Le renouveau juif en Ukraine… À l’Est, rien de nouveau?

Avec l’élargissement de l’Union européenne à l’Est, un regain d’intérêt vis-à-vis des questions juives s’observe notamment en Hongrie, en Lituanie, en Pologne, en Roumanie : projets culturels et touristiques, restauration de cimetières et de vestiges architecturaux, etc. Mais qu’en est-il en Ukraine ?


Plaque apposée sur la maison où Bruno Schulz a vécu les dernières années de sa vieLa Galicie, région située à l’ouest de l’Ukraine, est la terre d’accueil et le berceau régional des Juifs ashkénazes. Ce monde unique a-t-il repris vie ou bien faut-il penser qu’au contraire, pour paraphraser Erich Maria Remarque, « à l’Est, rien de nouveau… » ? Le transfert des fresques de Bruno Schulz, réalisé il y a une dizaine d’années mais toujours sujet à controverse, a-t-il changé la vision de la population ukrainienne ? La redécouverte de l’héritage juif est-elle proportionnelle à l’attirance suscitée par l’Union européenne et au désir d’y adhérer ?

Drohobytch, dix ans après la vente controversée des fresques de Bruno Schulz

Depuis le Moyen Âge et jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, trois populations principales vivent en bonne intelligence mais sans esprit fusionnel à Drogobych, aujourd’hui deuxième plus grande ville de la Galicie ukrainienne: Juifs, Polonais et Ruthènes, groupe correspondant à ceux que nous appelons aujourd’hui les Ukrainiens. À l’époque austro-hongroise, la ville connaît un essor extraordinaire. Son développement économique et social s'accompagne d'un épanouissement multiculturel. Selon les statistiques de 1900, elle compte alors 29 % de gréco-catholiques, 25 % de catholiques –polonais– et 44 % de citoyens de religion judaïque.

Drohobytch a toujours été une ville à forte population juive. La première mention de ceux-ci dans un document officiel date de 1569. En 1578, le roi de Pologne, Stefan Batory, interdit aux Juifs de vivre dans la ville, de louer les habitations et de mener commerce, sauf les jours de marché. Toutefois, dès le XVIIIe siècle, les Juifs obtiennent le droit de vivre en ville et de se développer: des écoles, un hôpital, treize synagogues –pour la plupart hassidiques–, etc. voient le jour. Au XIXe siècle, un habitant sur deux est Juif. La communauté juive compte près de dix-sept mille personnes juste avant la Seconde Guerre mondiale. Après celle-ci et à la suite des persécutions d'après-guerre, il n’en reste plus qu’un millier, soit environ 2,4 % de la population. En 1970, ils ne sont plus que 800 (1,4 %) et moins de 500 neuf ans plus tard (0,8 %).

Un des Juifs les plus célèbres de Drogobytch était Bruno Schulz (1892-1942). Cet écrivain s’adonnait à aussi au dessin, au graphisme et à la critique littéraire. À la différence des autres Juifs de ces terres, voyageurs cosmopolites, Schulz resta fidèle à sa ville. Il chercha le sens de sa vie sur place, en créant un monde étrange qu’il appelait « Les régions de la grande hérésie ». Son destin est tragique : il fut tué par le nazi Karl Gunther et ses œuvres furent perdues, détruites et oubliées. Toutefois, quelques intellectuels polonais relancèrent après la guerre l’intérêt pour Bruno Schulz, dont les ouvrages furent publiés en Occident. Jerzy Ficowski, un chercheur polonais, a consacré sa vie entière à recueillir des souvenirs de Schulz et a publié sa biographie Les Régions de la grande hérésie (titre emprunté à Bruno Schulz) en français en 2004.

En 2001, la petite communauté juive de Drogobytch est secouée par la vente controversée de fresques peintes par Bruno Schulz[1]. Si l’évènement agite également quelques intellectuels allemands et polonais, dans l’ensemble l’événement passe inaperçu auprès de la population locale, y compris auprès des autorités. Pourtant, il s’agit d’un héritage culturel local d’importance : Bruno Schulz les avait peintes dans la chambre du fils de son protecteur d’alors, le nazi Félix Landau.

