Le corps sous contrôle : aperçus du sport soviétique

Loin d'être une pratique libératoire, le sport a été un moyen d'encadrement particulièrement efficace dans les dictatures d'Europe de l'Est. Contrôle du corps qui allait jusqu'à l'excès, dont les effets s'observaient dans les postures de la vie quotidienne et dans la culture des groupes.


L'athlète n'est pas la figure type de l'homme communiste, que l'on imaginerait plutôt affairé à des activités industrielles plus productives. Pourtant le sport a eu une place importante dans le dispositif du pouvoir soviétique, et on peut y déceler les pratiques de contrôle que les régimes communistes ont inventées ou adaptées pour asseoir leur pouvoir. Il a bien existé une pratique spécifique du sport dans les pays communistes, et, associées à elle, une esthétique du sport spécifique, une conception du corps et de la santé, une idée de l'hygiène. Loin d'être une pratique politiquement neutre, le sport est un point de vue privilégié d'où l'on peut saisir les pratiques d'une société, on peut aussi y lire la nature des régimes qui l'utilisent.

"Le sport est destiné à masquer les conflits et les contradictions de la société" rappelait Maurice Duverger[1]. Sous une apparence universaliste, le sport est bien une pratique socialement conditionnée. Suscitant le rassemblement et le consensus général autour de "valeurs" aussi universelles que floues, il peut se faire l'instrument de bien des discours. Sous des couverts d'apolitisme, le sport a toujours œuvré dans le sens d'un renforcement de l'ordre établi, tant dans la pratique sportive à grande échelle que dans celle de performance[2]. Cette nature profondément conservatrice, conformiste même, du sport l'ont rendu l'instrument efficace de bien des dictatures. Mais c'est justement en raison de son caractère apparemment "apolitique" que le sport, comme les arts, devient un véhicule privilégié de propagande et de contrôle social, réussissant à investir des champs insoupçonnés.

Une inspiration militaire

La première "éducation physique" de quelque envergure en Russie fut celle de l'Armée Rouge, effectuée avec une extrême violence. C'est pour discipliner, plus que pour "former" ses recrues que les exercices sportifs furent institutionnalisés. Après la guerre civile, le sport s'est rapidement imposé comme un moyen d'encadrement et de contrôle très efficace, et sa relation avec l'activité militaire est restée très étroite. Militaires dans leur origine historique, les activités sportives l'étaient aussi dans leur pratique. Dans les pays communistes (mais pas seulement), les cours d'éducation physique prenaient des allures d'exercices militaires, avec appel, défilés, rangement par files, exercices normés.

L'organisation du sport s'inspire elle aussi des chaînes de commandement militaires. Les institutions sportives soviétiques formaient une grande pyramide de commandement, qui, après de premiers tâtonnements, va se mettre en place dans les années 30. Chaque sport, et aussi chaque type d'exercice ou de geste sportif se voyait attribuer, au niveau central, un ensemble de normes. Toutes les performances, même celles concernant "l'homme moyen" recevaient leur codification, leur insigne de distinction, les différentes pratiques sportives recevaient une catégorisation extrême, selon les âges (il y avait par exemple des directives précises pour le type d'exercice qu'un homme de 40 ans pouvait et même devait être en mesure de mener à bien)[3]. On mit en place des livrets qui suivaient ceux pratiquaient le sport, où ces normes devaient être consignées. Bien entendu, comme l'ensemble de pratiques de ce genre, ces minutieuses consignes données au centre étaient plus ou moins respectées en pratique, puisqu'en même temps que ce souci de contrôle extrême des plus infinis détails régnait dans la population l'indifférence et le cynisme à l'égard de telles pratiques.

Comme toute autre activité, le sport avait un étroit encadrement idéologique. De même que dans le cas du nazisme, les mouvements communistes de jeunesse ont été les relais de cette idéologisation du sport. Le komsomol a coordonné étroitement le sport de performance. Le sport représentait un moyen de mobilisation particulièrement efficace, de par sa nature cathartique, se prêtant particulièrement bien aux formes rituelles des grands spectacles totalitaires. Le sport était inévitablement intégré aux grandes fêtes patriotiques comme le 9 mai, la nature souvent collective du sport le prêtant naturellement à ce type d'usage.

Un travail comme un autre

Rien qui ressemble à l'art pour l'art dans la pratique soviétique du sport: le sport n'est pas chose gratuite. Alors que le sport se prétendait être une activité apolitique, universelle, les pays communistes se sont employés à rappeler avec insistance le caractère "politique" du sport, ce qui demandait de se démarquer systématiquement de ses usages occidentaux. Contre les pratiques bourgeoises confinant les sports à certaines classes, en faisant une activité pratiquée pour elle-même, l'URSS clame haut et fort le caractère utilitaire et "de masse" du sport communiste et ses millions de pratiquants. Dans un système où le travail était érigé en valeur suprême, toute activité humaine devait se plier à ce modèle du travail. Ainsi, le dépassement des records athlétiques est envisagé de la même façon que celle de la production, les sportifs de performance étant astreints aux mêmes engagements publics réitérés que les ouvriers-modèles des fabriques. Les sportifs se voyaient imposer d'interminables réunions censées expliquer la portée politique de leur activité -autre manifestation de ce double langage qui caractérisait les dictatures. Ce phénomène d'imitation des structures économiques par le sport n'est d'ailleurs pas réservé aux pays communistes.

