Or, cette double perspective d’expansion et d’accès à la mer n’est pas nouvelle. Ce Septentrion a en effet joué un rôle éminent, et rarement mentionné, dans la mise en place de la culture et de l’État grand-russiens, notamment à travers la République de Novgorod.
La Russie est la plus boréale des grandes puissances, et de loin. Dès lors, on peut se demander si le Nord de la Russie est, comme celui du Canada par exemple, un territoire périphérique ou, au contraire, s’il n’occupe pas plutôt une place décisive dans le territoire russe. Le fait que l’État grand-russien ait été à sa naissance géopolitiquement centré sur le Nord est un indice. Mais le Nord de la Russie est une terre de paradoxes où le vide appelle le plein et où les relations centre/périphérie sont marquées du sceau de l’ambigüité. Ainsi le Nord est, dans une Russie marquée par l’expansion territoriale, une sorte de laboratoire pour celle-ci et les modes de domination qu’elle implique. Stratégiquement, le Nord devient alors une fenêtre maritime et donc une zone de péril extérieur.
Le Nord: centre ou périphérie de la vieille Russie ?
Le territoire qui forme aujourd’hui le district fédéral Nord-Ouest de la Russie a une cohérence géopolitique ancienne. Il s’agit, à peu de choses près, des territoires de la République de Novgorod la Grande. Cette entité politique autonome s’étendait de la mer Baltique à l’océan Arctique. C’est là qu’a commencé la Russie. La Chronique des Temps passés, première source écrite russe, raconte comment le Varègue Riourik s’installa, en 862, à Novgorod, Beloozersk (le Lac blanc) et Izborsk (actuelle frontière estonienne), trois villes du Nord qui délimitaient le noyau de l’État russe. Novgorod devint ainsi la première capitale de la Russie, avant Kiev, et les héritiers de Riourik ont régné sur toute la Russie pendant sept siècles. C’est donc un haut-lieu de l’histoire russe dont l’archéologie n’a pas encore révélé tous les secrets. Cependant, la ville est abandonnée comme lieu de résidence permanente du Grand-prince de Russie dès le 10e siècle, au profit de Kiev. C’est le triomphe du Sud sur le Nord.
Cependant, les territoires de Novgorod restent fondamentaux dans la constitution de l’État et de la nation russes (grand-russiens) à la fin du 15e siècle. La date retenue pour leur naissance est 1472, soit celle de l’union des territoires de Moscou et de Novgorod. Cela se reflète dans le titre des premiers souverains grand-russiens qui s’intitulent « Grand-Prince de Vladimir, Moscou, Novgorod, de Pskov et Smolensk, de Perm, Iougra (actuels Nenets), Viatka… ». Ces titres septentrionaux sont prestigieux et resteront à une place de choix jusqu’à ce que les énormes conquêtes du 18e siècle les relèguent à un rang secondaire.
« Le temps des Troubles » (début du 17e siècle) démontre le rôle de « dernier recours » du Nord en cas de crise du Centre. Les «Troubles» désignent la période de guerre civile qui oppose le Sud cosaque au Centre moscovite, conflit finalement tranché par le Nord (Kholmogory, Kargopol, Viatka, Vologda, Oustioug, Beloozersk…). Restées fidèles au Centre, ce sont ces grandes villes du Nord qui lèvent en leur sein l’armée qui va libérer Moscou des Polonais et des Cosaques, en 1612. Cet événement est à l’origine de l’actuelle fête nationale russe, fixée au 4 novembre.