Une construction à partir de morceaux

Dix ans après la récupération par Israël de ces fresques, la situation a-t-elle évolué ? Certes, le monde occidental a découvert cet artiste, et d’autres par la suite, mais rien n’a changé au niveau régional. La population locale et régionale ukrainienne est au mieux indifférente; manifestement, l’héritage juif ne la concerne pas.

Par ailleurs, le cas de Bruno Schulz divise la communauté internationale: quelle est l’identité d’un Juif né dans une ville de l’Empire austro-hongrois, devenue ukrainienne par la suite et qui, de surcroît, parlait polonais et allemand ? À qui appartient le droit de revendiquer son héritage : à Israël parce qu’il fut Juif, à l’Ukraine parce qu’il y habitait, à la Pologne, Drogobytch étant polonaise à l’époque des faits ? En attendant une réponse de nature juridique, force est de constater que les Ukrainiens, hormis quelques intellectuels et historiens, s’en désintéressent.

Qu’en est-il des autres Juifs célèbres de cette ville: ont-ils profité de l’intérêt suscité par l’affaire des fresques de Bruno Schulz ? La ville a été un vivier d’artistes, d’écrivains et de peintres. Parmi d’autres célébrités juives de la ville, citons les peintres Maurycy Gottlieb et Ephraïm Moses Lilien ou encore le poète Shin Shalom. Contrairement à Bruno Schulz, ces personnages restent largement méconnus dans leur ville natale et, plus généralement, en Ukraine.

Alors, que reste-t-il de cet héritage juif à Drogobytch ? Les fresques de Bruno Schulz ont été transférées en Israël. Une petite plaque a été vissée sur la maison où il a vécu pendant ses dernières années. Un petit musée lui est consacré : situé au sein même de l’Université, qui fut jadis un orphelinat juif, il peut être visité à la demande, mais est fermé la plupart du temps. La population locale n’en connaît pas l’existence et se désintéresse aussi des autres musées de la ville… Et, évidemment, les enfants ne s’y rendent pas car il est hors des circuits scolaires, les enseignants ne voulant pas étudier ce sujet sensible.

La synagogue de Drogobytch, auparavant joyau de la culture hassidique, est en ruines. La population s’étonne de l’absence de restauration de la part de la communauté juive. À aucun moment ne s’impose l’idée que ce bâtiment représente l’héritage et l’histoire partagés. Pour la population locale, c’est un monument exclusivement juif, plutôt encombrant.

De même, le cimetière juif est à l’abandon, comme d’ailleurs tous ceux d’Ukraine. À Drogobytch, il y en avait deux; un seul a survécu, car le plus ancien, situé au centre de la ville, a été rasé après la Seconde Guerre mondiale par le gouvernement soviétique et des lotissements ont été construits à sa place. Cette situation n’est pas exceptionnelle, comme ne l’est pas non plus le vol de croix en métal et de stèles. La pauvreté de la population n’est sans doute pas étrangère à cela.

Quel avenir pour la ville ukrainisée ?

Ces actes alimentent l’oubli. Aujourd’hui, comment avoir des renseignements sur Bruno Schulz et d’autres fils célèbres de cette ville? Qui pourra informer le voyageur de passage ? Seul le journaliste Leonid Goldberg et quelques activistes entretiennent la mémoire. Le « devoir de mémoire » n’existe pas en tant que tel en Ukraine. Il ressasserait, probablement, trop de questions historiques douloureuses et entraînerait trop de transgressions avec la politique officielle d’ukrainisation du passé.

Dans ce naufrage culturel et intellectuel subsistent heureusement quelques rares planches de salut. Citons Leonid Timoshenko, doyen de la Faculté d’Histoire de l’Université pédagogique, qui publia des articles sur les Juifs de Drogobytch. Le centre culturel polono-ukrainien, qui porte le nom d’Igor Menk, publie, sous l’égide de sa directrice Vira Meniok, des ouvrages [2] et organise des séminaires sur l’héritage multiculturel de la ville dans lesquels on évoque parfois les Juifs. Et si Bruno Schulz a son festival international, véritable succès, celui-ci semble captiver des gens du monde entier à l’exception notable… des Ukrainiens. Une courte mention du ministère ukrainien de la Culture figure tout de même sur la brochure qui le promeut.

