Le Tatarstan se construit-il avec ou contre les Russes ?

Depuis le début des années 90, les Tatars tentent de doter leur nation d'une autonomie politique et culturelle. Ce processus d'affirmation nationale se fait avant tout par opposition aux Russes, malgré la nécessité de les ménager.


Tatar devant sa voitureLa République du Tatarstan est située au centre du territoire de la Fédération de Russie, à quelque huit cents kilomètres de Moscou. Elle est peuplée à 48 % de Tatars (turcophones, en majorité musulmans) et à 43 % de personnes "ethniquement russes". Sa classe politique, en majorité composée de nationalistes tatars, entend se réapproprier une autonomie perdue depuis 1552, date de la prise de Kazan (actuelle capitale du Tatarstan) par les Russes. Les revendications politiques de la communauté tatare s'accompagnent en outre d'un mouvement d'affirmation culturelle et identitaire, les Russes étant accusés d'avoir tenté de détruire la culture tatare par la russification et la conversion à l'orthodoxie. Pourtant, tout en construisant toute leur autonomie nationale et leur identité culturelle autour de l'opposition aux Russes, les autorités du Tatarstan doivent prendre en compte les particularités géopolitiques et "ethniques" de leur République et par conséquent modérer leur discours anti-russe, pour lui préférer une idéologie officielle plus consensuelle.

S'imposer l'égal de la Russie

Forts d'une tradition d'indépendance dont ils font un étendard, les Tatars ont donné l'impulsion au mouvement de décentralisation en Russie. La présence russe au Tatarstan est vécue par la grande majorité des décideurs politiques tatars comme une survivance du colonialisme. Dès lors, le mouvement d'affirmation du Tatarstan n'est pas celui d'une simple région russe qui voudrait plus de responsabilités administratives, c'est aussi celui d'une communauté qui se veut nationale, et désire s'auto-administrer. Le 30 août 1990, le Conseil suprême de la République socialiste soviétique autonome (RSSA) tatare a proclamé la transformation du territoire qu'il administrait en "République Socialiste Soviétique" (RSS) tatare, et affirmé la souveraineté de cette nouvelle République. Cela faisait du Tatarstan la 16ème république de l'URSS.

Il peut sembler surprenant de voir le Tatarstan s'auto-proclamer RSS alors que l'Union soviétique était en pleine désagrégation. Ce nouveau statut était en réalité un progrès pour le Tatarstan, qui l'avait réclamé dans les années vingt. Il se l'était vu refuser en raison de sa place géographique au sein de la Russie, et était donc resté une simple "république autonome", avec des droits réduits en matière culturelle. Le 30 août 1990, la RSSA tatare prend donc son premier acte autonome et se met sur un pied d'égalité avec la Russie, qui n'est alors qu'une autre de ces Républiques membres de l'URSS.Le 26 décembre 1991, prenant acte de la chute de l'Union Soviétique, la RSS tatare est devenue simplement "République du Tatarstan" et a affirmé son entrée dans la CEI (Communauté des Etats indépendants). Le Tatarstan s'est ainsi présenté de nouveau comme l'égal juridique de la Russie. La volonté de "se démarquer du processus d'accession de la RSFSR à la souveraineté" conduit ensuite le pouvoir tatar à refuser "d'organiser le référendum 'sur l'instauration de l'institution du Président de la RSFSR'"[1], puis l'élection présidentielle russe de juin 1991, qui a donc été un échec au Tatarstan (36,7 % de participation).

En outre, dans le souci de toujours placer le Tatarstan sur un pied d'égalité avec la Russie, l'élection du président tatarstanais avait été prévue le même jour que l'élection russe. Poursuivant sa route vers l'autonomie, le 30 novembre 1992, le Tatarstan adopte sa nouvelle Constitution. Celle-ci précise qu'elle prévaut sur tout autre texte, donc sur la Constitution fédérale russe. En mars 1993, les autorités du Tatarstan refusent de signer le traité de la Fédération proposé par Moscou. Elles ne veulent en effet pas entendre parler d'un fédéralisme construit par le haut, qu'elles associent à un retour de l'impérialisme russe.Le "chemin vers la souveraineté" du Tatarstan a donc été tracé en grande partie en opposition à la Russie. Celle-ci sert aussi de contre-référence sur le plan culturel. Les décideurs politiques du Tatarstan, en cherchant à affirmer la culture tatare, l'ont en effet définie à l'aide de caractéristiques essentiellement non-russes. Parmi elles, la pratique de la langue tatare et de la religion musulmane.