Par ailleurs, cette alternance Centre/périphérie du Nord russe se retrouve tout autant sur le plan spirituel. Novgorod tient en effet, dans la hiérarchie ecclésiastique russe, le deuxième rang. Dès le 10e siècle, est apparu un évêché (devenu au 12e siècle archevêché) de Novgorod dont l’autorité s’étendait sur toute la Russie du Nord. Mais, plus encore que par son clergé séculier, c’est par son clergé régulier que le Nord acquiert une importance vraiment unique : le Nord est un pays de monastères créés dans une double logique d’accompagnement spirituel des populations de colons ou converties (territoires proches de Novgorod, par exemple à Arkhangelsk -qui a d’abord été un monastère avant d’être une ville- et à Paleostrovskiï, sur le lac Onega) et surtout de recherche spirituelle par l’isolement dans les solitudes du Nord, donc dans les terres isolées telles les îles Solovki en mer Blanche. Vrais lieux saints qui suscitent la déférence des Souverains, ces monastères contribuent paradoxalement à un peuplement du pays en attirant l’élite religieuse et sociale de la Russie (y compris comme lieu de réclusion pour des puissants indésirables à la Cour). Ils mènent aussi l’évangélisation de ces terres, quoiqu’avec force précautions, suivant en cela la politique religieuse novgorodienne. On notera cependant une exception, celle des habitants de Perm, convertis d’une façon systématique au 14e siècle par la volonté d’un homme, Saint Stéphane de Perm. Celui-ci était précisément plus proche du Clergé moscovite que de celui de Novgorod
Au 17e siècle, le Nord -et spécialement le Pomorié (les bords de la mer Blanche)- sert de refuge aux Vieux-Croyants persécutés par le Patriarcat de Moscou. Le Nord est ainsi confirmé dans son rôle de terre de l’esprit.
C’est donc dans ce Nord qu’est écrite une importante partie de la littérature hagiographique des 16e et 17e siècles. Alexandre Soljenitsyne rappelle d’ailleurs qu’il ne faut pas voir un hasard dans le fait que le premier savant russe moderne, Alexandre Lomonossov, ait été originaire du Pomorié. Pour Soljenitsyne, cette région est, avec la Sibérie, la seule terre où l’esprit d’initiative russe a pu se développer librement, sans contrainte de l’État, avec des résultats probants (développement d’une paysannerie libre et aisée, plus fréquemment alphabétisée qu’ailleurs). A cet égard, le Nord russe fait figure d’exception.
Le Nord, pôle d’expansion et modèle de domination
A la différence de la situation géopolitique difficile du Centre moscovite ou du Sud, régulièrement ravagés par les Tatars ou les Lituaniens, le Nord fut pendant le Moyen Age un espace de relative tranquillité, troublé uniquement du côté de l’Ouest par les Suédois et les Teutoniques, sur des territoires très limités. Novgorod peut alors mener une politique d’expansion territoriale ininterrompue, suscitée par la recherche des fourrures.
Le territoire primitif de Novgorod se limite à un quadrilatère borné au Nord par les lacs Ladoga et Onega, à l’Est par le lac Blanc et au Sud par la Volga. Contrairement à une idée répandue, l’extension de la Russie s’est faite sur l’eau. Les Novgorodiens, rameurs experts, utilisent le réseau fluvial et lacustre du Nord comme voie de communication pour leurs barques légères qu’ils portent en groupe sur plusieurs kilomètres entre les voies d’eau. Grâce aux fleuves, ils maîtrisent des distances déjà énormes. En traversant le Ladoga, ils soumettent la Carélie. En suivant la Dvina du Nord, ils atteignent la mer Blanche. En naviguant sur la Soukhona et, de là, sur la Viatka et la haute Kama, ils s’emparent du pays de Viatka, pourtant à l’extrémité orientale de la Russie de l’époque. Ce sont d’ailleurs ces mêmes techniques qui permettront la conquête de la Sibérie en moins de soixante-dix ans. Une pareille expansion territoriale ne se terminera que de l’autre côté du monde, en Alaska, au 19e siècle.
C’est aussi dans les territoires de Novgorod que se sont mises en place, dès le 9e siècle, les grandes lignes de la politique d’expansion territoriale[1]. Les territoires acquis par Novgorod sont divisés en deux catégories : les territoires proches de Novgorod par les fleuves sont peuplés par des colons (terres de Viatka, des Vepses, des Tchoudes d’Arkhangelsk) ou les populations y sont converties à l’orthodoxie (ainsi des terres de Perm et des Caréliens) ; les territoires éloignés, eux, sont soumis à une sorte d’«indirect rule» à la russe qui se manifeste par le prélèvement d’un tribut dont les chefs locaux sont responsables (néanmoins, ce régime laisse intacte toute liberté locale coutumière et religieuse). Il en est ainsi des terres de Iougra (Nenets), de Kola… Ce système explique le maintien jusqu’aujourd’hui des langues samoyède (nenets), zyriène (komi), et du chamanisme dans des pays depuis très longtemps inclus dans un Etat russe et orthodoxe.
