Le phénomène Datcha

Qu'elle soit une petite maison vétuste entourée d'un lopin de terre ou une véritable résidence secondaire, la datcha est une composante essentielle de l'univers russe.


Les gens se bousculent à la station de métro Komsomolskaïa à Moscou. C'est dimanche, il est cinq heures de l'après-midi et c'est l'effervescence. Les trains de banlieue arrivant dans les trois gares adjacentes (gares de Iaroslav, de Kazan et de Leningrad) déversent des foules bariolées et bruyantes. Les babouchkas, pressées de rentrer chez elles, traînent derrière elles des caddies desquels dépassent des fleurs, des légumes et des fruits fraîchement récoltés. Cela servira de provisions pour la semaine. Certaines iront les revendre sur les marchés de la capitale, histoire de gagner quelques roubles.

Pommes de terre, choux, oignons, bref les produits de base de l'alimentation des Russes sont cultivés toute l'année par les citadins sur le petit lopin de terre dont ils disposent en dehors de la ville. Car la majorité des Moscovites et des Pétersbourgeois possède une datcha à la campagne, ou au moins une parcelle de terre. En effet, environ 60% de la population des grandes villes jouissent d'un tel bien, souvent bien nécessaire, surtout en période de crise.

Des résidences secondaires

Ce que l'on pourrait appeler "le phénomène des datchas" est une réalité propre à la Russie, qui se décline sous plusieurs aspects. Les véritables datchas, les plus anciennes, sont bien antérieure à la Révolution de 1917. Elles ont souvent été décrites par les écrivains russes, comme Anton Tchekhov dans La Cerisaie, ou Ivan Tourgueniev dans Un mois à la campagne. Il s'agissait de résidences secondaires, où les gens les plus aisés allaient se détendre et se divertir. Elles étaient toujours situées en dehors des villes. A partir des années 1920, ces datchas sont l'apanage des hautes sphères, autrement dit des membres du Parti, de l'administration économique et de l'intelligentsia. Les artistes aimaient à se retrouver dans ces havres de paix, propices à la création. En 1870, le magnat et mécène Sava Mamontov acheta le hameau d'Abramtsevo, au nord de la capitale, et le transforma en colonie d'artistes dédié à la renaissance de l'art et de l'architecture traditionnels russes. Boris Pasternak, auteur de Docteur Jivago, vécut assez longtemps dans sa datcha à Peredelkino, non loin de Moscou.

Un moyen de survie

Mais ce qui à l'origine était un signe de richesse tendit à se simplifier progressivement, pour ressembler de plus en plus aux maisons villageoises ordinaires, dans lesquelles il est parfois impossible de vivre toute l'année, les infrastructures étant extrêmement réduites. En effet, les datchas ne sont pas toutes pourvues de chauffage et d'eau chaude. Parfois même, l'appellation désigne un petit lopin de terre sur lequel est construit une petite cabane servant de remise, ou au mieux une petite maison permettant de passer une nuit. Ces parcelles, distribuées par les autorités aux citadins pendant la Seconde Guerre Mondiale, pour pallier les problèmes de ravitaillement des villes et leur permettre de survivre en temps de crise et de pénurie, ne dépassent pas 0,08 hectares et servent exclusivement à l'usage agricole[1]. Aujourd'hui encore, ces petites propriétés et ces potagers se révèlent être providentiels pour des travailleurs ne touchant leurs salaires et pensions qu'avec retard.

Ainsi, la datcha entre dans l'économie de subsistance où la logique de la débrouille règne et où les problèmes socio-économiques sont résolus de manière individuelle. Près de 35% des Russes vivent en dessous du seuil de pauvreté. Pour beaucoup d'entre eux, l'"économie informelle devient un facteur de survie", selon le rapport 1999 de l'ONU sur le Développement humain en Russie.

La production agricole des parcelles de terre détenues par des personnes privées a nettement augmenté depuis la chute de l'URSS et la fin du régime soviétique. Elle est ainsi passée de 31,2 % en 1991 à 57,3% en 1998 pour la Fédération russe[2]. Dans cette production entrent majoritairement les cultures de pommes de terre et de légumes, mais aussi celles de viande et de lait. En outre, du fait de la proximité des forêts, les Russes peuvent s'adonner à l'un de leur loisirs préférés, en allant ramasser des champignons ou cueillir des baies.

De véritables cottages

Mais à côté de ces modestes résidences sont apparues dans les années 1990 de véritables cottages, construits par les plus riches ou par des entreprises. Là, il n'est plus question de moyen de survie. Initialement construites en bois sur le modèle des isbas traditionnelles, ces datchas se sont peu à peu transformées en maisons de pierre et de brique, ressemblant parfois à des châteaux médiévaux, dans lesquels il est possible de vivre toute l'année.

 

Par Eléonore DERMY

 

[1] IOFFE G, NEFEDOVA T, Continuity and change in rural Russia: a geographical perspective, Westview Press, 1997, 315 p.
[2] Chiffres du Rossiiskyi Statistitcheskyi Ejegodnik de l'année 1999.