest, on exploite le minerai de Kovdor, malgré sa médiocre teneur en fer (30-33 %). Il contient deux sous-produits : 6-7 % d’apatite, qui complète la production de Khibiny, et surtout du zirconium, métal essentiel dans l’industrie nucléaire dont Kovdor est actuellement la seule source en Russie. D’autres gisements de fer sont exploités dans l’oblast (Olenegorsk, près de Khibiny) et en Carélie (Kostomoukcha), de teneur médiocre (20 à 40 %). L’ensemble assure 15 % de la production russe de fer.

A l’est de Khibiny, le Canadien Barrick aménage un important gisement de PGM (platine et surtout, palladium), dont les concentrés seront traités à Nikel. Le gisement voisin de loparite de Lovozero était exploité pour le niobium et le tantale. On y relance la production en raison de sa teneur en titane, zirconium et «terres rares» (néodyme, lanthane, praséodyme), essentielles dans les hautes technologies. La presqu’ile de Kola abrite aussi l’essentiel des ressources russes en lithium, encore inexploitées, mais d’importance mondiale.

L’extraction minière a gagné récemment le bassin de la Dvina. Au nord-est d’Arkhangelsk, on exploite depuis 2005 un grand gisement de diamants, découvert en 1980. La bauxite de la couverture sédimentaire est exploitée depuis 1998. Malgré sa faible teneur, le gisement de Timan (Komis) est devenu le principal producteur du pays. Le besoin en bauxite est tel qu’en 2003, les investisseurs russes SUAL et RUSAL avaient décidé de mettre en valeur trois gisements de Carélie, d’une teneur tellement faible que même les Soviétiques les avaient délaissés. La crise de 2008 a reporté ce projet.

Un eldorado de ressources en combustibles fossiles

Au nord et à l’est du Bouclier scandinave, s’étend un vaste bassin d’effondrement dans lequel se sont déposées des couches de charbon, en bordure de l’Oural, à la fin de l’ère primaire, et se sont accumulés pétrole et gaz, à l’ère secondaire et tertiaire.

Vorkouta a été fondée en 1931 pour exploiter un charbon de très bonne qualité (50 % des réserves constituées d’anthracite). C’est la seule activité d’une agglomération de 117.000 habitants (202 000 en 1990), isolée dans la toundra, au-delà du Cercle polaire. La pérennité de l’activité est régulièrement mise en doute à Moscou. De 30 millions de tonnes à l’époque soviétique, la production était tombée à 7 en 1995, mais elle se redresse régulièrement (12 millions de tonnes en 2007).

Dès les années 1930, on exploitait le pétrole du bassin de la Petchora. Dans les années 1970, l’extraction s’est étendue vers le Cercle arctique (Oussinsk et Vozeï). Des réserves de l’ordre de 400 millions de tonnes ont par la suite été identifiées sur le territoire des Nenets, encore plus au nord. Mais il s’agit d’un pétrole lourd, requérant des techniques spécifiques (injection de vapeur et de gaz), pour lesquelles des investisseurs étrangers ont été impliqués. Total est très présent, notamment sur le gisement de Khariaga. A partir de 1982, ayant acquis en Scandinavie les navires et plateformes nécessaires, la Russie a poussé la prospection en mer de Petchora, où des réserves off shore d’environ 400 millions de tonnes ont été inventoriées.

La mise en valeur pose la question de l’évacuation du brut. Le système d’oléoducs terrestres est saturé et son obsolescence est à l’origine de nombreuses fuites et interruptions de trafic. A cela s’ajoutent des considérations de géopolitique interne. Le gouvernement russe veille en effet à garder son ultime outil de contrôle du secteur pétrolier, son monopole d’Etat sur les oléoducs Transneft. Il a donc refusé tous les projets de pipe-line privé.

Or, la voie maritime doit composer avec une banquise présente plus de six mois par an, et avec les faibles profondeurs de la mer de Petchora. Lukoil (compagnie d’Etat) et Conoco (Etats-Unis) ont mis en service un terminal à Varandeï, d’où de petits bâtiments assurent une noria vers le fjord de Mourmansk, où était ancré un ancien super-tanker de 300 000 tonnes, dans lequel venaient puiser des tankers de taille moyenne en partance pour l’Europe mais aussi l’Amérique du nord[5]. Ce système n’était qu’un pis-aller saisonnier. En 2007, Varandeï a été doté d’une installation de chargement en pleine mer, à 22 km des côtes. Les compagnies russes se sont par ailleurs équipées de tankers de classe « glace A » de 70 à 100 000 tonnes, capables de briser jusqu’à 70 cm de glace. Le premier chargement dans un tanker de ce type a été réalisé en juin 2008.

