Le sport est-il un succédané du travail?

Extraits d'entretiens sociologiques avec Géza Seres[1]


Géza Seres, 51 ans, est un Rom hongrois devenu entrepreneur et homme politique après avoir travaillé 27 ans à l'aciérie d'Ózd (ville de 42 000 habitants du Nord-Est de la Hongrie). En 1991, lors de la liquidation de l'usine, il est licencié. Aujourd'hui, des 14 000 Roms qui vivent à Ózd, 70 % sont toujours sans emploi, contre 20 % de chômeurs parmi les Gadje (non-Roms). Pour Géza, le travail du sidérurgiste -un des plus physiques qui soit, c'est l'effort collectif de la brigade, la discipline et l'émulation, mais ce n'est pas du sport.

Le sport, c'est un socle de la dignité, de l'estime de soi qui contribueront à sa mobilité sociale ascendante, seulement légèrement brisée au moment de la fermeture de l'usine. Il perçoit cependant la fin du travail industriel, avec l'écrasante majorité des Roms, comme la fin d'un success story de leur intégration sociale. L'Etat providence goulache fondé sur le plein emploi -une forme de protection sociale obligatoire- leur avait effectivement procuré des avantages considérables (logement décent, salaire conséquent et possibilité de formation). Le sport devient, selon Géza, une valeur refuge pour ce groupe dont les membres sont jetés à leur corps défendant en une relation de concurrence avec ceux de la majorité, rivaux dans les domaines de l'emploi, du logement, du système de l'éducation, de la culture ou de la santé. Cette concurrence démesurément durcie s'est transformée aujourd'hui en combat singulier qui oppose des adversaires inégaux. Ce n'est pas sport.

- Et quel genre de résultat votre programme politique peut-il apporter ?[2]

Géza Seres: - Je ne le sais pas encore, il va falloir que je discute avec Jenô[3]. Il faudrait qu'on fasse quelque chose contre cette tension qui ne cesse d'augmenter entre la société majoritaire et les Tsiganes[4]. […] On pourrait apprendre aux enfants à jouer aux échecs ou leur organiser des concours de connaissances. Essayer d'entrer dans le stade. Nous avions voulu qu'une petite équipe de foot tsigane puisse y jouer, qu'ils aient, eux aussi, leur terrain.

- Mais il existe déjà une équipe [de Roms] ?

- Oui, il y a une équipe, la Flamengo, ici, à Ózd, il y en avait d'autres, mais il n'y a pas de soutien, il n'y a pas de terrain. Ils n'ont pas d'argent, on ne leur donne pas d'argent, même s'ils avaient le terrain, le vestiaire et la douche, il faudrait toujours payer l'eau et le transport. De nos jours, pour qu'un arbitre et les juges de touche conduisent un match, il faut les payer. C'est beaucoup d'argent, ils ne peuvent pas. Il faudrait trouver des sponsors, il faudrait en tenir compte dans le budget. Le Conseil autonome tsigane[5] n'a pas l'intention de le payer, alors que dans ses attributions figurent le sport et la culture.

- C'est sa raison d'être.

- Oui, c'est sa raison d'être, mais il ne le fait pas, il ne les soutient pas. [Le Conseil autonome rom local a acheté en automne, pour sa propre équipe, deux joueurs de Flamengo.] Juste maintenant, c'est moi qui ai organisé le transport en car pour la Flamengo, pour qu'ils aillent à Nyiregyhàza le 9 juin. Ce sera un gala sur petit terrain et il y aura surtout des équipes tsiganes.

- Et c'est bien que l'équipe soit constituée uniquement de Roms, séparée des autres ?

- Ils s'amusent si bien, là. Ce n'est pas le fait d'être séparés qui compte, mais c'est une façon de se laisser évaluer. Le fait qu'ils se mesurent officiellement entre eux, cela permet l'émulation entre les équipes. Ils voudraient bien se mesurer à des équipes hongroises aussi, mais je dis sincèrement ce qu'il en est : Jamais encore une équipe hongroise n'a osé se battre contre une équipe tsigane. Sûrement, les Tsiganes la battraient. L'équipe tsigane hongroise était deuxième en Belgique, il y a deux ans. L'équipe hongroise n'ose pas affronter les Tsiganes, parce qu'elle serait battue.

