Le sentiment national komi : vers une identité républicaine extralinguistique?

En République komie, la proportion d’autochtones n’est plus que de 25%, contre 92% en 1926. Quels sont les liens, aujourd’hui, entre l’identité komie et l’usage de la langue? Au-delà de son caractère constitutionnel, quelle est la réalité du bilinguisme komi-russe? 


Les trois couleurs du drapeau de la République: le ciel, la forêt, la neige.La République komie est aujourd’hui une entité de la Fédération de Russie. Depuis 1994, une constitution garantit son autonomie (et notamment son bilinguisme), en même temps que sa sujétion à Moscou. Cette autonomie (obtenue en 1921 à l’issue d’une guerre civile) repose sur le particularisme du peuple komi "zyriène", qui se décline selon plusieurs caractéristiques identitaires.

Un peuple permien

Au sens large, les Komis sont principalement les autochtones de la République komie (anciennement appelés Zyriènes) ainsi que de ceux de l’okroug komi-permiak (appelés Permiaks). Les Komis sont également dispersés sporadiquement dans toute la Fédération et dans le monde entier. Tous ont le sentiment d’être des descendants des anciens Permiens, à l’instar des Oudmourtes (en République d’Oudmourtie). La Permie est une vaste bande de taïga qui s’étend à l’ouest de l’Oural et recouvre le bassin de la Kama (au sud), et celui de la Vytchegda et le cours supérieur de la Petchora (au nord). La distinction entre Zyriènes et Permiaks remonte au milieu du premier millénaire, époque où les Zyriènes ont migré vers le bassin de la Vytchegda.

Ces dernières années, l’appellation Zyriènes a été abandonnée, parce qu’imposée par l’extérieur, au profit de l’autonyme Komis: depuis lors, il règne une certaine ambiguïté du fait que les Permiaks aussi s’appellent eux-mêmes Komis… Maintenant que le territoire des Zyriènes a pris le nom de République komie, l’ethnonyme Komis, au sens restreint, tend à désigner les seuls Zyriènes.

De même, on appelle pays komi («komi mu») le territoire des Komis zyriènes, quelle que soit la forme administrative qu’il ait pu prendre au cours de son histoire (morcelé ou unifié, autonome ou non): le pays komi ne connaît pas de frontières politiques, il s’étend là où s’étend la conscience nationale du peuple komi -aujourd’hui, il est plus ou moins couvert par la République komie. Le pays des Permiaks (que ceux-ci appellent Kommu) a toujours été distinct, administrativement, de celui-là.

Un peuple finno-ougrien

Au-delà de l’origine permienne des Komis, se pose la question de la parenté finno-ougrienne. Il ne s’agit plus d’une identité génétique, ni d’une "conscience nationale" commune, mais plutôt de bonnes relations entre des peuples qui considèrent qu’ils ont partagé au cours des siècles une même lutte pour la survie de leur identité linguistique et culturelle face à de puissants voisins germaniques ou slaves. Cette représentation ethnolinguistique est présente dans le discours officiel comme dans les publications en tous genres: on définit partout la République komie par l’origine finno-ougrienne de ses autochtones[1].

Non seulement les Komis ont le sentiment de faire partie du monde finno-ougrien, mais ils y jouent un rôle moteur: depuis 2007, Syktyvkar héberge le Centre culturel finno-ougrien de la Fédération de Russie. Ce dernier bénéficie d’un financement important de Moscou, ce qui lui permet de mener des campagnes de communication efficaces et d’organiser des événements avec une bonne visibilité internationale (rencontres, publications, couverture médiatique de l’actualité du monde finno-ougrien).

Un peuple du Nord

Enfin, les habitants de la République komie ont le sentiment d’être un "peuple du Nord" —non pas un peuple du Grand Nord (sauf peut-être les Komis de la région d’Ijma, plus près du cercle polaire, qui sont des éleveurs de rennes partiellement nomades), mais plutôt de l’Europe du Nord, au même titre que la Finlande ou l’Estonie.

Ce sentiment d’être un peuple isolé "loin, loin, au Nord" est présent dans l’hymne de la République (un "tube" composé en 1923) et dans toute la création artistique jusqu’à nos jours. Il s’explique par des considérations géographiques, climatiques, historiques et économiques. La Vytchegda et la Petchora s’écoulent entièrement au-dessus du 61e parallèle. Le climat continental y subit des influences arctiques. Les voies de communication fluviales sont tournées vers le Nord (la Vytchegda se jette dans la Dvina septentrionale, que l’on peut remonter vers Vologda ou descendre vers Arkhangelsk, le principal port russe d’Europe du Nord jusqu’à la fondation de Saint-Pétersbourg).

Jusqu’à l’autonomie de 1921, le pays komi avait longtemps été administré par les gouvernements du nord de la Russie: Vologda et Arkhangelsk (contrairement aux Permiaks et aux Oudmourtes, rattachés respectivement à Perm et à Viatka). Quant au transport terrestre, il était à peu près impossible jusqu’à l’arrivée récente du chemin de fer (1939-1942). Le commerce des Zyriènes, pendant des siècles, s’est donc développé isolément des grandes voies du cœur de la Russie que sont le réseau fluvial Kama-Volga et la route des postes vers la Sibérie.