Les plus grands espoirs de la région Nord sont toutefois fondés sur le gaz. Les prospections dans le bassin de la Petchora ont mis à jour de notables réserves, mais c’est en mer que les grandes découvertes ont été faites à partir de 1988. Outre Shtokman, deux autres « super-géants » ont été identifiés, ainsi qu’au moins trois « géants », sans compter d’autres gisements plus modestes[6]. Mais les ressources se trouvent, au mieux, à 500 km de toute côte « habitée » (le terme est relatif), dans des zones de glace dérivante, où la hauteur des vagues de tempête est inconnue. Elles se trouvent entre 1 400 et 2 300 mètres sous le fond de la mer, elle-même profonde de 3 à 400 mètres. Gazprom a donc invité deux partenaires expérimentés, Statoil et Total.

Le gaz de la mer de Barents, appelé à prendre la relève de Bakou III, alimentera le Nord Stream. On projetait aussi une installation littorale de liquéfaction permettant d’approvisionner aussi l’Amérique du nord par méthanier mais le retournement du marché gazier, excédentaire depuis 2009, met ce projet en question.

Une industrialisation limitée

L’industrie est limitée à la première transformation. Sauf dans le cas de Nikel, tous les minerais sont concentrés sur place mais l’affinage se fait ailleurs en Russie. Le pétrole des Komis n’a justifié qu’une raffinerie à Oukhta. Le gaz sera au mieux et pour partie liquéfié avant expédition. Appuyées sur de faibles coûts de production et offrant des produits peu élaborés, les usines fondées à l’époque soviétique pour le marché intérieur ont, quant à elles, pu se tourner vers les marchés européens proches. La production a peu baissé, voire augmenté.

Le bois alimente de nombreux combinats, souvent vieillots. La région assure 50 % de la production russe de papier, répartie entre la Carélie (25 %), la république des Komis (15 %) et l’oblast d’Arkhangelsk (9 %). Elle assure un tiers de celle de cellulose, dans l’oblast d’Arkhangelsk, et le quart de la production russe de contre-plaqué (Komis et oblast de Vologda)[7]. Le Nord produit et exporte donc des produits bruts et semi-bruts. En revanche, la Russie importe la totalité de son papier à magazine (de Finlande) et 90 % de ses besoins en meubles !

Le fer et le charbon ont justifié l’implantation soviétique d’une base sidérurgique sur les bords du Système des cinq mers, à Tcherepovets (324 000 habitants). Le combinat, qui est la base du groupe Severstal, bien situé pour exporter, produit autant d’acier qu’à l’époque soviétique, ce qui n’est pas le cas de ceux de l’Oural ou de Sibérie. Le second plus grand complexe de production d’engrais du pays (10 % de la production russe) y a été accolé, utilisant le gaz de cokéfaction pour les composés azotés et l’apatite de Kola pour les composés phosphatés. Depuis la chute de l’URSS, sa production a augmenté de moitié, pour l’exportation. En lien avec les ressources hydro-électriques, Kandalakcha et Nadvoïtsy sont toutes deux équipées d’une usine d’aluminium d’une capacité de 75 000 tonnes. Cette spécialité doit s’affirmer : la bauxite de Timan a suscité un projet d’usine produisant 1,4 million de tonnes d’alumine et 400 000 tonnes d’aluminium, près d’Oukhta.

Des centres stratégiques pour la Russie

Avec 590 000 habitants (contre 710 000 en 1994), l’ensemble urbain d’Arkhangelsk est le plus important du Nord et le seul centre d’industrie élaborée. La ville abrite un important combinat de production de matériel pour l’exploitation forestière, et surtout le chantier naval Zvezdotchka (à Severodvinsk), principal centre russe de construction de sous-marins nucléaires. Arkhangelsk a une fonction portuaire (pêche, commerce), limitée à la moitié de l’année par l’englacement. Elle devrait se renforcer avec le rapatriement annoncé de la flotte de sous-marins nucléaires russes, actuellement basée dans le fjord de Mourmansk, gênée par le développement lié aux hydrocarbures. La ville a également des fonctions universitaires et de capitale régionale.

L’ensemble urbain de Mourmansk n’a plus que 470 000 habitants (603 000 en 1994). Ouvrant sur une mer libre de glaces toute l’année, la ville a été créée en 1916 pour être le poumon de la Russie en guerre. L’activité y repose sur la seule fonction portuaire. Le fjord abrite la Flotte du nord, soit plus de 50 000 hommes avec l’aéronavale. C’est la base de toute la flotte de brise-glaces du passage du nord et le grand port de pêche de Russie occidentale. Le trafic de marchandises y progresse spectaculairement, et a atteint 37,5 millions de tonnes en 2009. La réparation navale est la seule activité industrielle notable de la ville. Avec son port et son aéroport, Mourmansk sera la base-arrière de toute l’activité gazière en mer de Barents.