La langue tatare contre la russification

Leur langue rattache les Tatars au monde turc (Asie Centrale, Turquie, Azerbaïdjan), donc aux "pays frères", ayant la même "origine" ethnique et culturelle. C'est un élément essentiel de différenciation par rapport aux Russes, "classés" parmi les Slaves. Au cours du mouvement d'affirmation culturelle, la langue a donc joué un rôle important. Dans la Constitution de 1992, le tatar a été promu au statut de langue d'Etat, au même titre que le russe. Depuis 1993, une politique d'affirmation systématique de la langue tatare a été engagée. Elle se traduit notamment par un encouragement à la création d'écoles tatares et par l'obligation du bilinguisme dans les écoles. En 1999, une réforme de l'alphabet tatar devrait être mise en oeuvre. La graphie cyrillique, imposée en 1939, sera abandonné pour l'alphabet latin. D'après certains hommes politiques tatars, cette décision n'est pas dictée par des considérations politiques, mais plutôt linguistiques. Le choix de l'écriture latine rattache cependant le Tatarstan à la fois à ses "frères"[2] et à l'Occident. Il est aussi un divorce à la fois symbolique et réel d'avec les Russes.

L'invention de "l'euro-islam"

L'islam est un second élément qui fonde la différence des Tatars par rapport aux Russes, et il est donc lui aussi porteur d'une lourde charge symbolique. Officiellement, la conversion à l'islam des ancêtres des Tatars, les Bulgares de la Volga, remonte à 922 ap. J.-C., c'est-à-dire à une date antérieure à celle de la conversion des Russes à l'orthodoxie (ce qui est souvent rappelé par les nationalistes). La défense de l'islam n'est pas un thème politique très porteur; par contre, la liberté de culte est affirmée par la Constitution, et si l'Etat se veut neutre, il s'engage pourtant régulièrement en faveur de la religion musulmane. Il promeut en effet l'idée qu'elle a profondément influencé la culture tatare et l'a sauvegardée de l'assimilation aux Russes.

Au Tatarstan, le programme scolaire officiel des enfants tatars comprend depuis cinq ans un enseignement de l'histoire de l'islam. Une université islamique a ouvert en 1999 à Kazan, avec pour objectif, d'après Rafaël Hakimov, d'enseigner la tradition moderniste de l'islam telle qu'elle a été développée notamment par les djadids[3], en majorité des Tatars, à la fin du XIXème siècle. Ce conseiller du Président souligne que les Tatars pratiquent un islam qu'il qualifie "d'euro-islam" et qu'il décrit comme un islam modéré, en accord avec la science et les idées libérales et individualistes.

"Pacte" russo-tatar

Le pouvoir et la culture russes, s'ils sont l'objet d'un rejet global de la part des autorités tatares, n'entraînent cependant pas celles-ci vers un trop grand radicalisme. La Russie reste le "centre" et le Tatarstan ne peut pas pour l'instant s'en détacher ; en outre, les Russes composent presque la moitié de sa population. Que ce soit par obligation ou par conviction, les autorités tatarstanaises s'appliquent, en tout cas aujourd'hui, à tenter d'assurer la survie de leur république autonome et multiethnique par la négociation et une politique d'équilibre.Pour éviter que la confrontation avec la Russie ne devienne ouverte, il fallait légaliser la situation acquise par le Tatarstan par auto-proclamations.

Ainsi le 15 février 1994 a été conclu le "traité" russo-tatarstanais, pacte sur la délimitation des pouvoirs respectifs de la Fédération de Russie et du Tatarstan. Il affirme notamment la souveraineté du Tatarstan et son statut de sujet du droit international. Il a été complété par une série d'accords (signés depuis 1992) concernant des domaines bien particuliers, comme le commerce extérieur, la politique douanière, bancaire, militaire... Ce traité, le premier signé par Moscou avec une des républiques de la Fédération, est aussi celui qui donne le plus de pouvoirs à l'une de ces républiques.

D'après des sondages réalisés pendant l'été 1994[4] au Tatarstan, ce pacte a été perçu positivement chez les personnes "ethniquement Russes" par 68 % des citadins et 59 % des ruraux. Il a en effet rassuré ceux qui étaient inquiets de la tournure que prenait le mouvement d'affirmation du Tatarstan face à Moscou et qui craignaient une confrontation ouverte avec la Russie. Par contre dans la communauté tatare de la République, ce pacte a été approuvé par 57 % des citadins et seulement 39% des ruraux, qui restent plus attachés que les urbains à leurs traditions culturelles et sont donc plus hostiles à toute concession faite aux Russes.Cependant, la politique culturelle du pouvoir a permis de réduire l'audience des plus fervents nationalistes tatars, qui s'est écroulée après avoir atteint son plus haut niveau en 1992. D'autre part, tout en menant une politique de réaffirmation culturelle, le pouvoir a toujours insisté sur sa neutralité entre Tatars et Russes, musulmans et orthodoxes, afin de maintenir des relations paisibles entre les différentes communautés qui composent la République. Il s'efforce de promouvoir l'égalité des deux cultures, par exemple en autorisant la construction d'une mosquée dans le Kremlin à la condition qu'elle ne soit pas plus haute que la cathédrale qui y est déjà.

