Le pont de Kertch : Derrière la prouesse technique, le geste politique

Depuis février 2016, environ 3 000 hommes s’affairent pour construire un pont de 19 km qui va relier la péninsule de Crimée et le kraï russe de Krasnodar, accessible aux voitures, aux camions et aux trains. La prouesse technique, assez largement médiatisée, signe le geste politique.


« Nos grands-pères ont construit la ligne sibérienne Baïkal-Amour. Nous, nous allons construire ce pont ! » L’un des clips promotionnels dédiés à l’édification du pont de Kertch donne d’emblée le ton en inscrivant la construction de cet ouvrage dans la continuité historique et l’héritage. Sans préciser d’ailleurs que le chantier de la ligne ferroviaire à laquelle il s’agit de faire honneur, achevée en 1984, avait été entamé dans les années 1930 par des prisonniers du goulag. Généralement présenté par les médias russes comme un miracle longtemps attendu, le pont de Kertch, ardemment soutenu par le président russe Vladimir Poutine, relève bien de la politique de grands travaux dont l’Union soviétique fut coutumière et qui peut inscrire son promoteur dans l’histoire. À ceux qui dénoncent ce chantier ambitieux comme trop complexe, trop coûteux, voire d’une utilité discutable, V. Poutine rétorque que ce projet est comme celui des JO de Sotchi: trop grand pour échouer.

Un pont inscrit dans l’histoire

Pour affirmer sa mission historique, le Président aime à évoquer les multiples tentatives réalisées pour construire ce pont. Depuis longtemps, la nécessité de cet ouvrage s’est donc fait sentir[1].

L’idée d’un pont entre ces deux rives remonte en effet à 1870, lorsque les Britanniques installèrent une ligne téléphonique à travers le détroit pour relier l’Inde. Dans la foulée, on imagina qu’un pont ferroviaire pourrait suivre, avant de renoncer faute de financements. L’idée resurgit ensuite dans l’entourage de Nicolas II, mais la Première Guerre mondiale imposa d’autres priorités. C’est dans les années 1940 que les premiers travaux furent réalisés, alors que les troupes nazies étaient installées en Crimée et voyaient le pont comme un appui pour l’avancée des troupes dans le reste de l’URSS. L’architecte en chef du IIIe Reich, Albert Speer, fut chargé du projet mais, à peine la construction lancée, les troupes soviétiques affluèrent. Des travaux abandonnés, il resta une ligne ferroviaire, que la délégation soviétique utilisa pour son retour à Moscou après la conférence de Yalta! Mais les piles de bois ne résistèrent pas à la débâcle de l’hiver suivant et le pont fut détruit.

En 1952, un système de ferries fut mis en place pour relier la ville criméenne de Kertch à celle de Taman, dans le sud de la Russie. En 2001, la mairie de Moscou relança le projet de pont, en partenariat avec la ville jumelle de Sébastopol. Sans suite en raison de son coût mais aussi d’un différend territorial concernant l’île de Touzla, située au milieu du détroit. Puis, en 2008, la Russie et l’Ukraine signèrent un accord, bloqué une fois encore par manque de de financement.

Dès l’annexion de la Crimée par la Russie en mars 2014, le projet a évidemment resurgi, inclus dans la problématique plus globale des interconnexions entre la péninsule, totalement liée à l’Ukraine, et la Russie. Le désenclavement de la Crimée est vite devenu une priorité pour Moscou.

Un ouvrage-prouesse

Techniquement, ce pont est un véritable défi. Les conditions géologiques du détroit de Kertch ne se prêtent guère à ce genre de construction : l’activité sismique est peu propice, les conditions météorologiques sont très changeantes, une couche épaisse de vase tapisse le fond du détroit (ce qui a nécessité la pose de pilotis d’une hauteur équivalente à celle d’immeubles de 26 étages)… La plupart des piles du pont doivent être installées avant l’hiver, c’est-à-dire avant que l’eau ne soit trop froide, voire gelée, et les journées trop courtes. De novembre à mars, les tempêtes de vent sont fréquentes. C’est pour cela que les travaux ont été lancés simultanément en huit points différents et que trois stations météorologiques fonctionnent dans la zone, permettant une adaptation permanente. Les travaux, lancés en février 2016, doivent permettre l’ouverture du pont début 2019.

Celui-ci sera le plus long pont d’Europe et de Russie, courant sur 19km (6,1 km de Kertch à l’île de Touzla, 6,5 km au-dessus de l’île puis 1,4km de l’île à l’oblast de Krasnodar et 5km sur une langue de terre reliant l’oblast). À titre de comparaison, le pont de l’Øresund, qui relie Copenhague à Malmö, s’étend sur 7,8km de long. Deux ponts, parallèles ou superposés selon les sections, permettront la circulation quotidienne de 40 000 véhicules (sur quatre voies) et de 47 trains. Une arche sera installée à hauteur du chenal de Kertch-Enikalski, afin de laisser les bateaux circuler entre mer Noire et mer d’Azov. En ce point, le pont atteindra 35m de hauteur au-dessus du niveau de la mer[2].