Vologda (310 000 habitants), Petrozavodsk (283 000) et Syktyvkar (245 000) sont, hors des centres miniers, les seuls grands pôles urbains. Ils combinent activité industrielle et fonction de direction de leur « sujet ». La ville de Mirny (27 000 habitants) est une ville fermée qui abrite le personnel du centre spatial de Plessetsk, appelé à se développer puisqu’il sera le pas de tir des « Angara », fusées qui remplaceront les « Proton ».


Le port de Mourmansk (Eric le Bourhis 2008)

La question clef de la démographie

Les développements liés aux ressources du sous-sol sont encore trop modestes pour contrebalancer le ressac post-soviétique. La population a donc fortement diminué, passant de 6,214 millions d’habitants en janvier 1990, à 5,010 millions en janvier 2009, soit une baisse de 19,4 % (contre une chute de 3,9 % pour l’ensemble du pays). Ce sont surtout les sujets les plus septentrionaux qui sont le plus affectés (-24 % pour l’ensemble Komis-Nenets-Arkhangelsk-Mourmansk), alors que la Carélie n’a perdu « que » 13 % de ses habitants, et l’oblast de Vologda, 10 %.

Si l’on s’en tient à la population en âge de travailler, on observe le même schéma, avec une perte de 17 % dans les quatre sujets septentrionaux, mais de 4 % seulement en Carélie, et un gain de 3 % dans l’oblast de Vologda[8]. Curieusement, la population « au-delà de l’âge légal de la retraite » reste dans les régions en zone polaire: elle a augmenté dans les quatre sujets septentrionaux (+12 %) et en Carélie (+9 %), et s’est réduite dans l’oblast de Vologda (-7 %).

Le nombre de jeunes (moins de 16 ans) s’est en revanche dramatiquement réduit. Sur l’ensemble de la Russie, on a observé une diminution de 38 % : 22,5 millions de moins de 16 ans en 2009, contre 36,1 millions en 1990. L’oblast de Vologda suit à peu près la moyenne fédérale (-42 %), mais on enregistre –47 % en Carélie, -51 % dans l’oblast d’Arkhangelsk (Nenets inclus), -53 % dans les Komis, et –59 % dans l’oblast de Mourmansk. Au total, de 1,62 million de moins de 16 ans dans le Nord en 1990, on est passé à 800 000 en 2009. La mise en valeur des ressources va donc immanquablement imposer un apport de population extérieure.

[1] L’effectif bovin est passé de 613.000 au 1er janvier 1990 à 245 000 au 1er janvier 2007; celui de porcs, de 280 000 à 161 000.
[2] 10 % pour l’oblast d’Arkhangelsk, le reste réparti à peu près également entre Carélie, Komis et oblast de Vologda.
[3] 789 000 tonnes contre 1 661 000 en 1990. Mourmansk est toujours essentiel (607 000 t), loin devant Arkhangelsk (132) et Belomorsk (50).
[4] Apatity-Kirovsk (95 000 habitants) au centre, Montchegorsk-Olenogorsk (84 000) au nord, Poliarnye Zory-Kandalakcha (56 000) au sud.
[5] De Mourmansk, le pétrole atteint New York en 9 jours, contre 32 pour un tanker venant du golfe Persique.
[6] « Super-géant » : réserves supérieures à 1.000 milliards de m3 ; « Géant » : 500 à 1 000 milliards de m3.
[7] Seule la Carélie est également productrice, mais avec 4 % seulement de la production russe.
[8] 16 à 59 ans chez les hommes, 16 à 55 ans chez les femmes.

Sources principales :
Pascal Marchand, Géopolitique de la Russie : le pouvoir, l'homme et le territoire, Ellipses, 2007, 619 p.
Pascal Marchand, « Le Grand Nord russe », Le courrier des pays de l'Est, n°1006, 2008.
Diverses éditions annuelles de Rossiiskii Statistitcheskii Ejegodnik, Promychlennost Rossii, Selskoïe Khoziaïstvo Rossii, Tchisiennost Naselenia Rossiiskoï Federatsii po Gorodam, US Geological Survey.

* Professeur à l'Université de Lyon 2, Centre de Recherche Magellan (Université de Lyon 3).

Vignette : La baie de Kola entre Kola et Mourmansk (Eric Le Bourhis 2008)