Alors, quel avenir pour Drogobytch, auparavant joyau multiculturel des confins de l’Est ? Les cimetières à l’abandon et des synagogues éventrées nous montrent que le temps où les communautés religieuses vivaient ensemble est désormais révolu. On pourrait évoquer la notion de « peuple dominant » pour expliquer ce besoin d’oublier un passé finalement pas si lointain. Revendiquer une présence unique, une « pureté ethnique » et l’exclusivité sur des terres autrefois partagées, n’est-ce pas une forme d’intolérance ? Reste que l’ukrainisation de la région est quasi totale. L’âme de la ville avec son passé multiculturel est en train de se perdre.

Une réconciliation historique est-elle possible ?

Alors, peut-on encore parler de renouveau juif en Ukraine occidentale ? Pas pour le moment. À l’exception de la toute petite communauté juive restante, tout le monde semble s’enliser dans une transition économique, politique et sociale sans fin, ainsi que dans un processus de construction identitaire qui s’enferme dans un rôle de martyrs et de victimes[3]. Ne subsistent que les mythes et les symboles ukrainiens et, in fine, un risque de xénophobie, de réclusion internationale voulue.

Cette situation soulève un certain nombre de questions sur la nouvelle génération, élevée dans une falsification historique qui diffuse « une image valorisante et fondatrice de l’unité nationale autour du concept de peuple martyr »[4]. L’ukrainisation, la mono-ethnisation du passé et cette héroïsation soulèvent bien des questions et des doutes quant à l’évolution de l’identité ukrainienne et aussi son européanité.

Et pourtant, la Galicie ukrainienne est connue pour ses identités mouvantes, partagées et plurielles. Les villes des confins de l’Est peuvent-elles devenir à nouveau le laboratoire de l’Europe moderne ? Bruno Schulz, Joseph Roth, Mauricy Gottlieb et leurs œuvres peuvent-elles encore nous apprendre la tolérance, l’ouverture et le cosmopolitisme ? Peut-on tirer des leçons de la cohabitation multi-ethnique et identitaire pour l’Ukraine contemporaine ? La problématique contemporaine de cet héritage d’identités mouvantes repose sur le critère de l’identification nationale des écrivains et des peintres : est-ce la langue qui doit primer, le territoire ou encore l’appartenance culturelle ?

La conclusion, provisoire espérons-le, nous est donnée par Evgueni Sverstiouk : « c’est peut-être la première fois dans l’histoire que les fils de l’Ukraine et les fils d’Israël se rencontrent pour nettoyer les écuries d’Augias, ce qui n’a pas été fait durant des siècles. L’essentiel est que, dans cette écurie, on ne trouve aucun des milliers de témoignages réels d’une coopération normale entre Ukrainiens et Juifs »[5].

Notes :
[1] Sur la controverse internationale de fresques, cf. http://bostonreview.net/BR29.6/paloff.php
http://www.nytimes.com/2001/06/20/arts/20MURA.html?pagewanted=2
http://www.nytimes.com/2009/02/28/arts/design/28wall.html
[2]Cf. l’ouvrage Bruno Schulz et la ville de frontières, disponible sur le site www.brunoschulz.org/ksiazka-pofestivalowa.htm, ainsi que les ouvrages suivants: Osobluva provincija. Drogobytch Bruno Schulz, Polonistuchnuj naykovo-informatzijnij tzentr im, Igoria Menka, Drogobytch, 2010; Drogobytch i Schulz, Polonistuchnuj naykovo-informatzijnij tzentr im. Igoria Menka, Drogobych, 2002.
[3] Daniel Beauvois, Brèves réflexions sur l’identité ukrainienne, Collection Axes savoir, Paris, 2000.
[4] Korine Amacher (dir.), Le Retour des héros : la reconstitution des mythologies nationales à l'heure du postcommunisme, Université de Genève, Genève, 2010.
[5] Leonid Finberg, « Rapports entre Ukrainiens et Juifs : Comment la mythologie remplace la réalité », in K. Amacher (dir.), op. cit.

*  Nataliya BORYS est diplômée de l’Université slavistique de Kiev en Ukraine (Master en Études est-européennes) et étudiante à l’Institut européen de l’Université de Genève.

Photographie : Plaque apposée sur la maison où Bruno Schulz a vécu les dernières années de sa vie.