Le coût du projet, une « rugosité »

Le financement du projet est une autre difficulté. On en évalue le coût à plus de 211 milliards de roubles (pas loin de 3 milliards d’euros), ce qui tombe mal en période de crise. Les autorités russes ont espéré un moment l’apport de compagnies étrangères qui participeraient à la construction et investiraient. Elles auraient, par la même occasion, apporté un soutien politique indirect, en reconnaissant par leur action l’annexion de la Crimée. Mais il a fallu se faire une raison et se reposer entièrement sur le budget russe. En juin 2016, l’attaché de presse de V. Poutine, Dmitri Peskov, a reconnu que le financement du pont est une « rugosité », mais rien de plus[3], tandis que le ministère des Transports maintient qu’il n’y a aucun problème de financement. Pourtant, divers médias, dont Forbes, se sont fait l’écho de retards dans les avances versées par le budget russe à l’entreprise de construction, Stroïgazmontaj[4].

Cette société, qui appartient au milliardaire russe Arkadi Rotenberg, a été choisie début 2015, sans appel d’offres, mais on sait qu’un autre milliardaire proche du Président russe était sur les rangs: Guennadi Timtchenko était pressenti et, dit-on, intéressé, mais il s’est retiré de la course en déclarant que le « projet du siècle » lui semblait démesuré et les risques trop grands. A.Rotenberg, lui, n’a pas eu ces préventions. Aux médias, il déclare régulièrement que ce projet n’est pas pour lui un moyen de faire de l’argent mais plutôt de « contribuer à la croissance du pays ».

Peu importe, apparemment, que Rotenberg –tout comme Timtchenko d’ailleurs– soit sous le coup des sanctions internationales (ses actifs aux États-Unis et dans les pays de l’Union européenne sont gelés et il ne peut s’y rendre). D’ailleurs, l’annonce le 1er septembre 2016 par Washington du renforcement de ces sanctions, visant plus spécifiquement des entreprises proches de Gazprom et du consortium qui construit le pont, a laissé de marbre le milieu russe des affaires.

Un obstacle supplémentaire ne semble pas plus inquiéter les promoteurs du projet. Il s’agit de sa légalité, alors qu’avant l’annexion de la Crimée le détroit de Kertch relevait d’une zone partagée entre Russie et Ukraine. Légalement, l’Ukraine pourrait réclamer l’arrêt des travaux, le statut du détroit aujourd’hui étant loin d’être clair. Moscou ne semble pas vouloir se préoccuper de cette question et, en mars 2016, D. Peskov a affirmé que tous les aspects relevant du droit international avaient bien été pris en compte[5].

Un ouvrage plus politique que pratique ?

Pourquoi, se demandent certains, se lancer dans un projet aussi pharaonique, alors que d’autres solutions bien moins coûteuses et polémiques –y compris en termes de respect de l’environnement– auraient pu résoudre la question des liaisons?

Pour l’expert en transports et constructions de routes Mikhail Blinkine[6], il aurait suffi d’améliorer et d’intensifier la ligne de ferries, car le trafic entre la péninsule et le kraï de Krasnodar n’est pas très intense, ce qui ne nécessite pas un pont de cette taille. D’un côté, la ville de Kertch (140 000 habitants) abrite certes des chantiers navals mais l’activité y est faible. Elle l’est encore plus à Taman (10 000 habitants), cité économiquement sinistrée. L’enjeu est peut-être touristique, certes, mais il est surtout politique.

Il s’agit bien, en clamant l’insertion de la Crimée dans l’économie russe, de marquer son territoire. Dans la région de Kertch, les affiches ont fleuri depuis le lancement des travaux, illustrées d’une carte de la péninsule aux couleurs du drapeau russe et portant le slogan « Nous construisons des ponts ! » En août 2016, le métro de Moscou a édité une série annuelle de tickets à l’effigie des ouvriers et ingénieurs qui œuvrent à l’édification du pont, mentionnant le nom et la photo de chacun, avec sa ville d’origine et une phrase résumant sa fonction dans ce projet ainsi que son rapport personnel à l’ouvrage. Globalement, l’appareil de communication autour du chantier est actif. Le pont a son centre d’informations (most.life), son compte Facebook (krymsky.bridge), son compte Instagram (krymsky_bridge) et son compte vkontakte (krymskiï most). Ils regorgent de photos enthousiasmantes et de nouvelles encourageantes.

Les autorités, elles, utilisent le pont dès qu’il s’agit de montrer la cohésion du pays. En mars 2016, à l’occasion du deuxième anniversaire de l’annexion de la Crimée, V. Poutine s’est rendu sur l’île de Touzla. Au même moment, la fête populaire battait son plein à Moscou, sous le slogan « Nous sommes ensemble ». Depuis Touzla, le Président a délivré un discours retransmis en direct, sur grand écran: il y a été question de l’avancée des travaux, du développement économique à venir de la péninsule et de ce pont, « symbole de notre unité »[7].

Notes :
[1] Andrew Osborn, «‘Putin’s Bridge’ edges closer to annexed Crimea despite delays», Reuters, 18 avril 2016.
[2] Rossiïskaïa Gazeta, 17 février 2016.
[3] Novaïa Gazeta, 8 juin 2016.
[4] «Bridge linking Crimea to Russia pushed back another year», The Moscow Times, 7 juillet 2016.
[5] Daria Litvinova, «Why Kerch May Prove a Bridge Too Far for Russia», The Moscow Times, 17 juin 2016.
[6] The Moscow Times, 17 juin 2016.
[7] Pervyi Kanal, 18 mars 2016.

 

* Céline BAYOU est rédactrice en chef de Regard sur l'Est.

Vignette : Source most.life.

Lien vers la version anglaise de l’article.

Pour citer cet article : Céline BAYOU (2016), « Le pont de Kertch : Derrière la prouesse technique, le geste politique », Regard sur l’Est, 20 septembre.

 

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