- C'est donc une façon de montrer qu'ils valent autant que les autres ?

- Sûrement. Ils sont meilleurs en sport que les Hongrois. Je le sais par ma propre expérience. Je jouais moi-même au foot pendant des années… Je jouais deux matchs d'affilée, c'est-à-dire 180 minutes, sans même m'arrêter. D'affilée. Après 180 minutes, j'aurais été capable de continuer. Nous n'en avions jamais assez. À une époque, Ózd avait un coureur sélectionné pour les JO. Istvàn Toth, il était cinquième au marathon et il y avait un coureur de 800 mètres aussi qui était 4e, 5e au niveau national et il s'entraînait au stade. Nous jouions au foot, mais ce n'était plus qu'un passe-temps, j'avais déjà arrêté la compétition à l'époque. Après le match nous avons discuté et j'ai demandé à Istvàn, je m'en souviens encore : "Tu cours encore, Istvàn ? Tu t'exerces ?" "Il faut bien s'exercer pour les JO, Géza" m' a-t-il répondu. Et le coureur de 800 mètres a ajouté : "Nous ne courons pas comme vous, sur le terrain." Je lui ai dit : "Tu as vu que je viens de jouer au foot pendant 90 minutes?" "Oui." "Sur les 800 mètres, je te donne 200 mètres d'avance, là, tout de suite, et je vais te battre." Je l'ai battu en effet. C'était un pari. Nous avons parié deux cartons de bière. J'ai dit à l'équipe de foot : "Vous les boirez, les gars ?" "Bien sûr." "Alors viens." Je me suis battu contre lui et j'ai gagné. Je lui ai donné 200 mètres d'avance sur 800 et je l'ai battu, là. Il a dit : "C'est impossible." Je lui ai dit que les Tsiganes qui font vraiment du sport… Ils peuvent tout faire. Si tu venais les voir… Il y en a qui a la cigarette au bec, il fume la cigarette. Un sportif. Mais il se met à jouer au foot, il fonce comme un diable. On ne peut pas l'arrêter, tellement il fonce. Je lui dis : "Comment peux-tu courir comme ça, avec la cigarette à la bouche ?" Et il sait courir, c'est la volonté qui l'y pousse. Et il ne s'arrête pas. Il ne joue pas seulement un match.

- C'est peut-être un moyen de sortir du lot ?

- Oui, c'est un moyen de sortir du lot, pour qu'ils montrent qu'ils sont aussi valables que les autres.

- Et quel autre domaine existe, où on peut sortir du lot ?

- Ici ? Le sport, la culture, la musique et, avant, il y avait le travail, avant. Je ne sais pas si tu sais, avant, il y avait des concours de connaissances sur le thème de la sécurité au travail, par exemple, à l'intérieur de l'entreprise. […] Mais nous avons fait beaucoup de choses… Mais le problème, c'est que nous n'avions pas les moyens pour le mener jusqu'au bout. Et puis, à l'époque… On dit qu'on ne faisait pas de différence entre Tsiganes et Hongrois, et pourtant, on faisait bien la différence. On nous distinguait: J'avais eu beau savoir davantage que par exemple un Béla Szendrei, avec qui je jouais au foot, lui, il était sélectionné. Pourtant lui, quand il venait sur notre terrain à nous, quand nous, les Tsiganes, nous nous mettions à jouer, on ne le laissait jouer avec nous qu'en tant que remplaçant. Tu peux imaginer, ce que c'était… Et il a gagné [par la suite] le titre de "Roi des buts" en Hongrie. C'est à ce niveau-là qu'il jouait au foot, Béla. Parmi nous, il ne pouvait pas bouger. Il n'y arrivait pas. "Non, disait-il, on ne peut pas se mesurer avec vous. Géza, ce que vous faites, nous n'y arrivons pas à le faire." Ils n'avaient pas assez de poumons, pas assez de souffle. Et cela, c'est le problème des Hongrois jusqu'à nos jours. Ils n'y arrivent pas, ils n'ont pas assez de volonté. Ils n'arrivent pas à faire ce sport, ils ne peuvent pas s'y adonner à 100 %. Mais quand un Tsigane se retrouve là, rien que pour prouver sa valeur, rien que pour montrer qu'il est un homme, tout comme l'autre… Nous étions comme ça.

