Le parcours de Jirina et Ivana dans la société tchèque

Comment s’intégrer dans la société tchèque quand on est une rapatriée d’Ukraine ? Comment y exister socialement quand on est divorcée ou fille de divorcés ? Comment vivre sa passion pour les langues quand on habite un pays fermé ? L’histoire de Jirina et de sa fille Ivana[1] n’a rien d’extraordinaire, rien d’exemplaire, et pourtant... Ce sont des femmes d’aujourd’hui, qui ont cherché leur place dans un monde «gris».


Barres d’immeubles à Opava.Jirina a aujourd’hui soixante-deux ans. Elle avait un mois lorsqu’elle est arrivée en Tchécoslovaquie, en 1947; née en Ukraine, elle participait à la vague de retour qui a concerné environ 40.000 descendants de colons tchèques, installés en Ukraine dans les années 1860 sur invitation du tsar Alexandre II[2]. La mère de Jirina, tout juste divorcée, arrive avec ses parents et son enfant, et trouve un poste d’institutrice au pays de ses ancêtres. Dans les années 1950 la famille déménage de la Bohême centrale vers la Silésie. C’est à Opava, ancienne capitale de la Silésie tchèque, proche de la frontière polonaise, que Jirina grandit et effectue des études scientifiques en vue d’être professeur. Elle y rencontre son futur mari, étudiant en médecine, dont le père était venu de Pologne pour travailler dans les mines de la région d’Ostrava.

L’immigration polonaise comme le rapatriement des émigrés tchèques en 1947 doivent répondre aux difficultés démographiques que rencontre la Tchécoslovaquie après l’expulsion de plus de deux millions d’Allemands, après guerre, suite aux Décrets Benes[3]. Dans l’entre-deux-guerres, le gouvernement de la Première République tchécoslovaque avait initié une politique résolument nataliste. Dans son programme de 1946, le cabinet communiste de Gottwald annonce la poursuite de cette politique pour relancer l’économie du pays. Les allocations familiales généralisées en 1945, l’assurance-maladie incluant des indemnités six semaines avant et après l’accouchement, et même une prime d’allaitement, doivent soutenir la natalité et réduire la mortalité infantile. Le travail des femmes est également encouragé, dans le contexte de pénurie de main d’œuvre et d’économie planifiée, alors que le modèle de la femme au foyer avait été valorisé à la fin des années 1930[4]. Jirina appartient donc à une génération de femmes pour qui il est normal de travailler. En outre, sa propre mère était une femme active qui faisait vivre toute sa famille sur son seul salaire. Mariée à dix-neuf ans, Jirina met au monde une fille, Ivana, en août 1969, et commence dès septembre son métier d’enseignante. Elle enseigne les mathématiques et la géométrie descriptive au collège, puis au lycée général, puis dans la filière technologique. Toujours à temps plein, elle ne connaîtra d’interruption dans sa carrière que lorsque lui sera confié un poste d’adjointe au maire d’Opava.

«Tout était gris, il ne fallait surtout pas se faire remarquer»

En 1968, Jirina et son mari ont partagé l’espoir du Printemps de Prague mais le rêve du «socialisme à visage humain» ayant tourné court, ils ont réagi différemment à l’affermissement du régime. Lui, non par conviction, mais pour ne pas anéantir sa carrière, accepte de coopérer avec le régime; à trente ans, il est médecin-chef au service de dermatologie de l’hôpital d’Opava. Jirina reste hostile au régime et s’efforce de maintenir sa fille hors de portée de l’endoctrinement. Car Ivana subit la propagande: «Je veux me marier avec Lénine», assène l’enfant à cinq ans. L’image qu’Ivana garde de son enfance est celle du quartier où elle habitait: de hauts immeubles tout gris. «Tout était gris, il ne fallait surtout pas se faire remarquer». Pour sa mère, ce sont des années difficiles qui commencent.

Jirina divorce après dix ans de mariage, en 1976. A sa fille, dont elle a la garde, elle fait écouter des radios interdites: Voice of America et Radio Free Europe. La voix de la grand-mère fera également contrepoids au modèle imposé par les portraits omniprésents de Lénine et par l’enseignement officiel. Sans religion, mais pas vraiment coupée de ses racines orthodoxes, elle achète à Ivana des histoires de la Bible, et des livres merveilleux pour enfants, qui étaient tolérés mais dont il valait mieux ne pas parler à l’école. Ivana se souvient d’un sentiment de différence et de sa curiosité qui se mua en quête spirituelle à partir de l’adolescence.

C’est surtout leur situation familiale qui isole la mère et la fille au sein de leur entourage. Si le divorce s’est banalisé en Tchécoslovaquie dans les années 1970, Ivana a toujours vécu sa situation familiale comme une exception honteuse. Cela n’aurait sans doute pas été le cas dans la capitale, mais dans sa petite ville de province, dans sa classe où l’enseignement renforcé des langues attire une population rurale encore pour partie germanophone, elle était toujours la seule issue d’un couple divorcé et devait essuyer des remarques comme: «Ivana n’a pas de papa!».