Soulignons que la République komie, depuis 2002, développe des liens plus étroits avec l’Europe du Nord en tant que membre de la Région de Barents, organisation de coopération internationale visant au développement économique, culturel et social des territoires d’Europe concernés par les problématiques arctiques[2].


Le village de Siziabsk, dans la région d’Ijma. Photo Sébastien Cagnoli, mars 2009.

Langue et identité 

Ces caractéristiques générales servent de toile de fond à une identité nationale qui s’est longtemps définie par la langue. Or le pays komi fut la région d’URSS la plus touchée par les déportations: outre les Komis qui ont dû quitter leur pays, un grand nombre de citoyens de tout le bloc de l’Est ont été exilés dans la République socialiste soviétique autonome (RSSA) komie -de la fin des années 1930 au début des années 1950. Depuis les années 1950, les autochtones sont donc minoritaires, et le russe est de fait la langue la plus répandue sur l’ensemble du territoire komi.

Certes, une partie des Komis sont toujours komiphones[3] et soutiennent l’identité ethnolinguistique du peuple komi (voire de la République). Svetlana Gortchakova, par exemple, joue un rôle important dans la vie culturelle depuis les années 1980. Elle a dirigé le Théâtre dramatique d’État de Syktyvkar puis a fondé et dirigé le Théâtre du folklore (national musical-dramatique) de la République komie; elle a été ministre de la Culture de 1999 à 2003. Elle défend avec ferveur l’usage de la langue komie dans la vie quotidienne.
Dès le début des années 1990, elle a produit une pièce d’Oleg Ouliachov intitulée Le poème des temples, qui porte un regard critique sur la christianisation du pays au 14e siècle et évoque avec une certaine nostalgie les traditions animistes des anciens Komis. Plus récemment, elle a adapté pour le théâtre le roman de Vladimir Timine, Un blindé perdu dans la taïga (2007), qui met en scène quatre soldats de citoyenneté russe égarés en Sibérie, dont un Komi, lequel rencontre un mystérieux vieillard qui lui annonce que saint Étienne de Permie était un faux prophète, et que le grand "Pam"[4] reviendra dans le cœur des Komis.
Membre de l’Union des écrivains komis, Timine a lui aussi joué un rôle essentiel, depuis les années 1990, dans la définition des symboles de la République et dans la défense de la langue et de l’identité nationale.

Un bilinguisme discret

À Syktyvkar, la capitale, le bilinguisme est quotidien pour une minorité marginale de la population, qui se réunit à l’occasion de manifestations culturelles. Outre le théâtre de S. Gortchakova, il y a à présent trois lieux incontournables pour les rencontres komies à Syktyvkar: le Centre culturel finno-ougrien républicain (depuis le début des années 1990), le Centre culturel komi municipal (depuis 2001), et le Centre culturel finno-ougrien fédéral.

En province, certaines régions sont majoritairement komiphones: c’est le cas de nombreux villages de la Vytchegda en amont de la capitale, et de la région d’Ijma. Dans ces villages, on parle komi à la maison, voire à l’école. Lorsque les jeunes viennent en ville pour les études supérieures, certains continuent de parler komi avec les autres étudiants. Mais on m’avoue que "les jeunes ont honte de parler komi". Même s’ils savent, même s’ils comprennent, ils choisissent plutôt le russe, langue plus prestigieuse et de plus grande diffusion.

Cela nous conduit donc à une deuxième partie de la population: les Komis russophones. La poétesse Elena Gabova est fière de me montrer ses yeux bleus, ses cheveux blonds, les traits de son visage, elle est fière de me parler de ses ancêtres qui sont des Komis célèbres: "100% komie", me dit-elle. Mais elle ne parle pas un mot de komi.
Mentionnons aussi le président Vladimir Torlopov, qui est le type même du Komi qui parle russe au quotidien. Il représente le pouvoir central de la Fédération (Russie unie) tout en s’occupant des problématiques propres à la République.

La majorité des citoyens de la République komie se déclarent "Russes" (60% en 2002). De fait, parmi les jeunes, j’en ai rencontré de nombreux qui vivent totalement "à la russe" et qui ne parlent jamais komi. Mais la plupart du temps, il apparaît qu’on a des parents komis dans tel ou tel village… Au cours de la conversation, les interlocuteurs "russes" s’empressent souvent de se proclamer komis et de retrouver leur langue maternelle. Selon le contexte, on met en avant ses origines komies ou russes. En particulier, la "honte" de parler komi, parmi les jeunes, n’existe que face aux concitoyens russophones; en présence d’un encouragement étranger, la fierté du particularisme komi refait surface. En somme, on parle plutôt russe dans la vie quotidienne, mais le komi revient vite lorsque les circonstances s’y prêtent.