Le Nord entre ouverture maritime et périls extérieurs
Dès l’origine, le Nord constitue une ouverture maritime comme en témoigne le vieil ethnonyme des « Mourmanes » (forme russe du mot « Normands »), autres Scandinaves qui remontaient la côte de Norvège jusqu’en mer Blanche et qui laissèrent leur nom à la côte Nord de la péninsule de Kola (voir l’actuelle Mourmansk). Mais c’est véritablement au 16e siècle que le Nord s’impose comme une fenêtre maritime alternative à la Baltique. Celle-ci étant fermée par les Suédois qui occupent alors l’embouchure de la Neva, la Russie fait construire en 1584 le port d’Arkhangelsk. De même, le Nord reprend ce rôle lors des blocus baltiques imposés par l’Allemagne en 1914-18 et 1941-45, ce qui conduit à la création du port de Mourmansk (1915), à la construction de la voie ferrée qui le relie à Petrograd et à l’aménagement du canal Baltique-mer Blanche dans les années 1930. Aujourd’hui, la façade baltique de la Russie est réduite (quoique rénovée et améliorée) et, les détroits danois étant surveillés par l’Otan, il serait logique et il est prévu que la côte mourmane devienne un grand ensemble portuaire pleinement ouvert sur l’Atlantique.
Mais, si le Nord devient un atout de plus en plus essentiel, réciproquement, il devient alors aussi une cible de guerre pour les ennemis de la Russie. C’est précisément à l’extrême fin du 16e siècle que se met en place une double menace terrestre et navale. La Suède mène, lors du « Temps des Troubles », plusieurs grandes offensives qui visent la conquête de toute la Carélie d’Olonets (d’où l’expulsion de milliers d’orthodoxes du Ladoga) et de Novgorod par terre et de la péninsule de Kola et d’Arkhangelsk par mer. Ces projets subsistent jusqu’à la déroute de Charles XII en 1709.
Par la suite, menaces navale et terrestre se dissocient. Les Franco-britanniques attaquent la côte mourmane en 1854 dans le cadre de la guerre de Crimée; les mêmes, alliés aux Américains, occupent Mourmansk, Kola et Arkhangelsk de 1918 à 1919 sous le commandement britannique du Général Maynard. La guerre civile russe permet aussi aux Finlandais, héritiers géopolitiques des Suédois sur terre, d’envahir une grande partie de la Carélie d’Olonets et de revendiquer tous les territoires au nord d’une ligne Ladoga-Onega-mer Blanche, Kola comprise, au nom d’une Grande Finlande. 1941 réunit les deux menaces terrestre et maritime: les Allemands se chargent d’attaquer Mourmansk et Kola depuis la côte norvégienne et la Laponie, tandis que les Finlandais envahissent à nouveau la Carélie russe dans un duel très serré contre l’URSS visant à couper le chemin de fer de Mourmansk et donc la route du ravitaillement allié, ainsi qu’à tenter une nouvelle fois la constitution de la Grande Finlande.
Depuis 1949, la perception d’une menace navale est de retour, activée par la présence de l’OTAN en Norvège et dans le Svalbard. De là une militarisation accrue du Nord. Aujourd’hui, la question arctique soulevée par la Russie et le Canada conduit l’Alliance atlantique à envisager un éventuel commandement arctique, à nouveau lourd de menaces pour le Nord de la Russie. Et pourtant, cette fenêtre est d’autant plus vitale pour une Russie privée d’une grande partie des littoraux de l’URSS et qui est de ce fait géopolitiquement plus boréale que jamais.
[1] Andréas Kappeler, La Russie empire multiethnique, Institut d’Etudes slaves, Paris, 1994.
* Olivier ROQUEPLO est historien, étudiant de M2 à l’Institut français de géopolitique (IFG), spécialiste de géopolitique historique et des relations russo-livoniennes (Novgorod/Pskov/Livonie) sous le règne d’Ivan le Terrible (16e siècle).
Source illustration : Blason de Novgorod (www.novgorodobl.ru)
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