La mère aussi subit des brimades, de la part du directeur de son établissement. Elle n’obtient pas de reconnaissance professionnelle; aujourd’hui encore, elle est convaincue que c’est son statut de femme seule qui lui a valu d’attendre si longtemps un poste dans une filière technologique. Pour sa fille, l’isolement et la pression sociale sont assurément la cause du remariage de Jirina en 1983. Au bout d’un an, Jirina se sépare de son nouveau conjoint, qui décède avant que soit prononcé le divorce. Elle a gardé l’usage de son nom d’épouse, sous lequel elle a enfin obtenu le poste auquel elle aspirait depuis longtemps.

«Good bye», Lénine?

Attirée depuis toujours par l’anglais, encouragée par ses deux parents à suivre dès l’enfance un enseignement renforcé d’anglais et de russe, Ivana voudrait poursuivre sur cette voie après le baccalauréat (la maturita). Mais elle ne se dirige pas vers des études littéraires et linguistiques qui ne recrutent que des jeunes bénéficiant des faveurs du régime. Ivana n’est pas de ces jeunes, car elle n’hésite pas à répondre par la négative au jury du concours d’entrée à l’université qui lui demande si elle compte rejoindre les Jeunesses communistes. Pour pratiquer l’anglais, la jeune fille se rabat donc sur un bac hôtelier et postule pour une école de commerce où elle est acceptée deux ans plus tard. Elle y retrouvera bon nombre d’étudiants attirés comme elle par les langues, mais aussi la philosophie et les lettres. A Prague, elle côtoie aussi des étudiants de Bolivie, de Cuba, du Moyen-Orient; c’est le début de son ouverture au monde.

Le 17 novembre 1989, elle est à Opava quand le régime communiste est renversé. Elle rentre immédiatement à Prague et sort avec la cocarde distribuer des tracts, jette publiquement les journaux qui ne relatent pas les événements, et participe ainsi, assez naïvement et inconsciemment de son propre aveu, à ce qu’on appellera la Révolution de velours. Le 5 décembre, elle sort de Tchécoslovaquie pour la première fois: avec des amies elle prend le car pour une excursion à Vienne. Désormais, Ivana pourra connaître des pays étrangers: elle profite d’une bourse de l’Université catholique américaine dont elle rejoint un campus en Autriche, puis elle part au Liechtenstein comme jeune fille au pair, et enfin aux Etats-Unis.

Après la Révolution de velours, sa mère Jirina s’engage dans le Parti civique démocrate qui représente la droite libérale de Vaclav Klaus après 1991. Membre active, elle accepte d’être sur les listes municipales en 1994 et se retrouve adjointe au maire d’Opava, en charge de la culture et de l’enseignement. Elle travaille ainsi, entre autres, au rapprochement culturel avec la Pologne. Mais les quatre années de son mandat en font une déçue de la politique: confrontée à des tentatives de manipulation et d’incessantes pressions, elle a vite réalisé qu’elle avait été élue pour faire le jeu d’intérêts partisans.

Son mandat terminé, Jirina se replonge avec soulagement dans son emploi de professeur, et retarde le moment de prendre sa retraite. Elle se réjouit d’être plus disponible pour rendre visite à ses petites-filles. Ivana a eu en effet trois filles. Elle a trouvé sa place en France, dans un petit village. Après avoir travaillé dans un aéroport, réalisé des traductions, elle est désormais professeur d’anglais dans la Drôme. Elle pratique ainsi toujours sa langue favorite, mais elle tient également aux liens avec son pays d’origine. Elle a par exemple fait venir les chœurs et orchestres du conservatoire d’Opava dans la ville d’Hector Berlioz, La Côte-Saint-André, et rêve d’instaurer un véritable échange culturel. Stéphane, son mari, est prof de philo, catholique, de droite – avec sa barbiche, elle lui trouve tout de même une petite ressemblance avec Lénine.

Notes :
[1] Le prénom a été changé.
[2] Voir notamment la présentation d’Astrid Hofmanova sur le site de Radio Prague http://www.radio.cz/en/article/15022.
[3] La région d’Opava, sur le territoire des Sudètes au peuplement allemand ancien, fut occupée par le IIIème Reich et concernée par les expulsions d’Allemands de 1945 à 1947. Un certain nombre d’Allemands demeurent en Tchécoslovaquie après 1947, parce qu’antinazis notoires ou issus de familles mixtes. C’est le cas de la marraine d’Ivana, dont le père a été expatrié de force vers l’Allemagne. Ivana elle-même connaissait beaucoup d’enfants des environs d’Opava qui, étant d’origine allemande, venaient dans son école où était dispensé un enseignement d’allemand. La présence allemande en Tchécoslovaquie est un des grands thèmes de l’œuvre d’Herta Müller, prix Nobel de littérature. Sur l’expulsion des Allemands et ses résonances dans la littérature et la vie culturelle tchécoslovaques, voir notre entretien avec Xavier Galmiche pour Regard sur l’Est, «Odsun, la question mal oubliée» en 2001. http://www.regard-est.com/home/breve_contenu.php?id=215.
[4] Le géographe Pierre George parle même de "sous-peuplement". Voir son étude: «La population de la Tchécoslovaquie», in Population, 2e année, n°2, 1947. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pop_0032-4663_1947_num_2_2_1772.

Photo : Barres d’immeubles à Opava.