Caractéristiques komies au quotidien

Il est intéressant d’observer que les artistes d’expression russe qui ont été exilés en RSSA komie et qui y sont restés deviennent, bien souvent, de fervents promoteurs de la culture komie: la langue n’est peut-être pas indispensable pour véhiculer la culture. De même, les citoyens de Russie récemment arrivés dans la République font la connaissance d’un pays "exotique", dont ils découvrent au quotidien les particularités linguistiques et culturelles. Essayons de résumer ces caractéristiques.
Il apparaît que les citoyens de la République sont conscients des caractéristiques naturelles du pays (la taïga, les rivières, l’Oural), et que son histoire (les anciens Komis, saint Étienne de Permie, la situation du pays komi dans l’Empire russe, dans l’Union soviétique), et sa situation actuelle (dans la Fédération de Russie, dans l’Europe boréale) leur sont familières. Tout ce qui fait l’originalité de la République est fièrement mis en avant. Or, ce qui fait l’originalité de la République provient, au moins en partie, de la culture komie.


Le drapeau de la République sur un bâtiment administratif d’Oust-Vym. Photo Sébastien Cagnoli, février 2009.

L’expression "notre république" est dans toutes les bouches: "bienvenue dans notre république", "on va te montrer le mode de vie de notre république, les forêts de notre république, les villages de notre république…" Personne ici ne m’a jamais souhaité la bienvenue "en Russie". Les deux symboles visuels de cette république (le drapeau et les armes) sont omniprésents. Le drapeau tricolore (bleu-vert-blanc) orne systématiquement les sites officiels, où il est souvent accompagné du drapeau russe (surtout en ville), mais pas toujours (notamment dans les villages). Par ses couleurs inspirées de la nature, ce drapeau komi, au-delà de sa valeur administrative, a tendance à symboliser tout le pays komi, et il apparaît souvent à ce titre sur des affiches ou des enseignes sans aucune signification étatique. De même, le faucon permien[5] qui orne les armes de la République est le pendant de l’aigle bicéphale de la Fédération de Russie (sur les bâtiments officiels, mais aussi sur des bouteilles de vodka, etc.).

Pour tout le monde, il existe au moins un bilinguisme "de façade": noms de rues, affiches, enseignes… tout le monde a conscience de l’existence de la langue komie, tout le monde en connaît au moins quelques notions. La langue komie est utilisée pour des noms de marques, pour des enseignes (l’eau minérale Mijan Va, l’hôtel Jugör…); le nom même que porte la capitale depuis 1930, Syktyvkar, est difficile à prononcer pour les russophones.


Un exemple de plaque bilingue à l’entrée d’un bâtiment (ici, le département de la Nature du Musée national, à Syktyvkar). Photo Sébastien Cagnoli, novembre 2008.

Vers une identité extralinguistique?

Il semble donc que la population de la République komie partage des sentiments identitaires, mais que la langue komie n’en soit plus le seul véhicule. Le bilinguisme est réel; mais quelle que soit la langue dans laquelle on pense, un sentiment "komi" est toujours prêt à s’exprimer, dans les différents milieux que j’ai pu observer, avec plus ou moins de fierté ou de timidité.
En revanche, il est rare qu’on trouve des livres en langue komie dans les librairies. De telles publications existent, mais leur diffusion est très limitée. De même, les Komis enregistrent très peu de musique pop en langue nationale (contrairement à d’autres peuples finno-ougriens). Faut-il voir là le signe d’une disparition prochaine de la culture komie? Ou au contraire celui du fait que la grande majorité des Komis, ne se sentant nullement agressés ni même menacés, n’éprouvent pas le besoin de brandir leur langue pour revendiquer une identité que personne ne leur nie?

[1] Voir le site officiel de la République komie, en russe et en anglais:
- http://rkomi.ru/en/
[2] Voir ici une carte interactive de la Région de Barents:
- http://www.metainfo.se/gitbarents/barents.html
[3] Le recensement de 2002 estime à 293.000 le nombre de citoyens de nationalité komie (zyriène) dans toute la Russie, et à 217.000 le nombre de locuteurs de la langue komie (zyriène).
[4] Dans les légendes des anciens Komis, Pam est un personnage qui incarne la défense des valeurs komies traditionnelles (en particulier des cultes animistes) face aux changements religieux et politiques apportés par les Chrétiens, représentés par le missionnaire Saint Étienne de Permie.
[5] Les armes de la République représentent un oiseau de proie d’or sur fond rouge, dont la poitrine est ornée de six têtes d’élans entourant un visage féminin. Ces symboles sont tirés de la mythologie des anciens Komis, et leur représentation imite les anciennes sculptures permiennes.

Photo : Sébastien Cagnoli, mars 2009 - Les trois couleurs du drapeau de la République: le ciel, la forêt, la neige.

* Sébastien Cagnoli est traducteur littéraire, étudiant en Master 2 de langues et civilisations finno-ougriennes à l’INALCO. Cet article s’appuie sur des travaux de terrain effectués en 2007-2009.