Nous avions à produire le double du résultat produit par les Hongrois. Et même alors, nous étions juste bons pour nous asseoir sur le petit banc. Mais nous supportions. Et puis, comme il fallait aller ici et là, tout cela coûtait de l'argent à la famille, nous étions onze enfants, ma mère devait regarder aux dépenses, il n'y avait pas d'argent pour le transport, cela nous a retenus. Tandis qu'aux Hongrois entrés à l'équipe, on leur payait tous les frais, ils recevaient même de l'argent. Les membres d'une équipe sélectionnée hongroise, ceux-là même avec qui on a commencé à jouer au foot, Béla, Dolozsàl, Gàl, ils étaient à l'époque dans la première division, la Kohàsz ['sidérurgiste'], ceux avec qui nous avons débuté, pourtant, ils n'ont jamais joué mieux que nous, parce qu'ils n'y arrivaient pas. Ils venaient deux fois par semaine à l'usine, ils s'asseyaient dans un des bureaux, c'était tout, ils repartaient. Nous, nous devions travailler. Nous, nous devions aller aux entraînements après le travail. Mais nous y allions volontiers.

C'est ce qui manque le plus aux jeunes d'aujourd'hui, aux Tsiganes d'aujourd'hui: le sport avant tout. On pourrait faire revenir les Tsiganes… je ne pense pas seulement au foot, mais aussi à l'athlétisme, à l'haltérophilie, à la boxe, à la lutte. Tous ces sports ont disparu à Ózd, il faudrait les réimplanter tous. Il faudrait recommencer à faire faire du sport aux enfants tsiganes. Il faudrait commencer le sport au niveau scolaire, s'ils ne le commencent pas, alors les enfants vont se diriger vers la drogue. Parce qu'ils finissent les huit classes, ils vont faire l'apprentissage de la couture, du jardinage, de la menuiserie, de la maçonnerie. À 18 ans, ils terminent l'école, ils se retrouvent à la rue, terminé. Ils ne peuvent pas aller travailler, ils ne sont pas embauchés. Mais s'ils ont fait du sport de haut niveau à l'école, ils deviendront des hommes. Et le sport a aussi une vertu éducative, aussi bien mentalement que physiquement, c'est d'un. Et puis, d'autre part, si une couturière a appris le métier de couturière, le minimum, c'est qu'elle ait du travail. Même si elle est romani.

Les entretiens ont été enregistrés le 11 mars et le 3 juin 2001 à Ózd, au domicile de Géza Seres. Qu'il en soit chaleureusement remercié, ainsi que sa femme, son frère et ses enfants qui nous ont accueillis pendants près de 6 heures.

 

[1] Si le nom réel et les photos de l'interviewé figurent ici -contrairement à la pratique courante de l'enquête sociologique- c'est en accord avec l'intéressé.
[2] Les élections législatives auront lieu en avril 2002, les votes des Roms peuvent être décisifs dans ce département où leur proportion est nettement supérieure aux 6-10 % de la moyenne nationale.
[3] Jenô Zsigó, président du Roma Parlement de Hongrie, la principale formation politique romani d'opposition face au Conseil autonome rom national. La Section d'Ózd de Roma Parlement vient d'être créée. Alliée du Parti socialiste, elle vise des sièges de députés. Lors des deux premières législatures libres, trois Roms ont obtenu de mandat parlementaire.
[4] Les Roms hongrois emploient alternativement le terme Rom ou Tsigane pour se désigner. Au féminin, s'il s'agit d'une personne, Rom donne Romni, l'adjectif correspondant au féminin se dit romani. Ex. : la langue romani.
[5] Instance créée aux niveaux municipal et national par la loi minoritaire de 1993. Il n'existe pas de listes électorales ethniques, par conséquent, les Roms comme des Gadje, même tsiganophobes, peuvent élire et sont éligibles au poste de représentant minoritaire. Pour son budget, le Conseil dépend de la municipalité qui sanctionne sa loyauté.

Par Véronique KLAUBER

Vignette : Géza Seres (photo libre de droit, attribution non requise)

 Retour en haut de page