Une démocratie de façade

Reste cependant à comprendre dans quelle mesure la politique d'équilibre du gouvernement, et non sa main de fer, garantit la paix civile au Tatarstan. John Löwenhardt, directeur-adjoint de l'Institut des Etudes russes et Est-européennes de l'Université de Glasgow, souligne l'omniprésence de l'appareil présidentiel dans la République. C'est le président qui nomme tous les chefs des administrations des districts et villes de la République.[5]

Presque tous ces chefs de l'administration locale sont aussi membres du Parlement tatar, le "Conseil d'Etat". Ils représentent à eux tous 40% du nombre total de parlementaires (130 depuis 1994). D'autre part, le Président se targue d'avoir été réélu en mars 1996 avec 97,2 % des voix, mais il était le seul candidat, les autres prétendants ayant fait l'objet d'intimidations. Aussi, lorsque les autorités de la République insistent sur l'importance que revêt la démocratie pour le Tatarstan, pensent-elles sans doute que c'est à la Russie seule d'être démocratique. Une Russie démocratique est en effet synonyme d'un Tatarstan autonome, dont les droits sont garantis. Au contraire, l'introduction de "trop" de démocratie au Tatarstan pourrait remettre en cause les positions acquises des hommes politiques. Enfin, l'équité affichée par le gouvernement envers les différentes communautés n'est pas respectée pour ce qui est des structures d'Etat. L'appareil politique du Tatarstan est presque entièrement composé de Tatars. Les personnes "ethniquement russes" sont aujourd'hui 31 sur 130 au Parlement, alors qu'elles étaient 113 sur 250 jusqu'à 1995.[6] Seuls 20 % des chefs de l'administration des districts et villes étaient "ethniquement russes" en 1995.[7] Culture tatarstanaise contre russification, autonomie du Tatarstan contre impérialisme russe...

La construction du Tatarstan depuis la chute de l'URSS se fait essentiellement en relation et en opposition avec l'incontournable Russie. Certains hommes politiques tatars, tentant d'échapper à cet alter ego, voient l'avenir de leur République lié à son intégration dans l'Europe des régions. Cette perspective reste cependant très lointaine et la priorité des autorités tatarstanaises est aujourd'hui de garantir leur autonomie culturelle et politique. La réalisation de ce projet dépendra de la capacité du Tatarstan à réconcilier sa traditionnelle et inévitable confrontation avec la Russie et les deux exigences que sont le maintien de relations pacifiques avec Moscou et l'idéal d'harmonie intercommunautaire.

Photo : © Caroline MORANGE

[1] Jean-Robert Raviot, "Le Tatarstan, une spécificité républicaine?", Nouveaux Mondes, n°7, hiver 1997, p. 1993-220. p.204.
[2] La Turquie a un alphabet latin depuis le début du XX° siècle. D'après Rafaël Hakimov, "les autres pays de langue turcique ont déjà opté pour l'écriture en lettres latines, sauf le Kazakhstan et le Kirghizistan qui hésitent encore."
[3] De l'arabe; signifie réforme.
[4] R. N. Musina, "La République du Tatarstan: relations interethniques, ethnicité et administration" ("Respublika Tatarstan: Mejetniceskie otnosenia, etnicnost' u gosudarstvennost'"), Suvernitet i etniceskoe samosoznanie - ideologia i praktika, Moscou, 1996, p. 164.
[5] John Löwenhardt, "Les élections présidentielles de 1996 au Tatarstan" ("The 1996 Presidential Elections in Tatarstan"), Journal of Communist Studies and Transition Politics, mars 1997, vol.13, n°1 p. 132 à 144.
[6] Jean-Robert Raviot, op. cité, p. 213.
[7] John Löwenhardt, op. cité, p. 133.

Zia Kamalov : un Tatar résistant 
En 1943, Zia Kamalov, alors soldat soviétique, est fait prisonnier par les nazis et déporté en France. Peu après son arrivée, il s'enfuit de son camp avec l'aide de maquisards et entre dans les fameux " maquis rouges ", internationaux, qui luttent dans l'ombre pour libérer la France. Nommé sous-lieutenant puis capitaine en 1944, il se souvient avec fierté : " Je parlais avec mes compagnons de combat dans toutes les langues imaginables, mais je commandais en français. " Il participe à la libération de la France en 1944, puis rentre dans son pays. Démobilisé en 1946, il est questionné par les services secrets, puis convaincu d'espionnage et envoyé au camp de Kolyma pour 20 ans. Il est libéré en 1955, mais sa réhabilitation n'intervient qu'en 1991. Il reste jusqu'à cette date un " ennemi du peuple ". Cela vaudra à sa femme, Zina, de perdre son travail. Lors de la visite d'Alain Juppé (alors Premier ministre) à Kazan en 1994, il a été décoré de la Croix du Combattant et reçoit depuis 1997 une pension de la France, qui s'est enfin souvenue de ces résistants venus de si loin.