Le sport devait donc imiter le principe de production, dans son organisation pyramidale comme dans son inspiration. Des groupes de sport sont mis en place dans toutes les fabriques. Les structures sportives, d'abord organisées selon les régions, furent rapidement rattachées aux différentes "unités de production". La plupart des "clubs" de l'Est étaient en effet associés à un métier, allant jusqu'à en porter le nom comme Lokomotiv, le club des cheminots. Même au plus haut niveau, les sportifs, contraints de s'autoproclamer "travailleurs", ne sont pas censés être des professionnels. La distinction entre amateur et professionnel est d'ailleurs volontairement très vague dans le sport soviétique. Bien sûr cette conception du sport comme travail ne manque pas de contradictions : contradiction entre la recherche de l'uniformité et l'idée de performance, la concurrence étant aussi impitoyable au sein des équipes des clubs de performance soviétiques que dans ceux occidentaux.

Les Etats communistes développent un discours hygiéniste, en y inscrivant la pratique sportive. C'est au service de cette conception qu'est mise en place la notion de "culture physique", devenue notion-phare, censée exprimer la nature communiste du sport, dans un refus de cantonner la culture au domaine intellectuel, ayant l'ambition de considérer l'homme dans son ensemble. Médecine, santé, diététique, sport sont ainsi associés pour définir une sorte de "pratique totale". Ainsi, le sport devenait un "loisir actif", invention qui visait à transformer en activité utile et surtout contrôlable, toute parcelle de vie susceptible d'échapper à la surveillance. Le sport devient aussi partie d'un conformisme appuyé par les émissions de télévision, les journaux, les recommandations médicales allant jusqu'à l'absurde. Tirant orgueil de son ouverture aux femmes, le sport a contribué à leur domination (la Chine, pays ou la participation féminine était particulièrement forte, illustre bien cet aspect du sport).

Les contradictions du sport

Néanmoins, construire un "sport communiste" représente un défi: la structure des clubs soviétiques copie celle des pays capitalistes, on y reprend les différents sports occidentaux, même ceux dont l'origine est nettement "bourgeoise" ou "aristocratique", comme le tennis.

Dans la société communiste, les idées de performance, de record n'allaient pas de soi, et la compétition menaçait de ressembler trop à la concurrence économique. Prêchant l'égalité de tous dans la pratique du sport et l'amateurisme -ainsi les sportifs étaient censés être des travailleurs ordinaires qui en dehors des heures de travail pratiquaient le sport - les pratiques sportives ont en réalité développé une recherche effrénée des performances et créé un système de concurrence à l'échelle du pays tout entier : des "spartakiades" des écoliers et jeunes couvrant le pays tout entier étaient censées détecter les jeunes talents.

Les emprunts, volontaires ou non, à l'idéologie fasciste sont nombreux dans le communisme: il ne faut pas s'étonner de ce qu'une partie des idées de perfectionnement de la race, d'exaltation de la violence physique ou un culte de la jeunesse ont trouvé leur place naturelle dans les idéologies des pays communistes. Les organisateurs des institutions sportives n'ont souvent eu qu'à se servir dans le répertoire ces pratiques déjà testées et éprouvées. L'amélioration de la race s'est métamorphosée en perfectionnement de l'"homme nouveau" ; le communisme était censé produire "un nouveau type humain, plus robuste et plus performant"[4].

Un amateurisme de façade, masquant des entraînements souvent impitoyables, une obsession de la santé qui trahissait une volonté de domination du corps, le sport n'a pas fini d'illustrer les contradictions du régime communiste. Instrument d'un contrôle du corps trouvant son origine dans les pratiques militaires, le sport tel qu'il était pratiqué ne pouvait pas être une pratique libératoire. Comme le montrent les témoignages des sportifs des pays de l'Est, un dédoublement était souvent nécessaire pour tenter de s'abstraire de l'idéologisation du sport pour tenter d'y trouver une forme d'accomplissement personnel.

 

 

[1] Le Monde, 17 septembre 1972.
[2] Voir par exemple Stefano Pivato, Les enjeux du sport, Casterman, 1994, lien.
[3] Pour un compte-rendu enthousiaste d'un entraîneur occidental "en visite" à l'égard de ces pratiques voir Adam, Yvon, Le sport dans la vie des soviétiques, Editions du Progrès, Moscou, 1979, lien.
[4] Lucian Boia, La mythologie scientifique du communisme, Les Belles Lettres, 2000, lien.

Par Alexandra NACU
Vignette : l'altérophile russe Vassili Alexeiev aux JO de Montral en 1976 (photo libre de droit, attribution non requise)